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Ha’aretz, 2 mai 2006
Trad. : Gérard Eizenberg pour La Paix Maintenant
Depuis des années, j’achète mes journaux en arabe à Jérusalem Est, au kiosque d’Abou Salem, situé dans la Vieille Ville. Abou Salem est là tous les jours, de bonne heure, depuis 60 ans. La muraille qui surplombe son kiosque est criblée de balles tirées par les soldats de la Légion Arabe en 1951 venus mater la foule qui s’était rassemblée pour fêter l’assassinat du roi Abdallah de Jordanie par un jeune homme originaire de Jérusalem.
Abou Salem vend principalement des journaux palestiniens publiés à Jérusalem, Ramallah et Gaza. En ce moment, cela veut dire : Al-Qods, le journal le plus populaire, fondé par Mahmoud Abou Zalaf, natif de Jaffa, l’un des tout premiers journalistes palestiniens, disparu il y a un an ; le quotidien Al-Ayyam, propriété de la famille Al-Masri, et dont le rédacteur en chef, Akram Haniyeh, est considéré comme le conseiller le plus influent de Mahmoud Abbas ; le quotidien Al-Hayyat al-Jedida, dont les employés touchent leur salaire directement de l’Autorité palestinienne : et l’hebdomadaire de Gaza Al-Risala, considéré comme l’organe le plus important du Hamas.
Les journaux constituent une source inestimable d’informations et d’analyses sur les événements qui affectent les Palestiniens, avec une grande variété de reportages sur la Cisjordanie et la bande de Gaza. Ils contiennent toutes les sections habituelles (économie, sports, culture), ainsi que des annonces payantes concernant le diplôme universitaire obtenu par un enfant ou un remerciement à un médecin pour avoir soigné un membre de la famille. Chaque jour, il y a de nombreuses photos et caricatures, et des dizaines d’avis de décès, avec en général la photo de la personne décédée. Abou Zalaf était connu pour avoir dit : « s’il n’y a pas d’avis de décès dans Al-Qods, c’est comme si la personne n’est pas morte ».
Mais il existe dans les journaux palestiniens une section qui parfois s’étale sur trois pages ou plus, et qui n’a probablement aucun équivalent dans le monde. Elle consiste en des traductions de la presse en hébreu. Chaque jour, sous le titre « de la presse israélienne », paraissent une dizaine d’articles, tirés pour la plupart des quotidiens nationaux (Ha’aretz, Yediot Aharonot et Ma’ariv), mais aussi d’hebdomadaires locaux, en particulier Kol Ha’ir et Yeroushalayim, tous les deux publiés dans et pour la capitale.
Pas de droits d’auteur
Depuis quelques années, un nombre considérable d’articles ont été traduits de l’hébreu pour la presse palestinienne. D’après une liste que j’ai établie avec l’aide du rédacteur en chef d’un journal palestinien, chaque journal palestinien publie quotidiennement environ 10 articles ou éditoriaux traduits des journaux en hébreu. Les journaux palestiniens considèrent qu’ils ne sont pas tenus par les restrictions liées aux droits d’auteur, parce que les articles paraissent un jour ou deux après que l’original est paru en hébreu.
Souvent, je me suis extasié devant ce phénomène. Par exemple, l’un de mes articles paraissait lundi dans Ha’aretz, et le mardi, je le trouvais en excellente position dans les trois quotidiens palestiniens. Les traductions sont relativement fidèles. Parfois, les secrétaires de rédaction arabes modifient légèrement le titre, mais en général, les changements sont peu importants et ne trahissent pas l’intention d’origine. Pour moi, l’important, c’est que les clients d’Abou Salem lisent régulièrement mes articles dans Ha’aretz et m’envoient leurs corrections et leurs commentaires.
Je suis loin de constituer une exception. Pratiquement tous les auteurs des trois grands journaux israéliens sont traduits en arabe, tous les jours. Les éditoriaux de Ze’ev Schiff, par exemple, sont traduits immédiatement après leur parution et se voient accorder une place importante. Parfois, l’éditorial de Schiff paraît en première page, et à l’occasion, il fait le grand titre du journal.
Avant d’essayer de comprendre la raison de cette abondance de traductions de l’hébreu, il faut tout d’abord noter que les publications palestiniennes ne sont pas les seules dans ce cas. Début mars, je me trouvais à Londres, important centre pour les médias en arabe. En page 9 de Al-Qods al-Arabi, j’y ai trouvé des traductions d’éditoriaux de Yaron London (Yediot Aharonot), de Yoav Frumer, Eran Lerman et Guy Bechor (Ma’ariv), et d’Avraham Tal, Aluf Benn et des professeurs Ephraïm Yaar et Tamar Hermann (Ha’aretz). De nombreuses traductions de la presse en hébreu paraissent aussi régulièrement dans les journaux jordaniens, et, dans une moindre mesure, au Liban, en Egypte et dans le Golfe.
