Il n’y a que trop de pauvreté et d’illettrisme en Israël ; annexer la Cisjordanie ne ferait qu’empirer les choses, et de beaucoup, souligne ici David Rosenberg. Le mirage d’un Israël recomposé dans ses frontières antiques hante de longue date, bien au-delà des milieux orthodoxes voire ultra-orthodoxes, une fraction nationaliste extrême du monde juif.

La France, pour ceux qui s’en souviennent, s’est montrée dans les années 60 à l’avant-garde de ces cercles très offensifs qui se revendiquaient du slogan “Shtei guédoth laYarden / Les deux Rives du Jourdain” et en portaient agressivement la carte dorée autour du cou : celle d’un Israël qui exigeait pour frontières, bien au-delà du fleuve, les limites d’un royaume à sa période d’extension maximale vers l’est.

À la différence du parti-père en Israël, le Likoud de Menahem Begin héritier de Jabotinsky : il mena une fois au pouvoir une real-politique, dont seuls son fils Benny Begin et quelques autres “princes du Likoud” restent les défenseurs avec le président Rivlin, annexionniste attaché aux valeurs de la démocratie y compris dans les territoires au-delà de la ligne verte – indépendamment de leur statut. Une frange de politiciens qui, pour Rosenberg, constitue ce qu’il définit comme le centre-droit.

Traduction, notes & chapô , Tal Aronzon pour LPM 

 Ha’Aretz, le 7 février 2017

L’article de David Rosenberg

Il est difficile de croire que la mentalité politique israélienne ait tellement régressé que l’idée d’annexer la Cisjordanie, en tout ou partie, soit sérieusement débattue au sein de ce qui, jusqu’ici, passait pour un pragmatique centre-droit [1].

L’annexion était traditionnellement le fantasme des fanatiques, de gens qui ne savaient pas apprécier les beautés de l’occupation : une zone en clair-obscur où les colons ont tous les droits. Les Israéliens profitent (sinon plus) d’une présence au sein d’un sous-prolétariat qui leur fournit du travail à bas prix – leur refuser l’égalité est “légal”, d’un point de vue technique, puisqu’après tout il ne s’agit pas de citoyens israéliens.

Et tandis que les colons faisaient assaut de critiques après Oslo, le processus de paix fut vite gelé, de telle sorte qu’il contribua peu à bouleverser ce dispositif. De fait, les circonstances constituèrent même un progrès, les Palestiniens devenant juridiquement parlant citoyens d’une Autorité palestinienne démunie de pouvoir et dépendant de fonds étrangers pour répondre à des besoins de base comme l’instruction, la santé et les infrastructures.

Une sortie de la bulle des cinglés

Naftali Bennett, le prétendant au trône de Nétanyahou en tant que chef de la droite israélienne, a exercé de fortes pressions en faveur de l’annexion depuis que Donald Trump a gagné les élections aux États-Unis.

Qu’il croie vraiment en l’annexion, ou en use pour mettre Benyamin Nétanyahou dans l’embarras et saper les titres du Premier ministre à prendre la tête de la droite importe peu. Le fait est que Bennett a sorti la question de l’annexion hors des discussions de salon entre fêlés extrémistes et l’a hissée jusqu’aux sacro-saints débats du cabinet et de la Knesseth.

Laissons de côté les implications politiques, morales et en matière de droits de l’homme de l’ingestion d’une terre peuplée de gens qui s’opposent à cette idée ; ignorons le risque d’une troisième intifada qui pourrait en découler ; ou les réactions internationales à une mesure aussi scandaleuse.

Et examinons-en, à la place, les effets économiques. Non qu’ils influeraient sur la pensée des fanatiques de l’annexion pour qui seul compte « le bien des colonies et rien d’autre n’a d’importance »… Mais pour le reste d’entre nous, qui auraient à vivre dans un Israël élargi, considérons l’angle économique. Car si l’Israélien moyen est relativement indifférent au sort des Palestiniens, il ne l’est pas à celui de son portefeuille [2].

Au-dessous de la ligne de flottaison

Israël fait aujourd’hui partie du tiers inférieur des pays les plus développés du monde selon une série d’indicateurs socio-économiques, comme le produit intérieur brut per capita, les résultats scolaires, la pauvreté et les inégalités, et la productivité du travail.

