Dans cet article, Yair Hirschfeld critique le document du Center for New American Security, intitulé A New US Strategy for the Israeli-Palestinian Conflict. Il reproche à ses auteurs un soutien «superficiel» aux Accords d’Abraham et de ne  pas saisir leur potentiel quant au processus de paix israélo-palestinien.
Il considère en effet qu’à l’instar de la visite de Sadate à Jérusalem en 1977, les Accords d’Abraham peuvent rendre l’opinion publique israélienne beaucoup plus réceptive à l’idée de concessions si celles-apportent quelque chose en retour. Pour ce faire, il propose des pistes de réflexions qui permettraient à la fois aux Israéliens et aux Palestiniens d’obtenir des gains graduels rapprochant les deux parties d’une réelle solution à deux États.

Traduction : Bernard Bohbot pour LPM

Auteur : Yair Hirschfeld pour le Wilson Center, 16 avril 2021

http://Restarting Israeli-Palestinian Talks: Five Game Changers that the U.S. Can Pursue for Peace | Wilson Center

Photo :  © Kittikun Yoksap

Mis en ligne le 22 novembre 2021


En préparation de la présidence Biden, le Center for New American Security a préparé un document d’orientation intitulé A New US Strategy for the Israeli-Palestinian Conflict, rédigé par Ilan Goldenberg, Tamar Cofman Wittes et Michael Koplow. Récemment, le ministre israélien des Affaires étrangères, Gabi Ashkenazi, a discuté les détails de ce document avec son homologue, le secrétaire d’État Anthony Blinken. La bonne nouvelle est que le document de politique générale soutient superficiellement les accords d’Abraham ; la mauvaise nouvelle est qu’il ne reconnaît pas les opportunités de changements majeurs créées par les EAU, le Bahreïn et, passivement, par l’Arabie saoudite grâce à ces accords. Sans le soutien des États-Unis, ces occasions se dissiperont.

La vérité politique est simple : Les EAU ont créé un « moment Sadate » pour Israël. Pour l’opinion publique israélienne, y compris la droite pragmatique, la paix avec les États arabes du Golfe est suffisamment importante pour avancer progressivement vers un accord à deux États avec les Palestiniens. Après la venue d’Anouar el-Sadate (président de l’Égypte jusqu’en 1981) à Jérusalem en 1977, un puissant triangle politique a émergé entre les États-Unis, l’Égypte et le centre et le centre-gauche d’Israël, alors encore puissants. Ce triangle était suffisamment puissant pour obliger le Premier ministre Menachem Begin à accepter des concessions décisives, qui ont rendu possibles les accords de Camp David de 1978, tout en lui permettant de s’attribuer le mérite de la paix.

Aujourd’hui, la constellation politique est plus complexe, mais reste similaire : Une coalition américano-émiratie-centriste israélienne est suffisamment puissante pour obliger Israël à prendre des mesures essentielles sur la voie d’une solution à deux États. Dans le même temps, le soutien saoudien, égyptien et jordanien aux Palestiniens (sans parler du soutien important de la rue arabe), combiné à la coalition États-Unis-Émirats arabes unis-centristes israéliens a le potentiel de faire passer un accord viable. Les auteurs de ce nouveau document stratégique, Goldenberg, Cofman Wittes et Koplow, ont eu raison d’affirmer que les accords d’Abraham ont causé des dommages tactiques à la cause palestinienne. Ils ont cependant manqué un angle important, qui est plus visible sur le terrain en Israël, à savoir que les accords ont créé un avantage stratégique réellement viable pour soutenir les intérêts communs des Palestiniens et des Israéliens.

 Cinq changements décisifs essentiels créés par les EAU

Les États-Unis ont besoin d’une stratégie coordonnant la coalition États-Unis-Émirats arabes unis-Israël avec le soutien du bloc saoudien-égyptien-jordanien-palestinien afin de construire ces changements de jeu les uns sur les autres. Le premier changement de donne a déjà été obtenu : obliger Israël à s’abstenir d’annexer des territoires en Cisjordanie. Mais cet élan doit être soutenu par d’autres évolutions transformationnelles. Cinq autres changements de donne sont nécessaires :