Pourquoi les Arabes en général, et les Palestiniens en particulier, traduisent-ils autant d’articles tirés de la presse israélienne ? Cela peut étonner, en particulier quand on sait que la réciproque n’est pas vraie. Il n’existe absolument aucune traduction de journaux arabes dans la presse en hébreu. Il y a quelques années, j’ai participé à un projet qui consistait à traduire des éditoriaux de journaux arabes en hébreu. Avec un journaliste de Jérusalem Est, nous traduisions chaque semaine un certain nombre d’éditoriaux de journaux palestiniens que nous jugions importants, et nous les proposions aux rédacteurs en chef israéliens. Aucun n’en a jamais voulu. Selon eux, les articles étaient maladroits, ennuyeux, et surtout, ils constituaient de la propagande grossière et superficielle. « Nous ne souhaitons pas offrir un support aux commentaires de l’ennemi », disaient-ils. Cela se passait dans les années 80, quand il était interdit à la radio et à la télévision d’Etat d’interviewer des partisans de l’OLP. A l’époque, il était aussi illégal pour des Israéliens de rencontrer des membres de l’OLP.
Qu’est-ce qui se cache derrière cette différence d’approche ? Comment se fait-il que même aujourd’hui, les journaux israéliens refusent de publier des journalistes arabes, alors que les Arabes publient largement les Israéliens ? Après tout, nous ne sommes qu’une île minuscule dans un océan d’Arabes. N’est-il pas important que nous sachions ce qui s’y passe ? Notre sort ne dépend-il pas en partie de ce qui se passe dans le monde arabe ?
Les temps ont changé
L’histoire des traductions de l’hébreu vers l’arabe dans la presse arabe et palestinienne a connu de nombreux changements au cours des années. Au début, à la suite de la guerre de 1967, il y avait très peu de traductions de la presse israélienne. Les premières traductions ont surtout concerné les Israéliens d’extrême droite. Al-Fajr, de Jérusalem Est, la première publication à soutenir l’OLP, a publié des éditoriaux du rabbin Meir Kahana qui appelait à l’expulsion de tous les Arabes d’Israël, en les accompagnant de photomontages montrant le Temple à la place du Dôme du Rocher, sur le Mont du Temple.
Cela était présenté comme une tentative de montrer à l’opinion arabe le » vrai visage » d’Israël et du sionisme. Les quelques articles traduits de journaux israéliens à cette époque, étaient ceux qui montraient Israël sous un jour très négatif. Les journaux palestiniens publiaient des articles sur les discriminations en Israël à l’égard des Juifs orientaux, sur les mouvements protestataires comme les Panthères Noires, sur les scandales liés à la corruption, sur la violence, et sur des Israéliens qui choisissaient d’émigrer. Un Palestinien qui lisait ces informations pouvait avoir l’impression qu’Israël était en train de s’écrouler, que c’était une société raciste dans un Etat pourri dont le sort était déjà scellé.
Mais les temps ont changé. A partir des années 80, la presse arabe a commencé à traduire un grand nombre d’articles d’opinion écrits par des Israéliens de gauche qui décrivaient les souffrances des Palestiniens et les injustices de l’occupation. Cette période est révolue, elle aussi, et aujourd’hui, tout est traduit : éditoriaux de journalistes de gauche comme de députés de droite comme Uzi Landau et Natan Sharansky. La plupart des articles traduits traitent de sujets politiques liés au conflit israélo-palestinien.
Quand j’ai posé la question sur la raison de ce flot de traductions de l’hébreu, j’ai obtenu la même réponse de quasiment tout le monde, que ce soient des rédacteurs en chefs arabes, des journalistes en Israël, ou des clients d’Abou Salem : il y a une demande pour cela, les lecteurs arabes s’intéressent aux auteurs israéliens. Mais cette réponse ne suffit pas. La vraie question, c’est : pourquoi cela les intéresse-t-il ?
L’une des réponses convenues est qu’Israël est un pays relativement fort. Les Palestiniens et les Arabes sont faibles et souhaitent être informés sur le plus fort. Cela est vrai, mais insuffisant, là encore.
Une bonne réponse est venue de la société Al-Masdar, située dans le quartier de Shuafat, à Jérusalem Est, qui traduit en arabe les articles de la presse israélienne. D’après les responsables des traductions, celles-ci sont souvent un moyen de contourner l’autocensure qui existe chez les Palestiniens, et peut-être aussi dans les pays arabes. En d’autres termes, les rédacteurs en chef arabes hésitent à publier des critiques violentes à l’encontre de leurs leaders. La solution ? Trouver un article israélien qui, disons, relate une affaire de corruption au sein de l’Autorité palestinienne, puis la publier. Un journaliste de Jérusalem Est m’a dit que pendant l’Intifada, plus l’Autorité palestinienne s’affaiblissait, plus on trouvait d’articles traduits d l’hébreu.
Quel est le secret ?
Il se peut que derrière le grand nombre de traductions de l’hébreu, en particulier ces dernières années, il y ait des causes plus complexes, sociales et culturelles. Le monde arabe et musulman, comme les autres cultures, possède une conscience de son histoire. Il sait que, pendant plusieurs centaines d’années, les Arabes et les musulmans étaient supérieurs à tous égards à l’Europe chrétienne. Aujourd’hui, quasiment tout Arabe du Moyen-Orient se demande : que nous est-il arrivé ? Comment se fait-il que nous ayons pris un tel retard ?