Qui plus est, ce que représente ce rang médiocre est d’ores et déjà la moyenne du premier Israël. la bulle enviée de par le monde de la haute technologie, de l’innovation et de sociétés internationalement compétitives au plan international ; et du second, celui des travailleurs sans instruction ni qualification, aux revenus faibles, qui tirent vers le bas la croissance et le niveau de vie israéliens.

Ce second Israël grossit, avec le temps, à cause du pourcentage croissant de Juifs ultra-orthodoxes et d’Arabes israéliens, deux groupes caractérisés par des taux de natalité plus hauts et de familles étendues ; par une participation plus faible à la force de travail ; et par une pauvreté plus grande.

L’annexion fera lourdement pencher la balance vers le second Israël

La population israélienne [3] passera brusquement de 8,2 à 10,9 millions, et la majorité juive s’effondrera de 80% à 59%. D’un seul coup, le produit intérieur brut per capita chutera de plus de 20%.

C’est une forte baisse, mais les statistiques énoncées constitueraient en réalité une fausse moyenne dans la mesure où nous ajouterions une population dont les niveaux de pauvreté et de chômage sont infiniment plus élevés que ceux prévalant en Israël, et dont la qualification, la formation et l’instruction sont de beaucoup plus bas.

Le second Israël prendrait des proportions énormes, et le fossé entre lui et le premier serait plus profond que jamais. La masse de main d’œuvre non qualifiée dans l’Israël élargi grossirait de façon exponentielle – décourageant les investissements en machines, équipement et innovation au bénéfice du travail à bon marché ; et faisant chuter le niveau de vie général à son plus bas échelon.

Amener la population palestinienne ne fût-ce qu’aux critères éducatifs et matériels d’une économie développée exigerait un investissement de millions de shekels [4]. Mais il est difficile d’imaginer que, dans un contexte où la minorité arabe de l’État lutte pour obtenir sa juste part de l’intérêt et des subsides gouvernementaux, les Palestiniens de Cisjordanie s’en sortiraient mieux. Même si le désir en émergeait contre toute attente, les frais impartis retomberaient sur les classes moyennes juives, qui supportent déjà un fardeau disproportionné en termes d’impôts et de charges militaires.

Les annexionnistes, je présume, nourrissent le fantasme d‘annexer la terre mais non la population. Ce serait un État du Jourdain à la Méditerranée, coupé en son centre par un mur, avec  au-delà des millions de gens privés de droits et maintenus dans la misère. Loin de la vision sioniste, cela sonne comme le prochain épisode du Hunger Games [5].

Les Notes de la Rédaction

[1] Il semble que, sous cette définition, David Rosenberg fasse allusion au Likoud ”traditionnel” qui succède en 1977 sous la direction de Mena’hem Begin aux travaillistes et à leurs alliés, au pouvoir depuis l’Indépendance. Le vieux chef révisionniste (il est né en Russie en 1913) accueille Sadate à Jérusalem, signe les accords de Camp David, rend le Sinaï à l’Égypte ; et intègre en mémoire de l’histoire juive des années trente des boat-people asiatiques. Son fils Benny Begin et quelques autres “princes” du Likoud sont aujourd’hui les très clairsemés héritiers de cette ligne.

[2] Comme l’a montré le mouvement des Tentes à l’été 2014, et par la suite la montée de mouvements politiques jusque-là inexistants et surfant sur cette vague de mécontentement social.

[3] Toutes les données ici citées en premier terme de chaque comparaison s’entendent bien entendu à l’intérieur de la Ligne verte ; le second terme correspondant à chaque fois à l’estimation en cas d’annexion de la Cisjordanie.

[4] Le cours actuel du shekel est de 0,2533 NIS / 1 €.

[5] Série de 5 films américains de science-fiction (2012-2015), basée sur l’œuvre en trois volumes d’un roman de Suzanne Collins, où l’on voit un puissant gouvernement répressif, le Capitole, instituer un jeu télévisé pendant une période de guerre civile pour contrôler le peuple par la peur – les Hunger Games, consistant faire se battre à mort dans une arène, une fille et un garçon de 12 et 18 ans.

L’Auteur

David Rosenberg publie régulièrement des articles centrés sur l’économie dans la rubrique “Opinion” du quotidien Ha’Aretz.