1. Un engagement et un plan pour la construction d’un État palestinien

La situation actuelle est absurde : L’Autorité palestinienne, la Banque mondiale, l’UE et le FMI préparent des plans détaillés de construction de l’État tout en ignorant la nécessité d’une coopération et d’une coordination avec Israël. D’un autre côté, Israël a le plein contrôle pour autoriser, sur la base d’un « projet par projet », des activités économiques de « bien-être » sous l’égide de l’AHLC (Comité de liaison ad hoc de la communauté des donateurs, d’Israël et de l’AP). Il s’agit d’un dispositif parfait pour maintenir la stratégie de gestion du conflit du Premier ministre Netanyahu, qui maintient l’occupation. Au lieu de cela, les plans de construction de l’État de l’AP, de la Banque mondiale et de l’UE doivent être coordonnés avec Israël, respecter les intérêts israéliens et relier Israël et la Palestine à la région en améliorant les liens commerciaux entre la Méditerranée et les pays du Golfe. Pour y parvenir, un soutien économique et diplomatique est nécessaire de la part des États-Unis, des Émirats arabes unis et de l’UE.

2. Imposer un changement de langage et de règles

Le langage adopté dans les futurs pourparlers devrait indiquer clairement que les activités de construction de l’État doivent créer l’infrastructure physique et administrative nécessaire à un État de Palestine prospère et doté d’une continuité territoriale. Ce point est essentiel pour obtenir le soutien de l’opinion publique palestinienne dans les territoires palestiniens et au-delà. Le public israélien comprend également et tend à soutenir les mesures séparant Israël de la Palestine, tout en créant des relations de bon voisinage et en améliorant les moyens de subsistance des Palestiniens. Il est également important de changer les règles : Il doit être clair que, sur chaque question concernant l’infrastructure physique et administrative de l’État émergent de Palestine, des plans d’action de six mois doivent être conclus, permettant une supervision et un suivi par les États-Unis. Une équipe conjointe israélo-palestinienne travaille déjà sur un programme complet financé par le gouvernement néerlandais.

3. Préparer les termes de référence pour relancer les négociations israélo-palestiniennes dans un cadre régional favorable.

Pendant le temps mort politique actuel en Israël et en Palestine (dû aux élections répétées sans gouvernement stable de part et d’autre), la diplomatie confidentielle a le temps de préparer les termes de référence pour relancer les négociations de paix. Les Palestiniens et les États arabes exigeront le soutien des États-Unis aux principes de l’initiative de paix arabe de 2002 dirigée par l’Arabie saoudite ; Israël exigera le soutien des États-Unis aux principes de la lettre adressée par Bush au Premier ministre Ariel Sharon en avril 2004. Afin d’entamer les négociations, le principe selon lequel « ce qui sera convenu sera mis en œuvre »  doit être adopté par les deux parties . Il faudra aborder les questions d’État à État[1] sur une voie rapide, et les questions centrales du conflit (Jérusalem, réfugiés, colonies, frontières, sécurité) sur une voie graduelle. Il s’agit d’une approche de transformation et de résolution du conflit[2]. La compréhension mutuelle de la manière d’engager les deux parties dans la phase finale, ainsi que la préparation d’éventuelles BATNA (meilleures alternatives à l’absence d’accord) devront également être testées.

4. Relier l’océan Indien et le Golfe arabe à la Méditerranée

Les accords d’Abraham ont ouvert la voie à la promotion du développement économique et de la connectivité le long d’un pont terrestre situé sur l’itinéraire de la route de la soie du sud, reliant la Méditerranée à l’océan Indien. La mise en place de ce lien important à l’appui des intérêts régionaux et mondiaux contribuera également à la stabilité du Royaume hachémite de Jordanie et créera une manne économique bénéfique pour tous.

5. Promouvoir la tolérance religieuse

Les EAU ont commencé à préparer un cinquième changement de donne : la tolérance religieuse. Cet effort nécessite un soutien substantiel de la part des États-Unis, de l’Europe et des États arabes. Le Vatican peut également lui conférer une crédibilité importante après la visite historique du pape et sa rencontre avec le cheikh Ahmed Al Tayyeb de l’université Al-Azhar à Abu Dhabi en 2019, et sa récente tournée dans un Irak déchiré par la guerre au début de cette année. Il est particulièrement important d’encourager les communautés juives et musulmanes d’Europe et des États-Unis à coopérer dans une lutte commune contre l’antisémitisme et la haine antimusulmane.

Chacun de ces changeurs de jeu offre un soutien important aux intérêts stratégiques des États-Unis et d’Israël, ainsi qu’aux intérêts stratégiques d’autres nations arabes. Ils doivent être récompensés par un soutien américain visant à promouvoir la coopération en matière de sécurité entre les États-Unis, Israël, la Palestine et les États arabes sunnites.

