L’article de Sheldon Shreter que vous trouverez ci-dessous est une réponse à un éditorial du Jerusalem Post du 5 mai 2010 écrit par Caroline Glick, qui représente assez bien la position de la droite dure israélienne. Dans cet éditorial, C. Glick rend compte d’un certain nombre d’incidents sur des campus d’universités américaines, par exemple des protestations contre l’invitation à l’Université Brandeis de l’ambassadeur israélien à Washington, Michael Oren. A son avis « l’atmosphère affligeante anti-israélienne sur les campus a rendu la vie très difficile et souvent effrayante pour les étudiants juifs. »
Elle déplore la « faiblesse » des réactions de la communauté juive face à ces incidents et conclut « Défendre Israël contre ses ennemis n’est pas une question de liberté de parole, c’est la question du bien contre le mal ». S. Shreter, juif d’origine américaine qui a émigré en Israël dans les années 1970, estime quant à lui que le blâme n’est pas à imputer entièrement aux autres, et qu’Israël devrait aussi balayer devant sa porte. Cet article met en évidence les critiques que l’on commence à entendre en Israël sur les implantations. Il n’est pas étranger au débat actuel initié par l’appel Jcall.

[http://www.jpost.com/Home/Article.aspx?id=176022]

Traduction : Michel Le Bellac pour La Paix Maintenant

La « faiblesse » de la résistance des leaders juifs et des étudiants américains face aux attaques visant Israël ne peut pas être attribuée à leur aveuglement moral. S’il faut y trouver une raison, elle réside dans notre aveuglement moral ici-même.

L’argument de la morale du sionisme est crucial. Que cela nous fasse plaisir ou non, Israël dépend pour sa survie de l’opinion publique des pays démocratiques du monde entier, et cette opinion est largement influencée par les exigences morales de notre position et par sa clarté. Quand la morale est ramenée à une compétition pour désigner le peuple le plus à même de revendiquer le statut de victime, ce sont les Palestiniens qui l’emportent.

Le sionisme a un problème de fond : la Palestine n’était pas une « terre sans peuple ». Peu importe que sa population ait été aussi limitée et opprimée, qu’elle ait été dépourvue de conscience nationale, ni qu’elle ait largement bénéficié du développement sioniste qui a même attiré des immigrants arabes des régions voisines. Notre cas ne s’améliore pas lorsque nous pointons du doigt le degré de corruption des dirigeants arabes qui soutenaient les nazis, ou lorsque nous soulignons combien Israël a servi de prétexte aux élites arabes pour dissimuler des vérités sordides sur leurs propres sociétés.

Rien de cela ne change le schéma de principe: ils (ou au moins une partie d’entre eux) étaient là, puis nous sommes arrivés et nous nous sommes développés, ensuite il y a eu un conflit que nous avons gagné et qu’ils ont perdu, et depuis ils sont devenus des réfugiés permanents, tandis que nous avons construit un pays moderne et puissant. Mesuré au « victimomètre », les Palestiniens nous battent à plate couture.

Est-ce que ce qui précède est une simplification et une distorsion grossière et malveillante de ce qui s’est passé ici? Bien sûr que oui.
Mais nous nous mentons à nous mêmes lorsque nous ignorons que bien des gens de bonne volonté de par le monde, n’ayant pas une inclination particulière contre les Juifs ou Israël, le voient exactement de cette façon. Et nous voilons la réalité en niant combien la construction des implantations (**) juives dans les territoires occupés par Israël depuis 1967 a ajouté de la crédibilité et de la force à cette description.

Caroline Glick a raison de soulever la dimension morale dans son récent éditorial du Jerusalem Post (« Notre monde : un aveuglement moral commode », 5 mai 2010). Contrairement à Glick, je n’attribue pas à leur aveuglement moral la faiblesse de la résistance des leaders juifs américains et des étudiants des universités face aux attaques visant à délégitimer Israël. S’il faut trouver une raison, elle réside dans notre aveuglement moral ici-même.

Durant le premier quart de siècle de son existence, Israël s’est placé à un niveau très élevé sur le terrain des valeurs morales dans la lutte pour sa survie. L’Etat fut créé par un consensus international fugace après la seconde guerre mondiale, et il a donné une réponse aux circonstances extraordinaires rencontrées par le peuple juif, incluant de nombreux survivants de l’holocauste qui n’avaient littéralement aucun autre endroit où aller. On a représenté de façon plausible l’attitude des Arabes comme un rejet violent et réactionnaire, cynique en ce qui concerne les besoins des Palestiniens et de leurs propres populations, et uniquement préoccupés par l’éradication d’Israël.
L’image d’Israël était celle d’une démocratie vaillante et assiégée, obligée périodiquement de se battre et de gagner pour assurer sa propre légitime défense.

Les attaques contre Israël sur les campus occidentaux furent nombreuses après 1967, mais elles furent efficacement contrées par un mouvement étudiant juif robuste dans cette période d’activisme et d’engagement.
La confiance dans la justesse de la cause était une puissante motivation pour cette génération. Certains de ces étudiants, et j’en fais partie, finirent par vivre ici. Qu’est qui a donc changé depuis?

Le changement singulier le plus important, à mon avis, est le développement continu des implantations juives dans les territoires occupés. Bien sûr il y eut aussi d’autres changements, comme le mûrissement d’Israël et son succès économique, la perte de l’idéalisme de ses pères fondateurs, le matérialisme et l’individualisme croissant de ses résidents, la corruption grandissante de son système politique, la montée en puissance des partis religieux – mais rien de cela n’est aussi critique que les implantations.

