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Ha’aretz, 31 mars 2006

Trad. : Gérard Eizenberg pour La Paix Maintenant


Ma première rencontre avec Lucy Nusseibeh a eu lieu à l’hôtel American Colony, à Jérusalem Est, le jour des élections législatives palestiniennes. L’hôtel était vide, car la plupart des clients étaient sur le terrain, en train de couvrir les élections [[L’hôtel American Colony de Jérusalem Est est l’une des résidences favorites des correspondants étrangers qui couvrent les événements en Israël et dans les territoires palestiniens.]]. Elle paraissait optimiste. Comme de nombreuses autres militantes palestiniennes, elle pensait que les électeurs reprendraient leurs esprits au dernier moment et voteraient pour le Fatah.

Notre deuxième entretien s’est déroulé après les élections. Oui, elle était assommée par la victoire du Hamas, et non, elle ne pensait pas que « cette organisation avait tant de soutien sur le terrain ». Mais ceux qui prennent un malin plaisir au malheur des Palestiniens modérés comme Lucy Nusseibeh face au bouleversement qu’a connu l’Autorité palestinienne ne trouveront pas chez elle ce qu’ils recherchent. Elle évolue, pense et parle dans un monde où rien n’est complètement blanc ni complètement noir, et c’est la raison pour laquelle elle pense que la victoire du Hamas pourrait bien être aussi positive que négative. En tout cas, sur une question, Lucy Nusseibeh n’a aucun doute : « Les Palestiniens en ont assez de la violence », dit-elle. « Plus qu’à quoi que ce soit d’autre, ils aspirent à une vie normale. »

Lucy Nusseibeh est l’épouse de Sari Nusseibeh, ancien ministre de l’Autorité palestinienne pour les affaires de Jérusalem, et initiateur avec Ami Ayalon de « La Voix des Peuples ». Elle est la fondatrice de l’organisation MEND (Middle East Nonviolence and Democracy) qui, outre la non-violence, milite pour les droits des femmes et des enfants.

L’histoire de sa vie est loin d’être banale. Elle est née dans une famille d’intellectuels britanniques, et a décidé de se convertir à l’islam et de s’installer ici. Son père, le célèbre philosophe britannique J.L. Austin, enseignait à l’université d’Oxford, où Lucy passa son enfance et son adolescence. Il n’y avait dans sa famille aucune attraction particulière pour le Moyen-Orient, dit-elle, mais la porte était toujours ouverte aux visiteurs d’autres pays et d’autres cultures. Parmi ces visiteurs, il y avait Isaiah Berlin et l’historien palestinien Walid Khalidi.

Après une licence à Oxford (philosophie, histoire et littérature médiévale), Lucy Nusseibeh obtint une maîtrise à Harvard, en études du Moyen-Orient. Lucy rencontra Sari Nusseibeh à Oxford, en 1970, et ils tombèrent amoureux. En 1973, elle épousa Sari, se convertit à l’islam et s’installa à Jérusalem Est.

 Ha’aretz : Vous auriez pu continuer à vivre dans un pays riche, à mener un carrière à Oxford et, en tant que femme, à bénéficier de bien plus grandes occasions. Pourtant, vous avez choisi de vous convertir à l’islam et de vivre à Jérusalem Est.

 Lucy Nusseibeh : « Je suis venue ici parce que je suis tombée amoureuse de Sari. Si je me suis convertie, ce n’était pas parce j’y étais obligée, mais parce que j’ai jugé que c’était la chose à faire sur le plan social. »

 Q. : Vous saviez que le statut de la femme dans le monde musulman est pour le moins problématique.

 L.N. : « Peut-être est-ce la famille de mon mari, mais je n’ai jamais trouvé que cela posait un problème. On ne m’a jamais forcée à m’habiller ou à me comporter de telle ou telle manière. Quand je travaillais à [l’université de] Bir Zeit, je n’ai pas remarqué que les femmes était traitées sur un moindre pied d’égalité qu’à Harvard. Je ne nie pas que les femmes musulmanes connaissent de grandes difficultés – les femmes occidentales aussi – mais pour moi personnellement, cela n’a jamais été un problème. »

