Trad : Gérard Eizenberg pour La Paix Maintenant

[voir aussi la réaction d’un intellectuel palestinien [ ]]


Le Caire, 25 octobre 2002 – Les images défilent rapidement sur l’écran. On y
voit un visage sanguinolant, des hommes et des femmes en costume victorien
dans un salon, des soldats donnant des coups de crosse. Et un homme en noir
et à la longue barbe, avec des papillotes.

Une chaine de télévision égyptienne sur satellite a commencé à diffuser des
spots de promotion pour une série populaire prévue pour le Ramadan, dont les
producteurs reconnaissent qu’elle s’inspire de l’infâme faux tsariste « Les
Protocoles des Sages de Sion ». Ce document, un classique de l’antisémitisme
depuis un siècle, semble éveiller un nouvel intérêt dans le monde arabe,
disent certains universitaires et observateurs.

La série, « Un Cavalier sans Monture », retrace l’histoire du Moyen-Orient de 1855 à 1917, vue par un Egyptien qui a combattu les occupants britanniques et le mouvement sioniste. Elle se compose de 41 épisodes, et sera diffusée le soir pendant le mois, sacré pour les musulmans, du Ramadan, qui commence dans une quinzaine de jours, ce qui garantit à la série une audience maximale, de nombreux musulmans se réunissant chez eux le soir après avoir brisé le jeûne quotidien. La télévision égyptienne d’Etat et d’autres chaînes arabes diffusant également la série, son audience potentielle se chiffre en plusieurs dizaines de millions.

La série, une épopée historique de style « pulp », à en juger d’après les spots de promotion, est la première production de la chaîne Dream TV, née il y a a peine un an. Cette chaine est l’une des deux premières chaînes privées, et propose un format plus décontracté que la télévision d’Etat. Elle est contrôlée par Ahmed Bahgat, un important homme d’affaires égyptien.

Les « Protocoles », qui prétendent montrer les dirigeants juifs complotant pour la domination du monde, se sont revélés depuis longtemps être un faux fabriqué par la police secrète tsariste. La Russie du début du 20ème siecle et l’Allemagne nazie s’en sont servies comme prétexte à la persécution des Juifs. Pourtant, chez Dream TV, on dit garder l’esprit ouvert quant à leur authenticité. De toute façon, dit-on, la réalité semble les confirmer, Israël contrôlant une partie du Moyen-Orient.

« D »une certaine manière, ne dominent-ils pas? », dit Hala Sarhan, vice-présidente de Dream TV, et personnalité fougueuse quand elle est à l’antenne. « Bien sûr, ce que nous lisons dans les ‘Protocoles’ parle d’une sorte de complot. Ils veulent le contrôle, ils veulent la domination. Je représente Monsieur Tout-le-monde. Nous verrons bien si cela s’est réellement passe dans l’Histoire, ou pas ».

Mme Sarhan indique que ce qui concerne les « Protocoles » n’est qu’un des aspects de la série, qui dépeint une histoire bien plus vaste. Mais d’autres, qui ont vu la série, affirment que le complot sioniste pour contrôler la terre arabe en est l’un des thèmes récurrents.

A un moment, des hommes du mouvement de resistance arabe anti-britannique
découvrent les « Protocoles », et les font traduire, dit l’un des auteurs, Muhammad Baghdadi. « Ils se sont rendu compte que beaucoup de choses dans ce document se passaient dans la réalité, que les Juifs l’aient écrit ou pas », dit Mr Baghdadi.

L’intrigue qui sous-tend la série parle de « la façon dont l’entite sioniste a été implantée en Palestine et dans le monde arabe », dit-il. Mr Baghdadi affirme que la série respecte le judaïsme en tant que religion. « Nous ne faisons que critiquer le mouvement sioniste », dit-il.

Néanmoins, la serie inquiète les USA et Israël. Des officiels de l’ambassade américaine ont dit avoir fait part de leur inquiétude au gouvernement égyptien, mais n’avoir reçu qu’une vague réponse.

