Né à Jérusalem en 1945, l’historien Tom Segev est l’auteur de nombreux ouvrages, dont en traduction française : C’était en Palestine au temps des coquelicots (Liana Levi, 2000) ; 1967. Six jours qui ont changé le monde (Denoël, 2007) ; Simon Wiesenthal : L’homme qui refusait d’oublier (Liana Levi, 2010).

Éditorialiste à Ha’aretz, il notait le 29 décembre 2008 dans un article traduit par Gérard Eizenberg pour La Paix Maintenant, « il existe une autre vérité historique qui vaut la peine d’être rappelée dans ces circonstances : depuis l’aube de la présence sioniste sur la terre d’Israël, aucune opération militaire n’a jamais fait avancer le dialogue avec les Palestiniens » (« Gaza : de quelques fausses hypothèses » – [->www.lapaixmaintenant.org/article1898]).

Dans cette interview accordée au Spiegel, il donne son avis sur la signification des révolutions arabes pour son pays et les chances qu’elles pourraient offrir de mettre un terme au rapport d’hostilité. Rappelant qu’Israël a jusqu’ici traité avec les hommes au pouvoir, il voit dans leur renversement motif à « repenser la paix, et nos relations, de peuple à peuple ». 


Der Spiegel : Qu’est-ce que les gens pensent des révolutions arabes en Israël ?

Tom SEGEV : Depuis que notre pays existe, nous sommes partis du principe que nous sommes meilleurs que les Arabes. Mais aujourd’hui nous constatons une chose : ceux-ci ne sont plus rétrogrades. Nous sommes tout d’un coup confrontés à une nouvelle situation, à savoir que le monde arabe pense peut-être de façon tout aussi démocratique que nous, peut-être même plus démocratique. Où nous situons-nous ? Ne sommes-nous pas la seule démocratie au Proche-Orient ?

Der Spiegel : Est-ce qu’Israël se sera pas obligé à l’avenir de se mesurer à ses voisins ?

SEGEV : Oui. Et tandis que nous assistons au processus de démocratisation du monde arabe, la démocratie ne cesse de s’affaiblir en Israël. Nous avons un ministre des Affaires Étrangères dont le parti peut se comparer aux partis d’extrême-droite des pays d’Europe. La démocratie est en danger en Israël ; et cette menace est plus grande que celle qui vient de l’extérieur.

Der Spiegel : On perçoit en Israël plus d’inquiétude que de joie face aux soulèvements.

SEGEV : Comme la plupart des Israéliens, je ne sais pas grand-chose des Arabes. Nous les regardons toujours comme un danger et avec condescendance. Nous n’avons jamais connu l’expérience d’un pays démocratique dans notre voisinage. Cela sera-t-il bon ou mauvais pour nous ? Je suis convaincu que la démocratie n’est pas seulement bonne pour ces peuples, mais aussi pour Israël.

Der Spiegel : Beaucoup voient déjà venir la fin de la paix avec l’Égypte. Qu’est-ce que vous en pensez ?

SEGEV : N’oubliez pas que les traités de paix avec l’Egypte et, plus tard, avec la Jordanie ont déjà survécu à plusieurs tests : deux guerres contre le Liban, deux soulèvements palestiniens, l’attaque contre Gaza, l’assassinat du président Anouar el-Sadate. La paix, pour fragile qu’elle soit, est devenue une évidence.

Der Spiegel : Beaucoup d’Égyptiens haïssent Israël et l’un des premiers gestes de la nouvelle direction a été de laisser passer des bateaux de guerre iraniens par le canal de Suez.

SEGEV : J’ai trouvé intéressant qu’Israël ne joue aucun rôle dans cette révolution. L’homme de la place Tahrir du Caire, qui n’exige rien de moi, exige tout de son gouvernement. C’est bon signe. Nous croyons toujours que nous sommes au centre de tout. La vérité est que nous n’avons pas conclu la paix avec l’Égypte ou la Jordanie, mais avec deux hommes, le président Sadate et le roi Hussein. Il se peut bien que nous ayons à repenser la paix, et nos relations, de peuple à peuple.

Der Spiegel : Le peuple inclut les Frères Musulmans, qui pourraient bientôt faire partie du gouvernement égyptien. Cela ne vous fait-il pas peur ?

SEGEV : Ils me font grand peur ; mais je ne vois pas en quoi ils seraient plus dangereux dans une démocratie que dans une dictature. Ce serait plutôt l’inverse. Ce que je crains, c’est qu’il n’y ait pas de véritable démocratie en Égypte. Qui dit que les gens sont assez forts pour s’imposer ? Est-ce que l’esprit démocratique est si puissant ?

Der Spiegel : Dans quel sens Israël devrait-il infléchir maintenant sa politique ? Est-ce qu’il ne faudrait pas ouvrir à nouveau des négociations de paix, avec la Syrie par exemple ?

SEGEV : Voici longtemps que nous aurions pu conclure la paix avec le dictateur syrien Bachar el-Assad. Cela ne s’est pas produit parce que le premier ministre Benjamin Netanyaou ne veut pas rendre le Golan.

Der Spiegel : Est-ce que, du fait de la révolution, la pression pour en finir avec l’occupation de la Cisjordanie ne va pas aller croissant ?

SEGEV : Si la région devenait vraiment démocratique, il ne resterait alors ici qu’un seul coin non démocratique. Difficile d’imaginer que le monde – et surtout le monde arabe – le tolèrerait. Netanyaou s’en tient à sa vieille position : il ne veut pas d’État palestinien, il veut les colonies et refuse de rendre les territoires occupés. La pression de l’étranger est bien le seul moyen de changer les choses.

Der Spiegel : Est-ce que les Palestiniens ne vont pas se soulever à leur tour ? Il y a déjà eu plusieurs manifestations à Ramallah. Le mécontentement à l’encontre de leur propre direction, aux manières de plus en plus autoritaires, ne cesse de croître.

SEGEV : J’espère que les Palestiniens ne commettront pas l’erreur de déclencher une nouvelle intifada. Ils s’y sont essayés à deux reprises, avec des conséquences déplorables pour les deux côtés. Mais je ne vois pas de forces en passe de se soulever contre leur direction. Tous ceux qui pourraient y inciter sont dans des prisons israéliennes. Qu’auraient-ils à en attendre ? Ils sont en fin de compte bien trop faibles pour faire cesser l’occupation israélienne.

Der Spiegel : Les Palestiniens sont très liés à la Jordanie. Là aussi, il y a déjà eu des mouvements de protestation. Ne craignez-vous pas que la maison royale ne s’effondre ?

SEGEV : Les choses sont encore très calmes là-bas. Nous ne devons pas supposer qu’il en ira toujours de même. Récemment, le ministre jordanien de la Justice a qualifié de héros un soldat qui avait abattu sept filles israéliennes en 1997. À l’époque, après cet acte de terrorisme, le roi Hussein était venu personnellement en Israël et s’était agenouillé devant les familles. Il y a maintenant une fêlure dans notre relation.

Der Spiegel : Si un renversement survenait, est-ce que cela représenterait un danger pour Israël ?

SEGEV : Non, tout au contraire. Si la dynastie corrompue régnant en Jordanie était renversée, ce serait l’occasion idéale de résoudre le conflit israélo-palestinien : la Cisjordanie et la Jordanie pourraient être réunifiées. Il y a déjà une majorité de Palestiniens en Jordanie, et il y là [dans cet espace réunifié (NdLPM)] assez de place pour tous. C’est la meilleure révolution qu’il me soit donné d’imaginer.