Pour l’ancien ambassadeur d’Israël en France, Elie Barnavi, les tensions sont le résultat d’années de politiques de négligence et de division de la part du gouvernement.


Interview d’Elie BARNAVI par Alexandra Schwartzbrod, directrice adjointe, Libération, 15 mai 2021 – Nous remercions Libération de nous avoir autorisé à reprendre cet article.

Photo : B. Netanyahou à Jérusalem, le 9 mai 2021 – ©Amit Shabi/REUTERS

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Mis en ligne le 18 mai 2021


Ce nouveau regain d’affrontements est-il durable ?
L’expérience montre que les affrontements de ce type ne vont jamais au-delà de quelques jours. Sauf s’il y a des « bottes sur le terrain », comme en 2014, ce qui ne sera pas le cas ici. Cela va s’arrêter donc, au moment où les deux parties auront décidé qu’il n’y a plus rien à gagner et beaucoup à perdre. Le Hamas, qui a provoqué ce dernier round, est déjà demandeur d’un cessez-le-feu, à la fois parce qu’il estime avoir déjà beaucoup obtenu et parce qu’il est en train de prendre des coups terribles, sans doute plus durs qu’il n’imaginait. C’est Israël qui freine car il l’armée veut rétablir sa capacité de dissuasion, détruire le plus possible l’infrastructure militaire de l’organisation islamiste et allonger d’autant la période de calme qui suivra. Il faut se rappeler que dans une guerre asymétrique, il suffit que le faible soit encore debout au moment de la trêve pour qu’il puisse crier victoire. Pour cela, une dernière salve de missiles suffit. Voilà pourquoi c’est une guerre sans fin ; la victoire est à jamais hors de portée. Pour dire les choses simplement, la situation à Gaza prise isolément est sans espoir. Il faudrait aborder le problème autrement, en passant par Ramallah, donc par une solution politique, mais cela implique évidemment un prix territorial et idéologique que Jérusalem ne veut pas payer et la « communauté internationale » ne veut pas imposer.

Netanyahou en sortira-t-il gagnant ou perdant ?
Les deux. Dans l’immédiat, il a obtenu ce qu’il voulait. Cette crise, sans l’avoir à proprement parler créée – sauf à Jérusalem, où sa politique et l’imbécillité de sa police ont allumé la mèche –, le sert puissamment. Naftali Bennett, le leader de la droite nationaliste religieuse qui était sur le point de mettre sur pied un « gouvernement de changement » en alternance avec le chef du parti centriste Yaïr Lapid, a fini par jeter l’éponge sous la pression de son camp. Lapid a encore près de trois semaines pour mettre sur pied une coalition, mais, sans Bennett, et même avec l’appui de la liste arabe de Mansour Abbas (Ra’am, islamiste), l’arithmétique parlementaire le lui interdit. Netanyahou souhaitait une cinquième élection, il l’aura. Cependant, il est impossible de prévoir comment elle tournera. En effet, le bilan du premier ministre n’est pas bien reluisant : il laisse derrière un pays endeuillé par l’accident terrible au mont Méron fin avril, lorsque la mort de 45 personnes écrasées dans une bousculade lors d’une célébration religieuse a mis au jour l’autonomie des ultra-orthodoxes et les carences de l’Etat, un pays terré dans les abris sous la pluie de roquettes du Hamas, un pays atterré par des émeutes urbaines qui le mettent au bord de la guerre civile. Sa base, qui n’est pas sans rappeler celle de Trump aux Etats-Unis, s’en moque. Mais elle n’est pas tout l’électorat. Il est vrai que pur lui, l’essentiel est de tenir quelques mois de plus. C’est toujours ça de pris, en attendant qu’un nouveau round électoral lui donne enfin la majorit dont il rêve pour pouvoir échapper à son procès pour corruption.

Qu’est-ce qui vous inquiète le plus ? La colère des Palestiniens des territoires ou celle des Palestiniens d’Israël ?
Netanyahou a vendu à ces concitoyens, et au monde, un mythe : Israël a liquidé le problème palestinien, la preuve en est la normalisation avec les pays arabes sunnites, du golfe à l’Afrique du Nord. Ce mythe vient de partir en fumée. Les événements de ces derniers jours ont réunifié les quatre segments de la population palestinienne : Jérusalem, Gaza, la Cisjordanie et le territoire souverain d’Israël. Le pire est ce qui se passe dans nos villes à population mixte, judéo-arabe. Pogroms, lynchages, incendies de commerces et de synagogues, une ville entière, Lod, sous couvre-feu… On n’a jamais assisté encore à cette espèce de décomposition instantanée de la société israélienne, à ce mépris massif pour l’autorité de l’Etat et ses symboles. Imaginez vos émeutes de banlieue de 2005 à l’échelle d’un pays entier. Y compris dans des villes jusqu’ici réputées pour leur esprit de coexistence entre Juifs et Arabes comme Haïfa ou Akko (Acre) ! Nous récoltons les fruits amers d’années de négligence, d’incitation à la haine, d’une politique délibérée de diviser pour mieux régner. Les longues années Netanyahou.

