L’illusion selon laquelle les victoires d’Israël justifient le bilan meurtrier de ses campagnes militaires pourrait conduire à une nation qui se justifie uniquement par la puissance, au lieu de mettre en pratique le discours juif de paix. 

Auteur : Yaïr Assulin, Haaretz, 22 juin 2025 

Traduction : Dory, groupe WhatsApp « Je suis Israël » 

https://www.haaretz.com/opinion/2025-06-22/ty-article-opinion/.premium/the-danger-of-the-self-deception-of-victory/00000197-93a6-d5ef-a9bf-b7aeffd40000   

Mis en ligne le 24 juin 2025


Les moments les plus marquants d’une guerre ne se produisent pas sur le champ de bataille, mais dans ce qui se passe à la fin des combats. C’est précisément lorsque la menace semble passée, lorsque la bataille est gagnée (si tant est qu’elle l’ait été), qu’une nouvelle illusion, bien plus dangereuse, s’installe : la croyance que le succès militaire est synonyme de justice et que la victoire confirme la pureté de la cause.

Cette illusion nous convainc que si nous avons survécu, si nous avons gagné, et ce de manière aussi impressionnante, c’est que nous l’avons mérité et que nous avions raison. Comme si toutes les questions difficiles auxquelles nous étions confrontés quelques instants auparavant – tous les démons qui s’étaient échappés de la bouteille et planaient sur nous – n’existaient plus.

À l’époque du roi Ézéchias, pendant la période du Premier Temple, alors que Sennachérib, roi d’Assyrie, assiégeait Jérusalem, le peuple voyait sa fin approcher. Puis, soudain, en une seule nuit, une peste s’abattit sur l’ennemi, qui se retira. La ville fut sauvée. Ce miracle laissa une empreinte durable dans l’âme de la nation.

Mais au fil du temps, cet événement en vint à être perçu non pas comme un acte de grâce singulier ni comme une profonde opportunité de renaissance ou de transformation, mais comme une sorte de police d’assurance – une assurance permanente qui devint peu à peu un bandeau.

L’expérience de cette incroyable victoire s’est progressivement transformée en un état d’esprit, un mécanisme d’auto-illusion, une justification pour faire taire toute voix dissidente. Cent ans plus tard, lorsque le prophète Jérémie a averti d’une destruction imminente, personne n’a écouté. Tous étaient convaincus que Jérusalem ne tomberait jamais.

Mais Jérémie, le dernier prophète avant la destruction, a percé à jour cette auto-illusion, tout comme Isaïe, qui avait prophétisé à l’époque du miracle, l’avait vu avant lui. Il savait qu’aucun miracle n’accorde l’immunité et qu’aucune survie ne dispense une nation d’un profond changement, d’une introspection et d’une renaissance. Au contraire. Et il continua à crier, encore et encore, comme Isaïe l’avait fait avant lui, jusqu’à ce que plus personne ne veuille l’écouter.

Puis Babylone vint, la ville tomba et le Temple fut incendié. Non pas faute de miracle, mais parce qu’aucune leçon n’en avait été tirée. Car le sentiment d’immunité ne fit qu’accroître la corruption, l’autosatisfaction et la dépendance au pouvoir.

Il en va de même aujourd’hui. Au milieu des tourbillons de poussière d’une guerre qui refuse de s’arrêter, nous ne devons pas oublier un seul instant Gaza, son impasse et le nombre quasi quotidien de victimes. Il est essentiel de se souvenir de la voix retentissante de Jérémie, criant du haut de la fosse, non pas parce que la destruction est nécessairement imminente, mais précisément parce que, peut-être pour la première fois, Israël est confronté à une réalité où il n’y a plus de « menace existentielle ».

C’est précisément maintenant que le danger de tomber dans l’illusion de la victoire, du « mon propre pouvoir et la force de ma propre main » du soi-disant judaïsme musclé, est à son comble. Nous entendons déjà des voix qui présentent le 7 octobre 2023 comme une histoire nécessaire – une sorte d’offrande sacrificielle – plutôt que comme la catastrophe et la défaite qu’il fut véritablement, une catastrophe qu’aucune victoire, aussi radicale soit-elle, ne pourra effacer.

Ce qui se joue aujourd’hui n’est pas seulement une guerre contre un ennemi géopolitique, mais une lutte profonde pour le caractère moral et l’identité d’Israël. Si, au lendemain de ces événements, Israël en vient à n’être perçu que comme le « chien d’attaque » de l’Occident, justifié uniquement par sa puissance militaire et aérienne, alors nous aurons manqué l’occasion d’offrir au monde la voix unique du récit juif – une voix ancrée non pas dans la puissance ni dans la force, mais dans la paix.

La victoire – si elle a vraiment eu lieu – est une question, pas une réponse. Nous devons le comprendre. L’Israël qui surviendra après cette guerre ne doit pas être reconstruit par la force ou l’orgueil, mais par la voix qui s’éleva autrefois des lèvres d’un prophète brisé : « Si tu reviens à moi, je te restaurerai.» Et nous ne pouvons pas y parvenir, ni revenir à nous-mêmes, ni aller de l’avant, sans le retour de tous les otages détenus à Gaza, et sans reconnaître la profondeur de la fracture en nous, et l’urgence, chaque jour qui passe, de l’appel à une véritable renaissance