«Nul n’envisagea jamais que le pouvoir puisse un jour tomber aux mains de gens pour qui l’oppression d’un autre peuple était une seconde nature», écrit ici Ze’ev Sternhell, qui appelle les responsables des partis centristes à se réveiller en cette veille d’élection, et à «employer toute l’énergie et l’honnêteté qu’ils ont encore en partage à prévenir les désastres qui s’annoncent ».


Contrairement à la thèse qui prévaut, selon laquelle ce qui protégea la démocratie israélienne durant les premiers jours de l’État fut l’ambiguïté sur les points constitutionnels fondamentaux soulevés à l’époque, l’ambiguïté constituait une partie du problème, non sa solution. La politique de faux-fuyants choisie par David Ben-Gourion par pure commodité permit de garder les Arabes sous le boisseau de la loi martiale tout le temps qu’il demeura au pouvoir. La honte de “l’État du Shin-Beth” [1], les services de sécurité intérieure, ne fut levée qu’en 1965, mais le statut inférieur des citoyens arabes se perpétua. Ce ne fut pas nécessairement l’opposition des religieux mais la décision des élites politiques de ne pas se plier à des principes qui empêcha la rédaction d’une constitution progressiste. Le judaïsme sioniste-religieux était alors ouvert et libéral [au sens politique du terme], et la petite communauté des ’Haredim [2] s’occupait d’elle-même et de sa survie. Si la société juive de l’État d’Israël de l’époque en avait eu la volonté politique, on aurait pu édicter sans difficulté une constitution démocratique, libérale, assurant le respect des droits humains, durant la période de grâce de la fondation de l’État ou juste après la guerre d’Indépendance.

Mais Ben-Gourion et l’élite au pouvoir avec lui ne cherchaient pas à changer le monde. C’étaient des nationalistes venus en Israël y bâtir un État pour le peuple juif. Ben-Gourion lui-même n’attachait pas grande importance à l’égalité sociale ou de droit, et négligeait le fait que la fondation de l’État avait entraîné une révolution dans le statut des habitants du pays: les Juifs n’étaient pas les seuls à être devenus citoyens de leur propre État; les Arabes, eux-aussi, en avaient acquis la nationalité. Un groupe de citoyens s’était adjoint à l’entité nationale juive – une communauté dont les liens [avec cet État] étaient d’ordre politique et juridique plutôt qu’ethnique, national ou religieux. Cette révolution exigeait un changement profond des modes de pensée et de comportement.

Comme on sait, nulle révolution de la sorte n’eut lieu, car les nationalistes voient le concept de citoyenneté comme secondaire, tandis que la démocratie se définit comme le règne de la majorité. Ainsi la citoyenneté demeura-t-elle dans une zone floue, et la clause des droits humains ne fut-elle jamais édictée pour principe premier d’une constitution pleine et entière, ou tout au moins d’une loi fondamentale à toute épreuve. Si la Knesseth avait fait son travail de corps législatif éclairé, il ne serait pas aujourd’hui besoin de batailler sur le caractère de l’État comme s’il était tout juste né.

Autre aspect de cet échec initial, le fait que les fondateurs légiférèrent pour eux-mêmes, et non pour des êtres humains en tant que tels. Ils ne leur vint jamais à l’esprit que les Feiglins et les Elkins tiendraient un jour les rênes du pouvoir au sein de la nation la plus persécutée de l’histoire moderne. Leur ennemi majeur était Jabotinsky, que Ben-Gourion et Berl Katzenelson [4] connaissaient personnellement – et avec lequel ils bataillaient pour le pouvoir et les moyens d’arriver à leur but commun, sans diverger sur ce but lui-même. Dans la deuxième génération non plus, celle de Mena’hem Begin et de ses compagnons de lutte clandestine, il ne pouvait y avoir d’hommes ou de femmes politiques du genre de Naftali Bennett, Uri Ariel, Miri Regev et Ayelet Shaked [5], puisque l’occupation et les colonies qui les engendrèrent n’existaient alors pas.

