« Le sionisme fondateur laïque voyait en Israël un pays aux caractéristiques et au régime démocratiques et libéraux…  Aux yeux des partisans du sionisme messianique, le régime démocratique n’est rien de plus qu’une plate-forme servant à réaliser leur vision… « 


Traduction : Bernard Bohbot pour LPM

Photo : Résidents de Ma’abarot* en route vers le travail, Yishouv, 1939. © Zoltan Kluger / Israel State Archives

Auteur : Shaul Arieli, Ha’Aretz, 11 septembre 2019

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Un sentiment s’est enraciné dans la société israélienne selon lequel le sionisme fondateur, laïque, et le sionisme nationaliste, messianique et religieux peuvent coexister dans ce pays. Les deux courants sont perçus comme des nuances d’une idéologie commune, semblables aux différences qui existaient entre le sionisme spirituel et culturel, et le sionisme politique ; ou encore entre ces deux courants du sionisme, et le sionisme pratique. Or, il s’agit en réalité de deux conceptions nationales antagonistes s’affrontant quant à la détermination de la nature, de l’identité et du régime politique de l’État d’Israël. De plus, leur capacité à coexister repose sur la similarité de leur vision du monde dominante.

Cinq caractéristiques fondamentales distinguent ces deux tendances du sionisme. Tout d’abord, le sionisme fondateur considérait la nécessité pour le peuple juif de posséder un abri sûr comme la raison de fonder un État. « Que la souveraineté nous soit accordée sur une partie du globe suffisante pour répondre à nos besoins nationaux légitimes ; nous nous occuperons du reste« , écrit Theodor Herzl dans L’Etat juif. Le sionisme nationaliste et messianique, quant à lui, considère le commandement divin d’accomplir la promesse biblique comme la raison de fonder l’État d’Israël. « Nous nous sommes installés… parce qu’il nous a été ordonné d’hériter de la terre que Dieu Tout-Puissant a donnée à nos ancêtres », a déclaré Menachem Felix, un dirigeant de Gush Emunim, lors d’une audience à la Haute Cour de justice concernant la colonie d’Elon Moreh en 1979.

Deuxième caractéristique : Le sionisme fondateur envisageait, dans sa conception de la colonisation juive, une majorité juive à côté d’une minorité arabe. « Je considère qu’il est absolument impossible d’expulser les Arabes de Palestine« , déclarait Ze’ev Jabotinsky dans Le mur de fer en 1923. Le sionisme messianique voit la colonisation de façon biblique : « Selon qu’il est écrit : « Tu prendras possession du pays et tu t’y établiras, car je t’ai assigné le pays pour que tu le possèdes. Rashi a interprété ce passage comme signifiant  » Tu prendras possession de la terre de ses habitants et ensuite tu t’y installeras « , explique Félix.

Troisième caractéristique : Le sionisme fondateur considérait la légitimité internationale comme le fondement politico-juridique de la création de l’État et cherchait à s’appuyer sur les « droits naturels » à l’autodétermination que  possède chaque nation. « En vertu de notre droit national et historique et sur la base de la résolution de l’Assemblée générale des Nations Unies’’, déclarait David Ben Gurion, lors de la lecture de la Déclaration d’indépendance, le 14 mai 1948. Mais le sionisme messianique remet tout cela  en cause et revendique la terre sur la base des « droits historiques » tout en niant les changements politiques, territoriaux et démographiques qui se sont produits en Terre d’Israël depuis la destruction du Second Temple. « Il est important de se rappeler que ce n’est pas la décision de l’ONU la source de notre droit à Israël, mais la Bible et la promesse du Saint, béni soit-Il« , déclarait Bezalel Smotrich2 il y a deux ans. Le rabbin Shlomo Aviner3 a ajouté cette année que « la terre était en jachère avant la colonisation sioniste« .