En 1998, Lucy Nusseibeh a fondé MEND. « Avec cette association, j’ai voulu me consacrer à un certain nombre de choses. D’abord, j’ai pensé que pour parvenir à une paix durable dans la région, il fallait faire de la non-violence une manière de vivre, et aussi faire savoir aux gens que cette manière de vivre existe. Il est important que cela vienne de l’intérieur de la société palestinienne, de l’école et de la famille. J’avais le sentiment que cela finirait par rejaillir sur les relations entre l’Autorité palestinienne et Israël. »

Au début, l’association s’est concentrée sur la prévention de la violence dans les écoles, puis avec les années, ses membres ont conçu des ateliers qui proposaient des formes d’action non-violente. Plusieurs centaines d’enfants de Cisjordanie participent aujourd’hui à des ateliers et à des projets de MEND, à l’école ou à l’extérieur, et des milliers d’autres regardent à la télévision les coproductions MEND – « Rue Sésame » dont l’objectif est d’éduquer au respect mutuel et à la tolérance.

MEND a également une action en direction des femmes palestiniennes. Peu de temps après sa création, l’association a mis en oeuvre son projet « Choisir son Avenir » dans des écoles pour filles. « L’idée était d’encourager les filles à choisir leur avenir par elles-mêmes », dit Lucy Nusseibeh. « Ne pas quitter l’école et se marier jeunes, à 14 ou 15 ans comme dans certains endroits. Nous avons utilisé des programmes éducatifs qui traitaient de questions comme la reproduction et le sexe, et nous les avons appliqués dans les écoles. De plus, nous avons encouragé les filles à s’engager dans des travaux de volontariat, car nous estimions qu’ainsi, elles feraient la preuve de leur force. Dans une école, située dans un village très traditionaliste nommé Silwad, entre Naplouse et Ramallah, les filles entre 14 et 15 ans ont pris l’initiative de créer un dispensaire au village. Ce sont elles qui se sont débrouillées pour faire venir les médecins, les infirmières et les médicaments. »

« Les Israéliens sont nourris d’images qui montrent des Palestiniens violents », dit-elle, « mais j’ai des dizaines d’histoires qui prouvent le contraire. Par exemple, après le premier atelier dans le camp de réfugiés de Qalandiya, les gamins ont dit : ‘excusez-nous, madame, il est 12h 30, c’est l’heure d’aller jeter des pierres’. Au deuxième atelier, leur intérêt pour le lancer de pierres a diminué, et au troisième, ils sont restés avec nous parce que ce que nous faisions les intéressait bien davantage. »

MEND croit au pouvoir des moyens modernes de communication : ateliers de communication, production par des jeunes d’émissions de radio et de télévision, ateliers de photographie et de montage vidéo. Les films « La Mort d’un Rêve », qui raconte l’histoire de Fatima Moussa qui fit une fausse couche à un check point, ou « La Détermination d’une Femme », qui traite du combat de l’avocate Nawal Fatoun qui a réussi à faire son droit malgré l’opposition de sa famille, sont des productions de ces ateliers vidéo. Ces films, dont la qualité est du niveau des reportages télévisés, ont été produits avec l’aide de l’UNIFEM, un fonds des Nations Unies, et ils ont été filmés et produits par huit participants à l’un ateliers de MEND.

La manière dont MEND fait sa promotion reflète elle aussi cette foi dans la communication moderne. Lucy Nusseibeh montre une affiche en arabe qui cite pas moins de 198 manières non-violentes de combattre l’occupation. Le design de l’affiche est occidental, loin des affiches vociférantes du Hamas. Sous la liste, il y a le dessin d’un demie orange, symbole d’un tout qui est la somme de toutes ses parties, et à côté, le slogan de l’association : « On est plus malin sans violence ».

 Q. : Il est plus facile pour vous et pour votre mari, qui faites partie de la bourgeoisie palestinienne éduquée, de parler de non-violence. La jeune génération pauvre des camps de réfugiés a-t-elle le moyen de choisir cette voie?

