En mémoire des centaines de kibboutznik, assassiné-s, enlevé-es dans les kibboutzim de Be’eri et de Kfar Aza les 7 et 8 octobre 2023.

Auteur : Sylvaine BULLE, sociologue, professeure à l’ENSA de PARIS DIDEROT – Article publié dans AOC – Analyse-Opinion-Critique, paru le mercredi 11 octobre 2023

Photo : Une vue aérienne du kibboutz de Kfar Aza. © ILAN ROSENBERG / REUTERS

« En décidant de massacrer, dans un kibboutz ou une rave party, celles et ceux qui luttent le plus ardemment contre les religieux et l’extrême droite au pouvoir, c’est la démocratie israélienne que l’attaque du Hamas tente de réduire à néant. »

Mis en ligne le 11 octobre 2023


Le kibboutz de Be’eri est un des plus anciens d’Israël. Au minimum cent de ses résidents y ont été assassinés vendredi et samedi 7 et 8 octobre 2023 par des membres du Hamas, ayant transpercé avec facilité la barrière de sécurité a peine distante de 5 kilomètres. D’autres ont été pris-es comme otages. Parmi ces victimes se trouvent en très grande majorité des activistes, pacifistes, anarchistes, écologistes, opposants à l’occupation des Territoires Palestiniens, et tout simplement des militants engagés dans la critique interne de l’État d’Israël et de sa pente illibérale. À quelques kilomètres de Be’eri, aujourd’hui dévasté, se tenait la rave-party de la paix. Elle comptait plus de mille jeunes (dont deux cent cinquante ont moins ont été assassinés), qui s’étaient rassemblés dans le cadre d’une manifestation libertaire et hippie, elle-même représentative d’une frange importante de la jeunesse israélienne et sorte d’illustration des zones d’autonomie temporaire[1].

Ce sont donc des voix de la démocratie qui ont été éteintes par la seule volonté du Hamas ou de ses troupes, ayant surgi au milieu d’espaces géographiquement proches de Gaza, mais généralement hors d’atteinte. Nous croyions cela impossible, mais c’est pourtant bien une symétrie qu’il faut opérer par l’analysé : entre d’un côté, les formes de vie libertaires, ou portées par des communautés alternatives, et de l’autre une armée politique et désormais militaire, agissant par cruauté.

Des vies étrangères l’une à l’autre : kibboutz vs. lutte armée

Ce qui rend cette symétrisation possible, mais imparfaite, est précisément l’aspiration émancipatrice et de liberté portée par les kibboutzim d’un côté, contre le projet mortifère porté par une organisation guerrière, de l’autre. D’un côté, donc, le kibboutz qui exprime une expérience de la vie en commun[2] auxquelles peu de formes démocratiques peuvent prétendre. Le mouvement des kibboutzim israéliens qui a connu son essor entre 1950 et 2000, parallèlement à la période d’apogée du socialisme d’État en Israël, puise dans des références que mobilisent les militants anarchistes, alternatifs, mondiaux. Ces expériences communalistes sont souvent ignorées et dénigrées par la critique sociale dans la mesure où elles ont pris en partie racine en Israël, considérée par la première comme la terre de l’occupation, de l’impérialisme, de la colonisation sinon de « l’apartheid». Cet angle obtus empêche de voir la face collective voire autonome des kibboutzim, qui se détachent de tout nationalisme, de tout autoritarisme et sont traditionnellement opposés à la forme-État. Certes, les kibboutzim ont depuis leur création une fonction de barrière de protection des frontières nationales (comme en témoigne la localisation de Be’eri à 5km de la clôture de séparation avec Gaza) et sont plus ou moins gardées par l’armée. Mais en dehors de la protection militaire, il se caractérisent par leur caractère antinationaliste et collectiviste, pacifiste, égalitaire et solidaire.

Car la logique du modèle du kibboutz, au moins dans sa forme originelle, est de tendre vers une autogestion intégrale et une démocratie directe pour toutes les décisions. Celles-ci concernent toutes les sphères de la vie et rappelle un communisme du quotidien[3]. L’entraide, la solidarité (avec les Palestiniens intérieurs lorsque les voisinages existent), l’égalité des membres, l’absence de propriété, le modèle éducatif particulier (avec la socialisation non familiale, destiné à faire disparaître les structures mentales liées à la famille nucléaire, au moins jusque dans les années 2000) renvoient à un idéal de l’émancipation collective et individuelle, qui fut porté par les pensées libertaires ou révolutionnaires européennes[4].

D’un mot, ces formes de vie rendent visible, non pas un sionisme et un socialisme d’État, mais un associationisme, indépendamment de toute détermination exogène. Les kibboutzim instaurent un cadre de socialisation fraternelle à l’échelle de chaque personne, et à partir d’institutions de la vie en commun, comme en témoigne l’importance de l’espace du réfectoire, où une grande partie des résidents de Be’eri auraient été massacrés. À l’heure de la crise démocratique qui traverse Israël depuis 2020, ces formes communalistes ont perduré en dépit du libéralisme économique et du conservatisme ambiant. Rappelons-le, ce dernier s’exprime à travers le piétisme d’une partie de la population israélienne juive ou à travers la dé-démocratisation des institutions gouvernementales israéliennes, aux mains, depuis 2022, d’une coalition de droite et religieuse, suprématiste et quelquefois raciste.