Quatrième caractéristique : Les dirigeants du sionisme fondateur ont cherché à fixer des frontières tout en considérant les réalités auxquelles ferait face le futur État – principalement ses besoins économiques. « Si nous cherchons à fixer les frontières de la Terre d’Israël d’aujourd’hui, principalement si nous la considérons non seulement comme l’héritage du passé juif, mais plutôt comme le futur pays juif – nous ne pouvons prendre en compte les frontières idéales qui nous ont été promises selon la tradition et qui sont trop larges dans les conditions actuelles« , ont écrit Ben Gurion et Yitzhak Ben-Zvi dans leur ouvrage La Terre d’Israël : Le passé et l’avenir.

Aux yeux du sionisme nationaliste-messianique, les frontières sont le cœur du problème. Chaque fois que le sionisme laïque a cherché à décider entre ses trois buts suprêmes – une majorité juive, la démocratie et toute la Terre d’Israël de l’époque du mandat britannique – en faveur des deux premiers, le sionisme messianique recourait au nationalisme extrême et à la belligérance pour l’en empêcher. La première fois que le mouvement sioniste a accepté l’idée de partager la terre, suite au rapport de la Commission Peel4 en 1937, afin d’établir un État dans une partie du pays et d’absorber les Juifs européens, les membres du mouvement Mizrahi5 déclarèrent : « Le peuple juif n’acceptera jamais toute tentative de réduire les frontières historiques de la Terre d’Israël promises au peuple d’Israël par la parole divine.« 

Le rejet de la partition par les Arabes, ainsi que le retrait britannique, ont retardé la décision prise sur le statut du territoire. Dix ans plus tard, lorsque le sionisme fondateur accepta la décision de partager la terre et de créer l’Etat d’Israël, les Juifs se rassemblèrent à Rome pour une prière d’action de grâce devant l’Arc de Titus, symbole de la destruction de la Terre d’Israël. A la Grande Synagogue de Tel-Aviv, ils écrivirent une prière d’Action de grâce nationale pour les nations du monde « qui votèrent le jour décisif pour l’homme malade parmi les nations, afin de lui donner un nom et le reste de l’héritage de ses ancêtres  » – mais le mouvement Mizrahi rejeta le vote sur le partage.

Les accords sur la séparation et le désengagement des forces après la guerre de Kippour ont donné naissance au Gush Emunim, qui repose sur la déclaration du rabbin Zvi Yehuda Kook – (figure éminente du mouvement sioniste religieux israélien et plus spécifiquement du Hardal) – selon laquelle  » pour la Judée et la Samarie, pour le plateau du Golan… on m’a demandé si je voulais une ‘guerre civile’… Elle ne se réalisera pas sans guerre ! Avec nos corps ! Nous tous ! » L’accord de paix avec l’Égypte a donné naissance au Conseil de Yesha(6) (Judée, Samarie et Gaza), qui a déclaré lors de sa convention en 1981 : « Le Conseil considère toute proposition visant à remettre une partie de la Terre d’Israël à un souverain étranger… comme un acte illégal. »

C’est ce qui a donné son essor aux activités du mouvement juif clandestin, lequel a même tenté de faire sauter des mosquées sur le Mont du Temple à Jérusalem afin d’interrompre le processus. C’était aussi l’approche du rabbin Shlomo Goren(7), ex-grand rabbin d’Israël. En 1993, il avait rejeté le droit légitime de la communauté internationale et des institutions élues en Israël de céder des territoires au nom d’autres valeurs telle que l’instauration de la paix, en disant : « Aucune loi nationale ou internationale n’a le pouvoir de changer notre statut, nos droits ».

Toutes ces décisions historiques furent mises en œuvre, de même que les accords intérimaires entre Israël et les Palestiniens et le désengagement de la bande de Gaza – malgré les fortes pressions exercées par les partisans du sionisme nationaliste-messianique. Cela fut principalement dû au soutien de l’opinion publique et à la détermination des premiers ministres, qui pensaient que la séparation d’avec les Palestiniens préserverait la démocratie en Israël et aiderait à maintenir sa majorité juive.

