Auteur : Shaul Arieli, Haaretz, 14 août 2025
Traduction : Dory, groupe WhatsApp « Je suis Israël »
Photo : Conférence de presse à Ma’ale Adumim du ministre des Finances Bezalel Smotrich
Mis en ligne le 29 août 2025
L’approbation par la Knesset, le mois dernier, du projet de décret sur « l’application de la souveraineté » à la Cisjordanie s’inscrit dans la continuité d’une politique menée depuis plusieurs années par le gouvernement actuel. Il tire parti de sa composition disparate, de l’opposition divisée et de l’absence de critiques publiques efficaces. Cette initiative n’est pas née du néant et s’inscrit dans l’euphorie qui gagne de plus en plus le camp messianique-nationaliste, passé de la marge de la politique israélienne à son centre de gravité au cours de la dernière décennie.
Dror Greenblum l’a bien décrit dans le supplément de Haaretz (18 juillet), lorsqu’il a écrit qu’au lendemain de la guerre, nous assistons à « une extraordinaire vague messianique, qui balaie les esprits de l’opinion ultra-orthodoxe et menace d’affecter considérablement l’avenir de l’État tout entier ». Il ne s’agit plus d’une interprétation marginale des processus politiques, mais de la ferme conviction que l’accomplissement de la rédemption dépend de l’abandon de la solution à deux États et de l’application de la souveraineté israélienne en Cisjordanie.
Ce phénomène n’est pas seulement déclaratif. Selon eux, il a également des conséquences concrètes. Nadav Sergai a écrit dans Israel Hayom (3 juillet) que « la souveraineté en Judée-Samarie se développe de la base, et la colonisation s’étend à une échelle sans précédent. Smotrich et Struk écrivent l’histoire en bloquant la création d’un État palestinien… D’ici quelques années, des centaines de milliers de Juifs s’ajouteront en la Judée-Samarie. »
Les faits ne corroborent pas l’enthousiasme messianique, et certains le reconnaissent déjà. Hagai Segal, dans sa chronique parue dans Makor Rishon (11 juillet), admet qu’« il est difficile de contester les chiffres (immigration négative) », mais tente d’expliquer la stagnation de la colonisation : « Les racines du phénomène démographique actuel en Judée-Samarie… ne sont ni un déclin, ni un abandon, mais une certaine stagnation due à un optimisme excessif et au sentiment que le rêve national-messianique s’est déjà réalisé. »
Yaakov Feitelson, ancien président du conseil d’Ariel (Mida , 1er août), est allé plus loin et a admis : « Avec de nombreuses petites colonies et très peu de grandes, la colonisation en Judée-Samarie est chancelante.» Il a ajouté : « Si la colonisation en Judée-Samarie veut vraiment se concrétiser… elle doit rapidement changer de disquette et se réveiller de l’illusion naïve d’une vie dans des “petites colonies”, qui ne prend pas en compte le défi démographique… Une telle approche crée davantage de ghettos qui, au mieux, ne durent qu’une génération ou deux. La plupart des enfants des fondateurs préféreraient s’installer dans les grandes villes. » Mais il ne s’agit pas d’une stagnation temporaire, mais d’une série d’échecs spatiaux, démographiques et sociaux. De nombreuses données et analyses de tendances mettent en lumière le fossé entre l’idéologie et sa mise en œuvre : après 58 ans de colonisation juive en Cisjordanie, soutenue par tous les gouvernements israéliens, y compris le gouvernement actuel, le résultat est loin des attentes des partisans de la vision de la colonisation.
Voici les derniers chiffres : les Palestiniens représentent environ 85 % de la population de Cisjordanie, une majorité stable et solide qui ne laisse aucune marge de manœuvre démocratique à ceux qui cherchent à annexer le territoire sans leur accorder de droits politiques. Le solde migratoire des Israéliens en Cisjordanie est négatif : le nombre de ceux qui partent est supérieur à celui des arrivants. Environ 40 % des colons se classent dans le groupe socio-économique le plus bas. Les subventions versées aux collectivités locales juives de Cisjordanie sont deux fois supérieures à la moyenne nationale, 62 % des résidents travaillent en Israël, et la plupart des autres sont employés dans des institutions gouvernementales et au sein des communautés elles-mêmes.
99 % des terres privées en Cisjordanie appartiennent à des Palestiniens, et la superficie bâtie des Palestiniens est neuf fois plus grande que la superficie bâtie des Juifs. 85 % des Israéliens vivent à moins de 10 km de la Ligne verte, dont près de la moitié dans les villes ultra-orthodoxes de Modi’in Illit et Beitar Illit (le même nombre d’habitants qui vivent dans 128 colonies et 261 avant-postes répartis dans les six conseils régionaux de Cisjordanie). La colonisation au cœur de la Cisjordanie reste fragile et fragmentée.
Confrontés à ces chiffres, les dirigeants du camp messianique-nationaliste ont pris conscience d’une vérité simple : même après la construction de dizaines d’avant-postes et la violation des décisions gouvernementales et du droit international, la domination palestinienne sur l’espace est restée intacte. Une majorité juive n’a pas été créée en Cisjordanie et une majorité palestinienne n’a pas été évitée. Aussi, ces dernières années, le camp messianique a reconnu la nécessité d’un changement de cap : transformer l’appauvrissement spatial en occupation institutionnelle et juridique.
