Le cessez-le-feu semble tenir et on ne peut que s’en féliciter : au moins le nombre de victimes, de toutes les victimes, a-t-il cessé de croître… jusqu’au prochain round en tout cas. Mais saluer l’arrêt des combats n’équivaut pas à se satisfaire de la situation actuelle, réplique de celle d’hier et probablement semblable à celle de demain.

Deux conclusions provisoires nous semblent pouvoir être tirées de ces récents affrontements. Ils prouvent d’une part qu’on ne peut résoudre le problèmeuniquement par la force et qu’il faut un volet politique qui a été totalement ignoré jusqu’à présent. Il serait temps que ce message soit transmis à la population et qu’on cesse de lui seriner les discours belliqueux du type « en finir une bonne fois pour toutes », « leur rentrer dedans », etc… En second lieu, ils témoignent de la dangerosité de Netanyahu pour Israël. Pour la sécurité du pays, tout d’abord, avec son refus, depuis son arrivée au pouvoir, d’engager des négociations avec l’Autorité palestinienne. Pour la nature de l’Etat, ensuite, avec le grignotement du contrôle démocratique et la fracturation de la société israélienne entre ses diverses composantes, autant d’évolutions dans lesquelles il assume une responsabilité écrasante.

Certes, Netanyahu et ses alliés ne portent pas l’entière responsabilité de la récente confrontation. Rien ne saurait justifier l’envoi massif et aveugle de roquettes sur une population civile par le Hamas dont l’objectif politique n’est rien d’autre que la disparition de l’État d’Israël. Cependant, une autre politique, une prise en compte des avertissements de multiples acteurs de la société civile et politique s’agissant du soutien du gouvernement à l’affaiblissement continu de l’Autorité palestinienne, aux expulsions à Jérusalem-Est, aux décisions irresponsables de la police en plein mois de Ramadan… auraient  pu créer un autre contexte. Netanyahu a profité de l’embrasement, alors qu’il semblait marginalisé et qu’un « gouvernement de changement » était à deux doigts d’être instauré, pour revenir en force dans le jeu politique. Il a su apporter sa contribution au contexte explosif puis profiter pleinement de l’explosion.

Il est encore trop tôt pour esquisser les retombées régionales de ce conflit. Donnera-t-il lieu à des opportunités diplomatiques et politiques qui empêcheront un nouveau round qui semble pourtant plus que probable? Alors que les États-Unis s’efforçaient depuis plusieurs années de se désengager de la région, la  visite de trois jours au Proche-Orient d’Antony Blinken, est-elle le signe d’un retour durable ou bien une simple apparition?

Cependant, si envisager la reprise à court terme des négociations de paix entre les deux parties est sans doute prématuré, Israël étant toujours sans gouvernement stable et l’Autorité palestinienne chancelante et durement concurrencée par le Hamas, restaurer une paix intérieure est de première urgence. David Grossman a raison lorsqu’il déclare lors d’un rassemblement judéo-arabe à Tel Aviv le 22 mai dernier « …La guerre actuelle vient de s’achever, et la question brûlante qui se pose désormais à l’intérieur d’Israël, c’est de savoir quelles seront les relations entre les Juifs et les Arabes... ».

La crise actuelle, que personne n’avait vu venir, révèle la tension, voire la contradiction entre un modèle démocratique et une inclusion économique s’accompagnant d’une exclusion politique des citoyens arabes. Comme l’écrit Eva Illouz, sociologue israélienne renommée,  « …Quelles que soient les bonnes raisons (sécuritaires) d’une telle exclusion structurelle, celle-ci demeure une source de tension profonde, amplifiée et démultipliée par la persistance du contrôle militaire des Palestiniens. Cette exclusion n’est pas simplement un effet involontaire de la situation militaire d’Israël. Non, elle a été entérinée par de nombreuses lois qui discriminent les citoyens juifs et arabes… » (Israël-Palestine: La guerre silencieuse  » AOC média, 19/5/21).

La plus emblématique, mais pas la seule, a été la loi « État-nation du peuple juif » adoptée en juillet 2018. Mais, paradoxe, et l’on sait qu’Israël n’en est pas avare : c’est ce même Netanyahu qui a exacerbé plus que tout autre la fracture entre Juifs et Arabes qui a, en même temps, mobilisé des moyens financiers importants dans le cadre d’un plan quinquennal 2016-2020 pour le développement économique de la population arabe en Israël. Il avait pourtant, on s’en souvient, lancé en mars 2015 son fameux appel « …la droite est en danger…les électeurs arabes arrivent en masse aux bureaux de vote avec des groupes de gauche qui les amènent en bus« .  Et c’est encore ce même Netanyahu qui, pour sauver son immunité en cherchant à rester Premier ministre, avait pour la première fois, légitimé la participation arabe au jeu du pouvoir institutionnel en négociant avec le parti islamique Ra’am un soutien à son gouvernement. Qu’en restera-t-il maintenant, alors que le clivage communautaire est plus vif que jamais?

Le gouvernement n’a pas su ou voulu tenir compte de la recommandation émise en novembre 2017 par l’Institute for National Security Studies (INSS): « …l’intégration des Arabes dans le tissu social et économique d’Israël ne saurait aboutir sans en finir avec les actions visant à leur exclusion. L’allocation des budgets, si importante soit-elle, ne sera pas suffisante, à moins qu’elle ne s’accompagne d’une approche et d’une politique gouvernementale plus inclusives... »

L’enjeu pour Israël « société démocratique ou de discrimination, voire de domination » est essentiel. L’avertissement qu’ont pour le moins constitué les récents affrontements judéo-arabes,  dans plusieurs villes israéliennes, sans pour autant pouvoir être qualifiés de guerre civile, sera-t-il entendu? Le déséquilibre dans le nombre des interpellations de juifs et d’arabes impliqués dans ces émeutes est source d’inquiétude. La justice ne peut pas n’être que juste. Elle doit aussi être visible. La toute prochaine décision de la Cour suprême s’agissant des possibles expulsions de Palestiniens de Sheikh Jarrah sera un test important. Il ne s’agit pas d’une affaire privée mais de la volonté de « judaïser » Jérusalem. Nous avons déjà eu l’occasion d’expliciter les données du problème. Nous n’y reviendrons pas mais rappelons cette donnée fondamentale : lorsque des Palestiniens s’installent dans un quartier juif, c’est pour résoudre un problème de logement. C’est une démarche individuelle alors que, dans le cas inverse, il s’agit d’une démarche politique, collective et « nationale » : démontrer et afficher « qu’on est chez nous, partout ». Un drapeau israélien flotte sur les maisons « reconquises » dans les quartiers arabes. Avez-vous déjà vu un drapeau palestinien (au sens identitaire) sur une maison située dans un quartier juif et habitée par des résidents arabes?

C’est pourquoi nous sommes et resterons solidaires de ceux qui, sur le terrain, comme l’a énoncé David Grossman lors du rassemblement de Tel Aviv précédemment évoqué, « considèrent que le véritable combat n’est pas entre Arabes et Juifs mais entre ceux – des deux bords – qui aspirent à vivre en paix, dans une coopération digne, et ceux – des deux bords – qui se nourrissent dans leur mentalité et leur idéologie de la haine et de la violence. »

Ilan Rozenkier

Mis en ligne le 27 mai 2021