La situation dans laquelle se trouvent les Arabes est d’autant plus douloureuse à l’ère de la mondialisation. Le monde est plus petit, les informations et les idées parviennent instantanément à chaque coin du monde. Lors de la dernière conférence d’Hertzliya, le président de l’institut Weizmann des sciences, Haïm Harari, a donné des exemples du fossé qui se creuse avec le Tiers Monde, et entre Israël et les pays arabes : le PIB d’Israël atteint presque le double de celui de l’Arabie saoudite.
Ses ressources en pétrole n’ont pas aidé l’Arabie saoudite à participer à la course dans des domaines bien plus importants : le savoir et la technologie. Les scientifiques israéliens publient davantage dans les revues scientifiques que leurs collègues des 22 pays arabes réunis. Ce ne sont là que quelques exemples. En tout état de cause, la traduction d’articles de la presse israélienne reflète une réelle curiosité arabe. Quelle est la formule ? Quel est le secret du petit Etat d’Israël qui en 1948, et bien plus encore en 1967, a réussi à vaincre et à humilier les Arabes ?
De nombreuses publications arabes et palestiniennes traitent de la question de savoir pourquoi le monde arabe, qui autrefois était à la pointe de la civilisation humaine, se trouve aujourd’hui tant à la traîne. Certains chercheurs arabes recherchent les éléments de démocratie qui pourraient tirer de monde arabe de son retard. Suffit-il d’avoir des élections libres, ou faut-il aussi disposer d’un niveau décent d’éducation, des droits égaux pour les femmes, d’un état de droit, d’un système juridique efficace, de la liberté d’expression et de protection des droits civiques ? Ils étudient l’islam et ses effets sur la société et se demandent si la religion est un obstacle au progrès.
Mais les Arabes ont aussi d’autres réponses. Ils accusent les Chrétiens, l’Occident colonialiste, l’impérialisme, l’agressivité et l’exploitation de l’Occident, à commencer par les Etats-Unis, qui encore aujourd’hui détruisent et affaiblissent le monde arabe afin de le contrôler. Cet état d’esprit a permis aux théories du complot de se développer, théories fort répandues dans le monde arabe, y compris la diffusion des « Protocoles des Sages de Sion » [sur les « Protocoles des Sages de Sion » à la TV égyptienne, voir notre article : [ et la réponse d’un intellectuel palestinien : [->http://www.lapaixmaintenant.org/article261] ]]. D’après ceux qui croient à ces théories, les Israéliens réussissent parce qu’ils disposent d’un réseau international secret.
Le chercheur israélien Ilai Alon, qui partage son temps entre l’université de Tel-Aviv et celle de Chicago, et le spécialiste des médias Yoram Afek, se sont joints à deux chercheurs palestiniens, Assad Bussoul de l’université de Chicago et Zuheir Fahum de Nazareth, pour constituer un lexique de concepts émotionnellement chargés dans le conflit israélo-palestinien. Les deux chercheurs israéliens ont eu la surprise de découvrir à quel point les Palestiniens acceptent les récits historiques (« narratives ») selon lesquels le conflit est un complot chrétien européen pour faire en sorte que ses ennemis (les juifs et les musulmans) s’entretuent. Même leurs collègues chercheurs ont écrit que « l’Europe et l’Amérique observent sans intervenir et versent de l’huile sur le feu en fournissant aux parties des armes de destruction ».
Ceux qui ne traduisent pas
En même temps que le flot de traductions de l’hébreu, causé par la curiosité à l’égard d’Israël et par des tentatives de trouver des réponses au retard arabe, on peut trouver également ceux qui ne traduisent absolument rien de l’hébreu. Dans le contexte palestinien, cela revient à parler des publications du Hamas. Dans l’hebdomadaire de Gaza du Hamas, Al-Risala, et le mensuel londonien Filastin al-Muslimah, on ne trouve aucune traduction de la presse israélienne. Ils contiennent, bien entendu, d’abondantes références à l’ennemi israélien, mais ils ne traduisent pas les articles sous la forme dans laquelle ils ont été publiés, et ne citent jamais le nom des auteurs. Ainsi, par exemple, des publications du Hamas ont fait paraître il y a quelque temps des informations très détaillées sur des règlements de comptes entre familles mafieuses et sur des accidents de la route en Israël. Ces informations étaient présentées comme étant caractéristiques d’une société israélienne malade et de sa dépravation.
Cette approche est symptomatique de la conception du monde du Hamas, qui n’essaie en rien d’apprendre des réussites israéliennes, et encore moins de les imiter. « Nous ne voulons pas être une mauvaise imitation de vous », me dit un client d’Abou Salem. Il me montre des photos des officiers palestiniens emmenés hors de leur prison de Jéricho, les mains en l’air et en sous-vêtements, et il me dit : « Regarde ce qui arrive aux héros de l’Autorité palestinienne qui veulent ressembler aux Israéliens. »