L’opportunité de l’administration Biden  

Chacun de ces cinq éléments permet au gouvernement américain de constituer des coalitions régionales et internationales de soutien. En outre, surmonter l’obstruction des différents acteurs sera un défi utile pour démontrer le leadership américain. Washington devrait exercer une pression maximale sur des demandes minimales pour surmonter l’obstruction régionale et démontrer l’efficacité de la diplomatie américaine, et ainsi rétablir la confiance dans le leadership américain. Toutefois, il est également clair que ce sont les acteurs régionaux, et non Washington, qui doivent rechercher et définir les solutions nécessaires. Le rôle des États-Unis sera de promouvoir un processus de recherche de la paix et d’aider à le soutenir.

Cette politique s’appuie sur les alliés modérés et pragmatiques des États-Unis et les renforce. Avec l’aide du soutien américain, les Émirats Arabes Unis peuvent faire beaucoup plus pour ouvrir la voie à la coopération régionale. Bâtir les institutions d’un État palestinien et le renforcement de la Jordanie peuvent faire de ce pays le centre de la coopération économique régionale. Renforcer les forces pro-américaines en Irak et au Liban est également un intérêt partagé. Des fonds suffisants peuvent être levés auprès des Émirats Arabes Unis, de l’Arabie saoudite et de la communauté internationale dans son ensemble. Pour cela, il faut un leadership politique, que seule l’administration américaine peut fournir. Une attention particulière sera également nécessaire pour renforcer l’Égypte en tant qu’acteur décisif en Méditerranée orientale, en Afrique de l’Est, ainsi que dans le monde arabe.

Cette orientation ouvre également la voie à un dialogue mené par les États-Unis et une opportunité de coopérer avec les rivaux américains. Chercher à relancer les négociations de paix israélo-palestiniennes sous l’égide du Quartet au Moyen-Orient permettra à Washington d’engager un dialogue prudent avec la Russie. La création d’une alliance de sécurité unie entre les États-Unis, Israël et les pays arabes sera le seul moyen de dissuader l’Iran de manière efficace. Le programme palestinien d’édification de son infrastructure étatique et de coopération régionale, qui s’étend de la Méditerranée aux pays arabes du Golfe, vise à ouvrir les routes commerciales et les possibilités d’investissement du sud, sur un tracé parallèle à celle de la Route de la soie. Dans ce contexte, il est logique d’utiliser ce programme comme base de dialogue pour une éventuelle coordination avec l’Inde et la Chine en vue de développer le commerce dans la région.

Enfin, la politique proposée permet aux États-Unis de conserver une grande crédibilité morale, non pas en utilisant simplement des slogans, mais en changeant la réalité. La politique américaine, depuis qu’Eleanor Roosevelt a voulu défendre et diffuser les principes énoncés dans la « Déclaration des droits de l’homme » de 1948, est restée attachée à ces principes. Ce n’est pas une tâche facile au Moyen-Orient, ni dans d’autres parties du globe. La politique proposée tient compte des réalités complexes sans sacrifier les valeurs qui sont essentielles pour maintenir l’autorité et l’influence dans des négociations difficiles.

Au fil des ans, trop d’occasions ont été perdues dans les efforts de paix entre Israéliens et Palestiniens. Ilan Goldenberg, Tamar Cofman Wittes et Michael Koplow seront certainement d’accord pour dire que ce serait une erreur tragique de ne pas exploiter les occasions qui se présentent et d’éviter de relever le défi de permettre et de soutenir ces changements majeurs.

 

[1] La définition d’enjeux « d’État à État » inclut les relations économiques et commerciales, la coordination en matière d’infrastructures, en particulier en ce qui concerne l’eau, les eaux usées et l’énergie, la connexion de leurs systèmes routiers et ferroviaires respectifs, l’octroi de droits de transit mutuels, les accords transfrontaliers, les relations de travail, la coopération en matière de recherche, de haute technologie et d’éducation, les relations diplomatiques, etc.

 [2] L’approche proposée suit les conclusions théoriques des travaux de John Paul Lederach. Voir : J.P. Lederach Building Peace – Sustainable Reconciliation in Divided Societies, United States Institute of Peace Press ; Washington D.C. 1999.

 

Les opinions exprimées dans ces articles sont celles des auteurs et ne reflètent pas une position officielle du Wilson Center.