On a justifié de diverses façons la rationalité de ces implantations

 sécurité, religion, légalité – mais aucune de ces justifications n’a reçu d’approbation sérieuse en dehors d’Israël, ou même chez la plupart des Israéliens. L’acceptation de principe par le gouvernement actuel d’une solution à deux états vaut avertissement sans frais (***) pour la plupart des implantations en Cisjordanie. En effet, cette acceptation exprime le consensus national en faveur d’une séparation d’avec les Palestiniens, mais à une condition cruciale : la négociation de garanties de sécurité raisonnables.

Le temps passant, la croissance vigoureuse des implantations au cours de ces 35 dernières années a eu une conséquence évidente : l’abandon du niveau élevé de nos valeurs morales aux Palestiniens. Le spectacle d’Israéliens s’installant en Cisjordanie, souvent au prix de l’expropriation et de l’éviction agressives de Palestiniens de leurs plantations d’oliviers et de leurs maisons, de la construction de barrières de sécurité et de routes réservées aux Juifs, tout en ignorant les protestations des gouvernements occidentaux qui demandaient de mettre un terme à ces pratiques. Tout cela ne fait que confirmer le narratif des Palestiniens d’un mouvement expansionniste et colonialiste, dont l’objectif véritable a toujours été la dépossession et le vol de la terre, et rend la vie facile à ceux dont l’objectif est de discréditer et de tourner en ridicule le narratif sioniste.

Il est possible que certains avocats un peu moins délicats des implantations affirment que le prix vaut la peine d’être payé et que la réalisation du Grand Israël prime sur toutes les considérations tactiques. Mais la majorité d’entre eux se défilent devant cette rhétorique brutale, et préfèrent développer des arguments spécieux qui n’impressionnent personne en dehors de leurs propres zélotes, en invoquant le statut indéterminé des territoires, les droits religieux juifs d’accès aux sites sacrés ou la signification sécuritaire des implantations, qui de mon point de vue sont plutôt un passif sécuritaire qu’un actif. Et certains se retranchent derrière un scénario étonnamment simpliste de la lutte du « bien » (les Juifs) contre le « mal » (les Palestiniens), et quiconque refusant d’avaler cette histoire est accusé de dépravation et d’aveuglement moral.

Cette argumentation ne fonctionne pas : elle est souvent assimilée à des pleurnicheries dépourvues de sincérité, et du coup elle fait long feu. Oui, Israël est souvent confronté à des doubles standards, à des rapports déloyaux, à l’hypocrisie nauséabonde et à l’antisémitisme explicite, mais personne n’y fait attention, car le manteau de la victime a été transmis depuis longtemps de nous-mêmes aux Palestiniens.
Vous ne pouvez pas tirer un argument indiscutable du fait que vous vous sentez menacés alors que vous possédez l’armée la plus puissante de la région. La prolongation de l’occupation d’un autre peuple, quelles que puissent être les circonstances, ne peut pas élever votre stature morale.

Tout cela nous fait mal. Nous savons tous que nos pires ennemis ne se satisferaient pas du retrait de notre dernière implantation, mais ce ne sont pas eux qui nous importent. Nous argumentons en faveur de la légitime défense d’Israël quand cela compte politiquement auprès des nations démocratiques du monde. Mais nous ne pouvons convaincre personne de notre droit d’annexer la Cisjordanie et d’en expulser ses habitants arabes, et c’est précisément l’impression que notre réseau d’implantations donne à la plupart des gens. Quand nous confondons notre position de légitime défense et notre politique des implantations, le résultat net est d’affaiblir le soutien international à la première, et du coup nous sapons sérieusement nos intérêts nationaux les plus critiques.

Un péché mortel impardonnable est commis par les pragmatistes qui se
font les avocats d’un renforcement des implantations, afin de les promouvoir comme objets de marchandage dans une négociation future avec des Palestiniens plus raisonnables. Le problème réside alors dans tous ces colons qui refusent d’être des pions sur l’échiquier et qui auront recours à la violence si on les défie. Ceci accroît de façon criminelle la probabilité que le sang coule entre Juifs sur la question des implantations.

Abandonner le terrain des valeurs morales nous a littéralement démoralisés, conduisant plusieurs de nos intellectuels dans le post-sionisme, nos enfants dans l’apathie, notre société dans l’échappatoire sans objectif du consumérisme et nos avocats d’outre-mer dans l’hésitation et l’ambiguïté.

Pour nous, les valeurs morales ne sont pas un luxe, mais une nécessité
: C’est l’héritage que nos ancêtres ont imprimé sur nous. L’objet du sionisme fut de mettre fin à notre statut de victime, et de soumettre nos valeurs morales juives au test du monde réel de la construction d’une société juste. La folie messianique qui sous-tend les implantations nous a dangereusement détournés de notre chemin véritable. Il est urgent de nous redresser et de négocier notre retrait des implantations avant qu’il ne soit trop tard, si ce n’est pas déjà le cas comme le disent certains.

[(*) Titre original: « Our morality is a necessity, not a luxury »]
[(**) « settlement », souvent traduit par « colonie »]
[(***) Le texte original contient la référence biblique « writing on the wall »]