Le Hamas, mouvement armé et religieux, prétend incarner la lutte pour l’émancipation nationale palestinienne, dans un tout autre sens. Le nationalisme des Palestiniens, partitionnés dans leurs territoires respectifs (Israël, Cisjordanie, Jérusalem-est et Gaza), ne s’est jamais éteint. Et on le sait, il est difficile d’ignorer l’hostilité croissante et le ressentiment des Palestiniens vis-à-vis d’Israël, qui résulte d’une situation objectivable : l’enfermement à Gaza ainsi que l’occupation en Cisjordanie. Cependant, et durant les deux à trois décennies d’Intifada (1967-2000), l’émancipation du peuple palestinien se projetait dans des visages de leaders nationalistes et politiques comme Yasser Arafat ou Marwan Barghouti (ancien chef de la branche armée du Fatah et emprisonné en Israël pour terrorisme). urtout, des formes d’expression de la résistance et un imaginaire politique étaient visibles dans des pratiques plutôt émancipées : comme le féminisme et l’éducation populaire, l’art, portés par des comités de résistance populaires non religieux.

Cet imaginaire politique de la résistance est aujourd’hui réduit à un nihilisme mortifère. Car le Hamas, fort de ses très nombreux combattants, a préempté la lutte de libération nationale, l’a converti en une machine de guerre. Hamas ne dispose pas de la force militaire d’Israël, mais se rapproche d’une organisation de masse, stratège et équipée. Elle ne vise plus la libération nationale palestinienne et la promesse politique d’une démocratie ouverte à minima. Elle a distillé la vengeance, la déshumanisation, le mépris de la liberté. L’attaque du 7 octobre laisse voir la mutation de sa psychè, qui vise à détruire non pas l’appareil étatiste « sioniste » mais sa population juive.

Deux conflits eschatologiques

Le rapport au temps est encore une autre caractéristique ontologique qui sépare deux conceptions entre : d’un côté, les fondements de la vie en kibboutz, et de l’autre, le nationalisme armé palestinien. La forme kibboutz fait se rejoindre l’imaginaire (le projet politique d’une communauté émancipée) et le concret (le respect de la terre et du travail manuel, agricole, la vie sur place). L’expérimentation politique sur place se double d’une dimension eschatologique dans la mesure où les kibboutzim s’inscrivent dans un parcours historique spécifique, marqué par le  traumatisme des minorités juives déplacées et exilées. En somme, ces expériences collectives et intégrales figurent des petits royaumes de l’ici-bas, à la fois comme accomplissement d’une promesse d’émancipation et de rédemption hors du temps de la destruction, et comme refuge dans l’espace-temps du présent, et à travers une expérience radicalement différente de la socialité.

Le rapport au temps des « combattants » du Hamas est d’une tout autre nature. Le ressentiment des Palestiniens et la haine d’Israël, pour ce qui du Hamas, est le fruit d’une blessure identitaire associée à la « Nakbah » traduisant la perte de la patrie-racine palestinienne, à la suite à la création de l’État d’Israël. Le temps palestinien est celui du sumud : un temps long de la nostalgie qui se cristallise sur la patrie perdue en 1948, célébrée par les poètes palestiniens et qui s’éclot dans le souvenir. Ce temps de la nostalgie impose de se projeter dans un projet temporel qui est la fuite en avant, hors de la réalité négative que représente Israël.

Pour la « résistance » du Hamas et d’une partie de ses soutiens, l’État d’Israël ne peut se prétendre être une racine, et il demeure une parenthèse ou un appendice et un corps étranger à la Palestine. L’eschatologie et le projet de libération par les armes sont ici la marque d’un refus de l’ici-bas et se nourrissent d’une socialisation plus ou moins lente du ressentiment. Cette tension nihiliste, comme elle s’est exprimée à travers le massacre du 7 octobre 2023, est destinée à miner l’espace-temps bien réel de la société israélienne et de ses manifestations, existentielles, qu’elles soient spirituelles, libertaires, alternatives ou autres.

La société israélienne, qui se concentre sur sa survie, sur la crise de son régime politique, paie le prix de son présentisme et de son agitation, ceux-ci lui ayant fait oublier le contexte dans lequel elle se trouve. L’attaque du Hamas est bien destinée à éteindre la démocratie, de la réduire à néant, en tuant ceux et celles qui luttent pour que cette dernière ne soit pas aux mains des religieux, des suprématistes kahanistes, qui veulent régner sur la politique et les affaires en Israël en divisant la société. Mais, en dépit de cette catastrophe interne, le Hamas n’est pas près de gagner la  lutte pour l’émancipation du peuple qu’il entend représenter, ni de faire triompher le récit de sa conception du monde.