La série repose en grande partie sur Muhammad Sabhi, célèbre acteur égyptien
de cinéma et de théâtre, qui ne craint pas la controverse, et a parfois tourné les Arabes en dérision. Il est co-auteur du scénario et incarne le personnage principal.

Mr Sabhi a refusé d’etre interviewé, mais il a déclaré il y a quelque temps à la chaîne de télévision Al Jazira que, que les « Protocoles » soient ou non authentiques, « le sionisme existe et il contrôle le monde de toute éternité ». Il a dit que de nombreuses prédictions du livre se sont confirmées et qu’il serait « stupide » de ne pas envisager son authenticité, meme si cette probabilité n’est que d' »une sur un million ».

Des observateurs, comme David I. Kertzer, professeur d’anthropologie à l’université Brown, ont noté un accroissement de l’imagerie antisémite, caractéristique des sociétés européennes, et qui s’exporte maintenant dans le monde arabe depuis les attentats du 11 septembre, avec la fausse rumeur selon laquelle les Juifs auraient ete prévenus des attentats.

Michael A. Sells, professeur de religions comparées à Haverford College : « avec chaque nouvelle vague de guerre et de colère, le modèle importé d’Europe prend racine plus profondément dans la société ».

De fait, les « Protocoles » semblent avoir gagné récemment une certaine audience dans les médias arabes, et occuper davantage de place sur les présentoirs des librairies. Pourtant, leur impact en Egypte est peu clair.Des observateurs égyptiens disent que la plupart des gens, dans ce pays relativement peu alphabetisé, n’ont jamais entendu parler du livre, bien que ceux qui en ont entendu parler acceptent probablement son authenticité. « Une fois sur les écrans de television, il entre dans le salon de tout le monde, et c’est là le danger », dit Samir Raafat, écrivain et chroniqueur de la vie cairote, tres critique vis-à-vis de la série. « On nourrit les gens de propagande haineuse. Cela ne contribue pas à la tolérance ni à la connaissance de l’autre. Il y aura un prix à payer ».

Les « Protocoles » se sont propagés en Europe dans les années 20, et sont
présents au Moyen-Orient depuis plusieurs dizaines d’années, dit Abraham H.
Foxman, directeur national de la Anti-Defamation League du B’nai B’rith. Il dit avoir demandé aux gouvernements européens et au gouvernement américain de faire pression sur l’Egypte pour qu’elle interdise la diffusion de la série. Mr Forman, ainsi que d’autres experts, affirment que les écrits et les images antisémites sont en augmentation dans le monde arabe. Certains disent ici que la colère vis-à-vis des actions israéliennes contre les Palestiniens s’exprime en termes antisémites, la frontière entre les deux concepts étant quelque peu brouillée. Il n’est peut-être pas surprenant que dans le discours officiel et dans les médias arabes, les mots « juifs », « sionistes » et « israéliens » soient souvent interchangeables.

Des érudits du monde musulman, qui historiquement a connu une grande proximité avec le judaïsme, disent que la diabolisation, des deux côtés, est inévitable après un conflit si long.

Un porte-parole du gouvernement égyptien, Nabil Osman, rejette les critiques
du « Cavalier sans Monture ». « C’est toujours le même procédé, on remet sur le
tapis le sujet de l’antisémitisme quand cela arrange »
, dit-il. « Préjuger de quelque chose qu’on n’a pas vu indique d’autres objectifs, que je ne suis pas en mesure de déchiffrer ». Mr Osman conteste qu’il y ait une croissance de l’antisémitisme dans la société egyptienne. « Il y a un monde entre la colère contre la poitique israélienne et l’antisémitisme », dit-il. Selon lui, la serie a été visionnée par la commission audiovisuelle du gouvernement, qui interdit tout programme de télévision pour des raisons telles que la pornographie ou la « désacralisation de la religion ». La série a été autorisée, a-t-il dit.