 L.N. : « D’abord, les gens qui travaillent avec MEND sont des militants de la non-violence dans leurs communautés, ce ne sont pas des bourgeois mais des gens qui travaillent avec les enfants des camps de réfugiés d’égal à égal. Ensuite, les Palestiniens en ont de plus en plus assez de la violence, et la haine des Israéliens n’est pas une drogue qui les motive. Nos participants aux groupes de jeunes, à Hebron, Tulkarem, Qalqiliya, Naplouse et Bethléem, des jeunes gens qui vivent dans les pires conditions, qui n’ont pas de liberté de mouvement et qui risquent leur vie, font d’abord preuve d’intérêt et non d’hostilité envers vous (les Israéliens). Ils ont un tas de questions, comment vous vivez, vos enfants, ceux qui ont leur âge, etc. Enfin, de la même façon que nous essayons de présenter des voies non-violentes à la société palestinienne, nous essayons aussi de combattre le stéréotype du Palestinien violent. Non pas seulement parce que ce n’est pas honnête, mais aussi parce que ce stéréotype augmente la peur vis-à-vis des Palestiniens, peur qui alimente encore le conflit. »

Dans une lettre à Lucy Nusseibeh, Nour el-Din Shehadeh [ce dirigeant palestinien a signé en avril 2004, avec une soixantaine d’autres dirigeants et intellectuels, un appel à la non-violence que nous avions publié : [ ]], qui coordonne les activités de MEND à Tulkarem, raconte comment l’association a changé sa vie : « La force excessive qu’exerce l’occupation israélienne contre le peuple palestinien, combinée au fait que je suis né sous l’occupation, m’a poussé à choisir la voie de la violence. J’ai été l’un des dirigeants les plus en vue de la première Intifada. Cela a renforcé chez moi une tendance à la violence, qui s’exprimait aussi dans les relations que j’entretenais avec mes proches. »

« Pendant la deuxième Intifada, qui a été bien plus violente encore, j’ai découvert MEND. C’était en 2002, et à cette époque, je ne croyais pas à la lutte non-violente. Je me suis inscrit à un cours de modération de groupes de l’association. Je me souviens que je me disputais sans fin avec le modérateur, mais à mesure que le temps a passé, j’ai commencé à comprendre ce qu’était l’action non-violente, et j’ai été convaincu que je m’étais trompé. Je sais aujourd’hui que les Palestiniens doivent trouver de nouvelles formes de lutte, surtout quand on pense que nous avons perdu 40 ans dans la violence sans aucun résultat. La tactique de violence de la révolution palestinienne a fait de nous des gens violents de l’intérieur, et cette violence intérieure est une menace pour l’Etat démocratique que nous voulons bâtir. Je pense que la lutte non-violente nous aidera à mieux comprendre nos aspirations, à la fois en tant que personnes et en tant que peuple. »

 Q. : Les Palestiniens auraient-ils pu mieux pénétrer dans la conscience des Israéliens par la non-violence?

 L.N. : « Je pense que la première Intifada a été essentiellement non-violente. Il y a eu des manifestations de masse, des grèves d’impôt, des distributions de tracts. Elle a montré l’unité des Palestiniens et leur capacité à s’organiser et à protester. Pour nous, la violence de la deuxième Intifada a été un grand pas en arrière. »

 Q. : Pourtant, de nombreux Israéliens de gauche, et des gens partout dans le monde, vous rétorqueraient que soudain, avec ces pierres qui étaient lancées, les Palestiniens sont devenus un fait vivant.

 L.N. : « Est-il impossible de penser aux Palestiniens comme à un peuple vivant, fier et brave, sans qu’ils lancent pas des pierres ou sans qu’ils commettent des attentats terroristes? J’ai peur qu’aujourd’hui, les Palestiniens soient perçus comme un peuple violent, et rien de plus. »

 Q. : Bien entendu, la victoire du Hamas a encore contribué à ternir cette image.

 L.N. : « Peut-être, mais si les Palestiniens ont porté le Hamas au pouvoir, c’est parce qu’ils ont été déçus par la direction du Fatah. Ils n’ont pas voté pour l’Iran. La plupart ne sont pas intéressés par le modèle iranien. De même, les femmes n’ont pas voté pour le Hamas pour voir leur statut régresser. Pour l’instant, l’avenir est toujours ouvert. »

Au cours de mon dernier entretien avec Lucy Nusseibeh, elle m’a raconté qu’un militant de MEND à Tulkarem avait reçu un coup de téléphone de la part de certains membres du Hamas qui souhaitaient coopérer avec l’association dans la ville. « Vous voyez, tout n’est pas noir », dit-elle. Quand je lui répond que tout n’est pas blanc non plus, elle rit, puis elle soupire, comme si elle avait affaire à un élève particulièrement lent. « Connaissez-vous quelqu’un qui soit tout blanc? », répond-elle. ?