Enfin, cinquième caractéristique : Le sionisme fondateur laïque voyait en Israël un pays aux caractéristiques et au régime démocratiques et libéraux, comme Ben Gurion l’avait déclaré lors de la fondation de l’État : « L’État d’Israël sera fondé sur la liberté, la justice et la paix et garantira l’égalité complète des droits sociaux et politiques, la liberté de religion... » Aux yeux des partisans du sionisme messianique, le régime démocratique n’est rien de plus qu’une plate-forme servant à réaliser leur vision.

« Il n’y a pas de rassemblement d’exilés, pas de renaissance de l’État et de sa sécurité, mais seulement des étapes initiales… nous avons devant nous des objectifs supplémentaires énormes qui font partie intégrante du sionisme, et avant tout : établir ‘un royaume de prêtres et une nation sainte’, ramener la Shekhina (la présence divine) à Sion, fonder le royaume de la Maison de David et construire le Temple – comme point clé pour le tikkun olam (réparer le monde) dans le royaume de Dieu « , écrit Hanan Porat, leader des colons, en introduction au livre Against All Odds (Contre toute attente).

Jusqu’à récemment, le système politique israélien était dirigé par le sionisme fondateur et laïque, et l’idéologie dominante, qui définit ce qui est bon et ce qui est mauvais, donnait la préférence à la démocratie, à une majorité juive, à la sécurité et à l’appartenance à la famille des nations – pas au Grand Israël. Dans ce contexte, il a permis au sionisme nationaliste-messianique de remettre en cause l’ordre existant.

Aujourd’hui, le Likoud, successeur du Herut et du Parti révisionniste, à cause de la révolution qu’il a effectuée en adoptant l’idéologie du sionisme national-messianique et en s’associant à lui, a provoqué un bouleversement dans l’ordre des priorités données aux trois buts suprêmes du sionisme. Le Likoud et les partis nationalistes messianiques, dirigés par Benjamin Netanyahu, Naftali Bennett et Ayelet Shaked, mènent la bataille pour saper la Cour suprême, les juges, l’État de droit, les droits civils et humains, les relations d’Israël avec la diaspora juive, le statut et l’image du pays – et tout cela pour l’illusion du Grand Israël, où il n’y a jusqu’à présent aucune majorité juive.

« Nous devons définir le rêve », déclarait Bennett en octobre 2016, « et le rêve est que la Judée et la Samarie fassent partie de la Terre souveraine d’Israël ». En septembre 2017, Bezalel Smotrich affirmait : « Il y a ici de la place pour la définition et la réalisation des aspirations nationales d’un seul peuple : le peuple juif… Aspirations nationales ? Des Palestiniens ? Pas ici. Pas à nos dépens. » Et en juillet dernier, le Premier ministre résumait la situation : « Nous passerons à l’étape suivante, la souveraineté progressive d’Israël sur les territoires de Judée et de Samarie. »

Les élections de la semaine prochaine risquent d’entraîner la mort de la double identité, juive et démocratique, de l’État d’Israël – à la lumière de la politique adoptée par le gouvernement dans le cadre du processus diplomatique de séparation d’avec les Palestiniens ; du statut de la religion dans l’État et en politique ; des droits des minorités ; des droits et du statut des femmes ; du statut des organisations civiques et sociales et du droit d’engager une bataille publique sur tous ces sujets.

Ces tendances sont promues par des politiciens qui interprètent la démocratie comme le droit de la majorité de décider de toute question. Ils rejettent le principe démocratique selon lequel la majorité ne peut gouverner qu’à condition de garantir les droits de la minorité et les droits de l’homme – ce qui est l’objectif de la démocratie. Le monde est considéré comme une arène où la logique dominante est un jeu à somme nulle. Moins pour l’autre camp signifie plus pour mon camp ; quiconque ne me soutient pas est nécessairement contre moi. Il n’y a pas de place pour ceux qui sont différents, tant sur le plan social que politique. C’est une campagne gouvernementale antidémocratique, reposant sur l’idée que : Si vous n’arrivez pas à convaincre les autres, calomniez, faites taire et rendez hors-la-loi.

