« Même le traumatisme de la guerre de Kippour, matrice de tous les traumatismes, n’a pas suffi pour qu’Israël change vraiment de stratégie. Généraux et commentateurs nous ont assuré que Tsahal en avait tiré les leçons, mais Israël n’a rien appris. »


C’est une nouvelle loi de la nature : plus nous nous éloignons de la guerre de Kippour, plus elle se rapproche de nous. À la fin de la semaine nous commémorerons une fois de plus cette guerre, les récits héroïques empliront les colonnes des journaux et les programmes télé – et la véritable leçon sera une fois encore défigurée à en devenir méconnaissable, comme toujours chez nous.

Rien ne va changer. Les arsenaux sont peut-être mieux armés, les services de renseignement certainement plus sophistiqués, mais la leçon historique, la conclusion importante entre toutes, n’a jamais été tirée chez nous, pas une seconde. Aujourd’hui comme auparavant, nous pouvons reprendre à loisir cette rengaine au succès assuré : « Quand nous nous promenons, nous sommes trois : toi, moi, et la prochaine guerre. » [2].

Il est surprenant de voir que même ce traumatisme, matrice de tous les autres, n’a pas réussi à entraîner le moindre changement réel de stratégie. Généraux et commentateurs ont assuré que Tsahal en avait tiré les leçons, mais Israël n’a rien appris. Rien appris, ni rien oublié ; on ne le prendra plus comme cela par surprise – et la surprise sera de nouveau au rendez-vous, du moins une surprise feinte.

Trente-huit années se sont écoulées et c’est comme si rien ne s’était passé : la même complaisance, la même arrogance, la même confiance infondée en soi, la même passivité diplomatique, les mêmes occasions manquées, l’une après l’autre. La même idée absurde que le temps joue en faveur d’Israël, qu’il panse toutes les plaies et aplanit tous les obstacles, qu’il n’y a rien à faire et que les choses s’arrangeront d’elles-mêmes, que nous vivrons à jamais par l’épée et eux sous notre occupation – maintenant comme alors.

Bien qu’informulé, le comportement d’Israël ne laisse pas place au doute : rien n’a changé dans ses conceptions. Malgré les 2 300 victimes de cette guerre et le terrible danger qu’elle a fait planer sur Israël. Rien n’a changé en ce qui concerne les problèmes de fond. Nous ne rendrons pas le plateau du Golan à son propriétaire, pourquoi le devrions-nous ? Après tout, cela fait trente-huit ans que la frontière est calme. Mais elle ne le restera pas trente-huit années de plus ; jamais la Syrie ne renoncera à une parcelle de terre – jusqu’à la survenue d’une nouvelle surprise, encore une fois. Après la prochaine guerre pour le Golan, le plateau reviendra à son propriétaire. Il en alla ainsi en 1973 avec l’Égypte, il en ira de même avec la Syrie.

Avant 1973, il était possible (et nécessaire) de parvenir un accord avec l’Égypte ; Israël a dit non, 2 300 soldats furent tués, et Israël a alors dit oui. Oui pour rendre les territoires égyptiens occupés, que l’on aurait dû rendre avant la guerre plutôt qu’après. Aujourd’hui comme alors, la Cisjordanie est l’enjeu d’un pari, un pari funeste. Implantations, exactions, aggravation de l’occupation, tout en faisant fi des conseils de nos derniers amis de par le monde. Ce ne sera qu’après le prochain bain de sang, qui promet d’être plus terrible encore qu’aucun de ceux qui l’ont précédé, que nous recouvrerons nos esprits. Pas avant, le ciel nous en préserve.

« Les signes sur le mur clament d’amères menaces »[3], et nous continuons comme si de rien n’était. Non et non, épisode après épisode. Manœuvre après manœuvre, le principal est de différer et de refuser. Des actions terroristes – nous ne partons pas ; pas de terrorisme – nous ne bougeons pas. Yasser Arafat vit, nous ne partons pas ; Arafat est mort, nous ne bougeons pas. Les Palestiniens reconnaissent l’État d’Israël, nous ne partons pas ; ils ne reconnaissent pas l’« État juif » – nous ne bougeons pas. Il n’y a pas de “printemps arabe”, il y a un “printemps arabe” – nous continuons comme si de rien n’était. Tout soldat est bon pour le service, tout prétexte est bon à refus.

Si Israël voulait marquer comme il convient l’anniversaire de cette guerre, si l’on enseignait correctement l’histoire, il cesserait de se complaire dans la nostalgie des récits héroïques et de se confire en lamentations de deuil, et se demanderait plutôt s’il a vraiment fait tout ce qu’il était possible afin que la pire guerre de son histoire ne se reproduise pas. Qu’a-t-il fait depuis lors pour être accepté dans la région, qu’a-t-il fait pour éloigner le risque de la prochaine guerre, et a-t-il ne fût-ce qu’une chance de survivre en ne comptant que sur la sophistication croissante des armes – pas seulement celles qui sont dans ses arsenaux, mais celles aussi qui sont dans ceux de ses voisins.

Mais ces questions ne sont pas posées, ni au jour anniversaire de 1973, ni aucun autre jour de l’année. C’est pourquoi il nous appartient de continuer à fredonner la chanson écrite avant cette guerre, ainsi que nous aimons tant à le faire : « Quand nous dormons, nous sommes trois – toi, moi et la prochaine guerre. »


NOTES

[1] Le titre de cet article s’inspire de la première pièce de Hanoch Levin, montée en 1968 avec Edna Shavit, professeur d’art dramatique à l’université de Tel-Aviv, Toi, moi et la prochaine guerre (Ath ve-Any veha-Mil’hamah ha-Baah).

[2] Ces quelques mots sont également repris en refrain dans la chanson homonyme extraite de ce spectacle (ici citée à deux reprises).

[3] « Ha-Ktouvoth âl ha-Qir Zoâqoth ou-Maroth – Les signes sur le mur clament d’amères menaces » : Cette expression aujourd’hui répandue en hébreu fait référence au chapitre 5 de Daniel, dans la Bible, et au tracé funeste qui s’inscrivit à la vue du roi Belshasar (ou Balthazar) alors qu’il s’apprêtait à profaner les vases du Temple de Jérusalem, ramenés à Babylone avec les captifs par son prédécesseur Nabochodonosor.

Au même moment, les doigts d’une main détachée apparurent pour écrire ces mots sur la paroi chaulée de la salle du festin donné par Belshasar : « Mené, mené, teqèl ou-farsîn », inscription ainsi déchiffrée et interprétée par Daniel : « Mené, “mesure”, Eloha a mesuré ton règne et y met fin ; Teqèl, “pesé”, tu as été pesé dans la balance et trouvé trop léger ; Perés, “partagé”, ton royaume a été divisé et donné en partage aux Mèdes et aux Perses. »

Et ainsi en alla-t-il de Belshasar, roi de Chaldée, qui fut tué la nuit même.