Comment cela peut-il se calmer ?
Paradoxalement, ces événements tragiques surviennent au moment précis où les Arabes israéliens atteignent un degré de promotion professionnelle et politique jamais connu auparavant, et, toutes les études d’opinion le montrent, souhaitent ardemment s’intégrer dans le système. Mais c’est un paradoxe en apparence seulement : c’est toujours lorsque cela va mieux que se manifeste l’impatience face à ce qui ne va toujours pas, ou pas assez vite. Tout dépendra en fin de compte de l’évolution politique.

Le départ de Netanyahou, s’il arrive, améliorera-t-il la situation ?
Grandement. L’homme occupe une telle place au centre de l’échiquier politique qu’il a figé l’ensemble du système. Tant qu’il sera là, rien ne sera possible. Il a stérilisé son parti dont il a fait, comme Trump avec les Républicains, un culte dédié à sa personne. L’un de ces « bibistes » inconditionnels a publiquement déclaré : « S’il violait ma fille, je voterais encore pour lui. » C’est tout dire. Cela dit, au-delà de sa personne, c’est l’ensemble du système qui est à bout de souffle. L’émiettement électoral, dû à la dislocation de la société séquencée en « tribus » étanches recroquevillées sur les « narratif », retranchées dans leurs privilèges et qui se regardent en chiens de faïence, et que la proportionnelle reflète fidèlement tout en en empêchant le déblocage, ne permet pas l’émergence d’une majorité claire. Sa personnalité fait le reste. Voilà pourquoi, malgré l’évidente droitisation du pays, dont Netanyahou est amplement responsable, il ne parvient pas à rassembler sur son nom les quelques 65 des députés résument marqués à droite. La gauche, elle, n’est plus représentée que par deux petits partis : les travaillistes et le Meretz. Cependant que les Arabes sont regroupés dans quatre petits partis  dont le front commun a éclaté à la faveur des scrutins successifs : les islamistes, les communistes, les libéraux et les nationalistes. Tout cela forme une carte électorale qui n’a rien de cohérent.

Le drame de la classe politique israélienne c’est qu’elle n’a plus de personnalités fortes capables de s’opposer à Netanyahou, notamment à gauche !
Si, il y en a quelques-unes. La nouvelle cheffe du parti travailliste, Merav Michaeli, est une forte personnalité. Au centre, Yaïr Lapid a mûri et est devenu un homme politique de poids. Ce sont les troupes qui leur font défaut.

Et les religieux ? On voit bien ces jours-ci l’influence néfaste qu’ils ont sur le pays…
Il y a religieux et religieux. Les nationaux-religieux de la liste Sioniste religieux ont évolué en un parti des colons, raciste, ethnocentrique et xénophobe. Parmi d’autres exploits de Netanyahou, on lui doit l’entrée de ces gens à la Knesset, d’où leurs devanciers avaient été chassés au mitan des années 80 par décision de la Haute Cour de justice pour cause e racisme. Et il y a les deux partis ultra-orthodoxes, indispensables à Netanyahou, et dont le poids politique est ainsi sans commune mesure avec l’importance démographique de leurs mandants. Le gouvernement qui se profilait avait justement l’avantage de ne pas dépendre d’eux. Pour des raisons que je n’ai pas la place de développer ici, leur influence grandissante en Israël est une tragédie. Disons seulement que, s l’on continue sur cette lancée, la start-up nation va rapidement se métamorphoser en un pays du Tiers-Monde. Quoi que l’on voie dans les rues d’Israël en ces jours de malheur, la communauté arabe est à la longue plus facilement réintégrable au sein de la société israélienne que les haredim.

Pensez-vous toujours que la solution à deux Etats est la seule possible ? Sinon, quoi ?
N’en déplaise à l’extrême gauche et à la droite extrême, lesquelles, comme souvent, se rejoignent, il n’y en a pas d’autres. Ou plutôt si, l’apartheid ou la guerre civile, qui d’ailleurs ne s’excluent nullement. N’abandonnons pas la solution à deux Etats, elle est la seule possible !

diplômée de l’École supérieure d’interprètes et de traducteurs (ESIT), elle s’oriente vers le journalisme. Elle est notamment journaliste aux Échos de 1989 à 1994 avant de rejoindre le journal Libération en 1994, pour lequel elle a été correspondante à Jérusalem de 2000 à 2003.