Pendant plus de 100 ans, le sionisme fondateur et laïque a dominé la société israélienne. Il a permis l’existence et le développement de son rival : le sionisme nationaliste-messianique. Aujourd’hui, alors que le sionisme nationaliste-messianique s’empare progressivement du droit d’aînesse, grâce à l’apathie publique, il considère l’existence partagée comme un shatnez (un mélange interdit), fait preuve d’une tolérance zéro et déclare que le sionisme laïque doit être détruit.

Lorsqu’on a demandé à Shlomo Goren, dans une interview accordée au quotidien Yedioth Ahronoth, le 16 avril 1965, comment il concevait l’État d’Israël selon sa vision de la rédemption messianique du peuple juif, il a répondu: « la Halakha [loi religieuse] rejette la possibilité d’une situation intérimaire dans le processus historique, et ne reconnaît que trois périodes : la première, de la conquête de la terre par Josué bin Nun à la destruction du Temple ; la seconde, la période d’exil ; la troisième, la période messianique. Je crois que nous sommes maintenant au début de cette période… Je crois avec une foi totale que nous aurons le privilège de voir la construction du Temple. »

Les résultats des prochaines élections, plus que toutes les précédentes, et le gouvernement qui sera formé, montreront si la guerre idéologique entre sionisme fondateur et laïque et sionisme nationaliste-messianique est déclarée. Auquel cas, ceux qui croient au sionisme de Herzl devront renoncer à leur rêve, et il ne leur restera plus qu’une seule des trois possibilités – qui prennent déjà forme à des intensités différentes – : une lutte qui risque aussi de conduire à une guerre civile, l’émigration hors de l’État d’Israël, ou la vie comme anusim (les convertis de force).

 

1 Ma’abarot : Camps de transit

2 Bezalel Yoel Smotrich est un politicien israélien. Le dirigeant de Tkuma, il est membre de la Knesset pour l’Union des partis de droite

3 Shlomo Hayim ha-Cohen Aviner, rabbin orthodoxe israélien, originaire de France, le rosh de la yeshiva « Ateret Yeroushalayim » dans le quartier musulman de la Vieille Ville de Jérusalem et le rabbin du quartier Alef de Beit El. Il est considéré l’un des dirigeants spirituels du mouvement sioniste religieux.

4 La Commission Peel, désignée en août 1936 par le gouvernement britannique, publie son rapport en juillet 1937. Elle recommande le partage de la Palestine en un État juif (le long d’une partie de la plaine côtière, incluant la vallée de Jezréel et la plus grande partie de la Galilée) et un État arabe (comprenant la plus grande partie des territoires restants, ainsi que la Transjordanie). Elle prévoit également un corridor contrôlé par les Britanniques, allant de Jérusalem jusqu’à Jaffa. Afin de résoudre le problème délicat de l’équilibre des populations juive et arabe dans l’Etat juif envisagé, elle propose l’idée d’un transfert de populations. Le plan de partage est rejeté par les Arabes, à l’exception d’Abdallah de Transjordanie, et divise le Mouvement sioniste. En fin de compte, le gouvernement britannique lui-même rejettera le plan.

5 Mizrahi : mouvement sioniste religieux fondé en 1902 par le rabbin Yaacov Reines. Constituant l’une des branches  du sionisme religieux et sa première incarnation historique, il défend l’idée d’un Etat juif largement basé sur le judaïsme orthodoxe.

Le Conseil de Yesha – acronyme de « Yehouda » (Judée), « Shomron » (Samarie) et « ‘Aza » (Gaza)-.  est le conseil représentatif des colons des Territoires occupés.

(7) Shlomo Goren, figure majeure du sionisme religieux, il fonde et dirige le rabbinat de l’armée israélienne, participant à ce titre aux trois premières guerres israélo-arabes.