Trad. : Gérard Eizenberg pour La Paix Maintenant


De nos jours, rien n’a moins de sens que la mort. Avant, dans nos contrees,
les gens mouraient pour quelque chose. Pour quoi meurent-ils aujourd’hui?

Nous (ma femme et moi) connaissons Jamal depuis longtemps. Il avait un
garage a Tel-Aviv, depuis de nombreuses annees, et il reparait notre
voiture, a l’occasion. Tout cela s’est termine l’annee derniere. Touche par
les decrets d’expulsion, il est rentre chez lui, a Deir al-Balah, dans la
Bande de Gaza.

Vendredi dernier, apres une longue periode de silence, il nous telephona et
demanda a parler a Dorit. Nous pensions qu’il avait besoin de notre aide.
Mais non, il voulait simplement nous dire que son fils aine avait ete tue
par des soldats israeliens. Pour Jamal, son fils etait mort pour rien. Il
n’avait commis aucun crime.

Je ne sais pas, et je n’ai pas cherche a savoir. A quoi bon? Aux yeux de
Jamal, son fils restera innocent, pour toujours, et les militaires diront
qu’il s’agissait d’un « dangereux terroriste ». Qui peut le dire? Et
d’ailleurs, cela n’importe plus. La machine de mort travaille sans
discontinuer, et produit des morts, les leurs comme les notres, sans que
personne puisse les separer les uns des autres. Jamal telephonait pour nous
mettre au courant. Il ne demandait rien.

Quand Jamal avait encore son garage a Tel-Aviv, un incendie s’est declare
dans un immeuble de bureaux voisin. Jamal risqua sa vie, entra dans
l’immeuble en flammes, et sauva de nombreuses vies. Des Juifs. A l’epoque,
si ma memoire est bonne, il recut une citation de la part de la police, qui
ne lui fut d’aucune utilite quand ils furent tous chasses. J’imagine que le
fils de Jamal a entendu son pere raconter cette histoire, plusieurs fois.

Plus tot dans la semaine, j’ai appele Amiram Goldin, qui habite Mitzpe Aviv,
dans le district de Segev, en Galilee. Je l’ai appele pour lui exprimer mes
condoleances apres la mort de son fils, Omri, tue dans l’attentat contre le
bus a Meron. Que pouvais-je dire a Amiram, que je connais depuis longtemps,
un partisan de la paix, et un ami personnel? Omri est lui aussi un produit
de cette machine de mort, qui fait son travail de facon automatique, aveugle
et stupide. Amiram me dit qu’Omri etait soldat de Tsahal, mais aussi soldat
du camp de la paix israelien. Il avait suivi son pere, et le terroriste
l’avait tue.

La guerre actuelle est la plus cruelle qui soit, car elle n’a pas de sens.
Les gens ont meme arrete de dire « que cette victime soit la derniere », car
tout le monde sait qu’il y en aura beaucoup d’autres. C’est devenu une sorte
de routine. Le desespoir et la betise ont touche de tels fonds que la
vengeance est tout ce qui nous reste : le meurtre pour le meurtre.

Qui parle aujourd’hui de plans, de strategie, de paix, de securite? Le jeu
aujourd’hui s’appelle « vengeance ». Nous agissons non pour dissuader ou pour
empecher, mais seulement pour leur rendre la monnaie de leur piece, pour
infliger de la souffrance. Les Palestiniens se vengent, nous nous vengeons,
et vice-versa, et « Dieu des vindictes, Eternel, Dieu des vindictes,
apparais » (Psaumes, 94.1). Ils n’ont plus d’espoir que leurs actes
meurtriers puissent apporter quoi que ce soit, et nous aussi avons perdu
espoir, nous repaissant dans la vengeance du sang, comme deux tribus de
sauvages.

Il y a quelques jours, j’ai vu un sondage montrant une majorite en faveur de
l’assassinat de Salah Shehadeh, qui impliquait la mort de femmes et
d’enfants. C’est difficile a croire, mais la meme majorite comprenait
parfaitement que l’assassinat de Shehadeh ne ferait qu’augmenter la terreur
et le nombre de victimes. Les gens le savaient, mais soutenaient quand meme
l’operation. En d’autres termes, on ne compte plus, on ne s’en fait plus.
L’important est de leur donner une lecon. Bien que nous sachions fort bien
qu’ils n’apprendront rien, ni nous non plus.

Nous essayons encore de compter, et de les garder dans notre memoire comme
des individus, mais avec tous ces morts, cela devient difficile. Nous
faisons un effort, parce que perdre le compte, c’est perdre son humanite. On
souhaite se souvenir de tous, mais on ne le peut pas. La memoire du fils de
Jamal et du fils d’Amiram restera avec nous apres la toilette des corps,
peut-etre pas pour tres longtemps, mais en tas. Comme ceux qu’on voit lors
d’une epidemie de cholera, en Afrique.

Pour ceux d’entre nous qui ne sont ni Arafat, ni Sharon, ni Ben-Eliezer, il
est important que la mort signifie quelque chose. Parce nous ne pouvons pas
ceder a la mort un empire de cette sorte. Quand la mort aura un sens, la
vie, par ici, aura elle aussi de la valeur.

* A cette date, Yossi Sarid est president du parti Meretz et chef de l’opposition a la Knesset