article paru dans Libération le 4 janvier 2002

Comment expliquer à David

par Philippe Gumplowicz, Marc Lefèvre, Pierre-André Taguieff


COMMENT EXPLIQUER A DAVID?

Le vendredi 04 janvier 2002

C’est un enfant de 12 ans, le fils d’un des signataires de cet article. David est eleve dans une famille juive, laique, de gauche, ou l’attachement pour Israel s’inscrit dans le cadre des principes de Liberte, d’Egalite et de Fraternite. Dans la cour de l’ecole, au football, ses copains sont beurs.Mais certains d’entre eux l’ont menace et insulte («vous les Juifs, vous tuez les enfants arabes palestiniens»). Et ses parents ont du alerter une institution scolaire aveugle ou angelique sur un amalgame devenu habituel dans les cours de recreation entre «beurs-palestiniens» et«juifs-israeliens». David voit la mort au Proche-Orient tous les jours a la télévision. Il écoute, essaye de comprendre, s’exprime. Il ressent les
souffrances du peuple palestinien et l’horreur criminelle des attentats-suicides qui frappent des Israeliens au hasard.

Et il repete ce que martele la majorite des medias français: les attentats
palestiniens sont condamnables, mais ils répondent aux implantations dans
les territoires occupes depuis 1967. Comment expliquer à David que, si
l’evacuation des implantations israeliennes avait ete l’objectif politique
des Palestiniens, il aurait deja ete atteint, via les negociations de Camp David et de Taba? Ehud Barak avait fait tomber les tabous qui aveuglaient la population israelienne: le mythe de Jérusalem unifiee, le mythe de la perpetuation de cette politique d’implantation. Un sondage a chaud, realise en Israel au lendemain du week-end d’attentats le plus meurtrier depuis 1996, indique qu’un tiers des sondes est encore favorable à l’etablissement d’un dialogue politique sans prealable avec les Palestiniens, allant ainsi bien au-dela des positions de leur gouvernement d’union nationale. A l’exception notable d’une fraction extremiste, chaque Israelien n’aspire aujourd’hui qu’a une chose: qu’un Etat palestinien lui fiche, une bonne fois pour toutes, la paix. Et personne ne danse, dans les rues de Tel-Aviv, a l’annonce de la mort d’un Palestinien.

Oui, mais… Il y a la repression israelienne. Comment expliquer a un enfant de 12 ans, eduque dans les principes d’une justice republicaine egale pour tous, qu’attenter aveuglement a la vie d’adolescents qui ont envie de vivre et de s’amuser ou a celle de travailleurs qui se deplacent en autobus parce qu’ils n’ont pas les moyens de se deplacer en voiture individuelle, ce n’est pas la meme chose que s’attacher a eliminer des assassins recidivistes, organisateurs d’attentats? Mais ces assassinats cibles alimentent les attentats, dit encore David. Que faire? Ne pas repliquer? Aucun Etat, aucune civilisation n’y survivrait.

Mais un enfant souhaite voir designer des responsables et des innocents. Les
responsables? Ceux qui, du côté israelien ont mene une politique
d’implantation antinomique avec les principes de justice sur lesquels l’Etat
juif a établi, il y a plus de cinquante ans, sa declaration d’indépendance.
Responsabilite largement partagee : Yasser Arafat a torpille les negociations du processus de paix qui auraient permis de sortir de cette situation. Les innocents? C’est cet enfant palestinien ne dans un camp de refugies a qui n’est offert aucun espoir d’epanouissement personnel et collectif. Mais etre victime d’un etat de fait ouvre-t-il a un droit de revanche infinie? Face à des terroristes qui tuent au hasard, on se sent presque gene de rappeler qu’aucun Armenien ne s’est fait exploser a Ankara, pas plus qu’un rescape de la Shoah n’est alle faire sauter une voiture
bourree d’explosifs sur ce qu’il restait du Reichstag.

Il faut donc expliquera ce fils de 12 ans que le fort et le faible ne sont pas ceux qu’on pense. Par son armee et sa technologie, Israel donne l’apparence de la force. Mais voila : un Israélien qui s’affole des que son enfant prend la direction d’une ecole, se sent faible, menace dans sa chair meme. Faible, le peuple palestinien? Oui. Mais, pour des dirigeants qui n’ont pas renonce a la Grande Palestine, les pertes humaines et les souffrances de leur peuple n’ont que peu de poids face a la satisfaction de leur objectif. Les islamistes palestiniens peuvent exprimer leur rejet profond d’une solution ou deux Etats, juifs et palestiniens, coexisteraient cote a cote. Pour eux, le temps ne compte pas et c’est leur force.

Aujourd’hui pourtant, l’Intifada se revele un échec patent. Le peuple
palestinien est plus loin que jamais d’une solution acceptable de compromis
historique lui permettant de se concentrer sur la construction d’une nation et sur son developpement economique. Les attentats meurtriers et leurs corteges de repression ont litteralement cloue au mur les partisans israeliens d’une politique audacieuse de compromis. Yasser Arafat, par sa pusillanimite, a donne raison aux extremistes israeliens de droite, qui ne pratiquent que la politique de la force. L’espoir et la raison sont les grands perdants d’une Intifada declenchee comme une fuite en avant irresponsable, après les avancees de Camp David.

Chaque jour, les images submergent, et les emotions sont plus fortes que la
reflexion. Mais comment expliquer cela a un enfant de 12 ans? A un ami musicien? A nos autres amis, beurs, juifs ou «Français de souche» avec lesquels nous pouvons aussi etre d’accord sur tout le reste?.