De là, la voie était courte jusqu’au coup d’État du régime, dont l’objectif n’est pas seulement idéologique, mais vise aussi directement à supprimer les obstacles juridiques à la prise de contrôle de l’espace. Ainsi, la responsabilité civile du territoire de Cisjordanie a été retirée aux services de sécurité et transférée au ministère dirigé par Bezalel Smotrich. Il s’agit non seulement d’une violation des fondements du gouvernement militaire, mais aussi d’une mesure visant à établir un contrôle civil israélien sur le territoire, en violation des dispositions du droit international.
En parallèle à cette mesure et avec son appui, d’autres mesures ont été prises, dont certaines ont coûté des milliards de shekels : expulsion de communautés palestiniennes, terrorisme des colons, démolition de maisons, construction de routes de contournement, financement de pâturages, empiètement d’avant-postes en zone B, tout cela en fermant les yeux sur la coopération de l’armée et de la police. Là encore, le résultat est clair : l’immigration juive n’a pas augmenté, mais au contraire, la population palestinienne n’a pas diminué, et la situation démographique est restée inchangée.
Le messianisme, il s’avère, sait faire la une des journaux, mais pas changer la réalité. L’annexion, même partielle, parachèvera la transition d’un régime militaire temporaire à une occupation civile permanente et provoquera une rupture irréparable entre Israël et la communauté internationale.
À l’approche des prochaines élections, les dirigeants du sionisme religieux sont tenus de présenter leurs réalisations à leurs électeurs. Ainsi, Smotrich a annoncé avec beaucoup de pathos l’établissement de « 50 nouvelles colonies », qui se sont vite révélées obsolètes ou n’existaient que sur le papier. D’autres sont revenus à leurs anciennes promesses d’installer 1,2 million de Juifs à Gaza, oubliant qu’après 40 ans de colonisation (jusqu’au désengagement), moins de 8 000 Israéliens vivaient dans la bande de Gaza. Face à l’échec sur le terrain, la coalition revient donc à la seule arme qui lui reste : une déclaration d’« imposition de la souveraineté ».
Cependant, dans ce contexte également, la réalité la frappe de plein fouet. Les propositions présentées à la Knesset diffèrent mais toutes témoignent d’un échec persistant. La première – annexer uniquement la zone des colonies (environ 3 % de la Cisjordanie) – est une mesure dénuée de sens, puisque cette zone est déjà sous contrôle israélien intégral. La deuxième proposition concerne l’annexion de la zone de Jérusalem (environ 2 % de la Cisjordanie) et le doublement de la superficie de la ville de Jérusalem, afin de préserver une majorité juive dans la capitale et de séparer la Cisjordanie du nord et du sud de la capitale. La troisième proposition, plus ambitieuse, consiste à annexer la vallée du Jourdain (environ 16 % de la Cisjordanie). Or, il s’agit d’une zone peu peuplée, avec seulement environ 7 000 Juifs.
Dans tous les cas, il ne s’agit pas de mesures susceptibles d’engendrer un réel changement démographique ou spatial, mais plutôt d’une tentative de sensibilisation, notamment auprès de l’opinion ultra-orthodoxe. Cette mesure sert aussi à occulter le fait que les changements structurels introduits par Smotrich – et interprétés par tout juriste raisonnable comme une annexion de jure des colonies – ne constituent pas une annexion de facto. De leur point de vue, l’enjeu sera de contrer le prochain gouvernement, qui, s’il le veut, aura du mal à obtenir le vote de 80 députés pour annuler l’annexion, comme l’exige la Loi fondamentale.
Il convient de souligner que, dans l’opinion publique, aucune majorité ne soutient l’annexion. Des sondages menés par les professeurs Gilad Hirschberger et Sivan Hirsch-Hepler du groupe de recherche Tamror montrent que, malgré une augmentation significative du soutien juif à l’annexion – de 17 % en 2018 à 37 % en juillet 2025 –, une majorité absolue de l’opinion publique arabe, ainsi que la majorité de l’opinion publique juive, privilégient d’autres solutions : un accord politique, la séparation ou le maintien du statu quo.
Ce fossé entre l’opinion publique et les dirigeants religieux messianiques devrait inquiéter chaque citoyen. Car si la politique d’annexion se traduit par une législation concrète, l’État d’Israël perdra définitivement son caractère démocratique. L’annexion, même partielle, achèvera la transition d’un régime militaire temporaire à une occupation civile permanente et créera un fossé irréconciliable entre Israël et la communauté internationale. Israël, qui rejette la solution à deux États, n’aura plus à l’avenir que deux options: un retrait complet de tous les territoires et l’évacuation de toutes les colonies, ou un effondrement progressif en un seul État à forte majorité palestinienne.
Greenblum avait raison lorsqu’il écrivait que « le discours (dans la société haredi) se déroule dans une sphère totalement différente de celle des discussions du journal Haaretz ». Or, c’est précisément pour cette raison que l’opinion publique laïque et libérale doit sortir de son indifférence. Il ne s’agit plus d’une lutte pour les frontières, mais pour l’image d’Israël. Une lutte entre réalité et messianisme, entre responsabilité politique et illusions politiques. Car l’histoire le prouve : lorsque les États transforment leurs fantasmes en politiques, ils ont tendance à aboutir non pas à la rédemption, mais à l’effondrement.