Nul n’envisagea jamais la possibilité réelle que le pouvoir puisse un jour tomber aux mains de gens au tempérament de seigneurs, pour lesquels l’oppression d’un autre peuple était une seconde nature. Qui se fût jamais imaginé que la société juive du cru pût un jour virer à l’entité coloniale, poser les bases d’un régime d’apartheid perpétuel, et par-dessus le marché graver cette honte dans ses livres de lois?

Tel est le régime qui a engendré les fossoyeurs contemporains de la liberté et de l’égalité, lesquels font chuter Israël dans le Tiers Monde violent et fanatique alentour. Á l’approche des élections, les responsables des partis centristes seraient bien inspirés d’en tirer les conclusions, et d’employer toute l’énergie et l’honnêteté qu’ils ont encore en partage à prévenir les désastres qui s’annoncent.

NOTES

[1] État du Shabak (ou Shin-Beth) : Reprise dans un article de 1968 sous la plume de Yeshayaou Leibowitz analysant, quelques mois après la guerre des Six Jours, l’influence prévisible sur Israël de l’occupation des Territoires, l’expression décrit une société verrouillée où les services de sécurité sont rois. Celle qui avait connu de beaux jours dans l’Israël de David Ben-Gourion oú les citoyens arabes du pays étaient soumis à des permis de circuler pour tous leurs déplacements, voire à des mesures ponctuelles de couvre-feu, comme celle qui aboutit au premier jour de la guerre de 56 au drame de Kafr Kassem – où 47 personnes non averties de l’interdit furent tuées en revenant au village après leur journée de travail.

[2] Les “Craignants”(Dieu), ainsi qu’eux-mêmes se définissent.

3] Moshé Feiglin, chef d’un micro-parti mystico-nationaliste entré à Knesseth en 2013, il ira jusqu’à se dire admirateur de Hitler (on peut lire sur notre site la traduction d’un article de Sefi Rachlevsky paru en 2012, “Feiglin et ses ânes” [); transfuge de Kadimah au Likoud, Ze’ev Elkin s’affiche comme un chaud partisan de l’annexion à Israël de la Cisjordanie, et a défendu le mois dernier la proposition de loi sur l’État-nation du peuple juif devant le cabinet.

[4] Vladimir (Ze’ev) Jabotinsky, idéologue incontesté de la droite révisionniste qui s’incarnera ensuite dans le Likoud de Mena’hem Begin ; un courant auquel David Ben-Gourion s’opposa avec une vigueur dont témoigne l’affaire de l’Altalena, coulé par le fond en baie de Tel-Aviv avec les armes qu’il convoyait à l’intention de l’Irgoun – au moment où se constituait dans le nouvel État une armée nationale unifiée. La mort de seize membres de l’Irgoun, et celle de trois soldats de la Haganah, empoisonnèrent durablement les relations entre gauche et droite dans le pays.

Comme en miroir, Berl Katzenelson, est lui l’un des idéologues du Mapaï, un leader syndical fondateur de la Histadrouth, le rédacteur en chef de l’organe socialiste Davar, le directeur des éditions Am Oved – et comme tel un homme d’influence dans la société juive de la Palestine ottomane puis mandataire où il avait émigré en 1901, et où il mourut en 1944, avant de voir la fondation de l’État.

[5] Trois ministres et une députée jusqu’au boutistes expert(e)s en l’art de faire avorter toute chance de négociation israélo-palestinienne. Dirigeant du Conseil de Yesha – acronyme de la Judée-Samarie, la Cisjordanie, dont le “conseil régional” regroupe en fait les colonies – Naftali Bennett prend lors des précédentes élections la tête du petit parti national-religieux auquel il donne un second souffle sous le nom de Foyer juif ; figure de proue de l’extrême-droite nationaliste au sein de la coalition, où il continue de défendre les intérêts des colons, le désormais ministre de l’Économie préconise en juillet 2013 au conseiller à la Sécurité, dans un pays qui n’applique pas la peine de mort : «Lorsque vous attrapez des terroristes, vous devez simplement les tuer» (plutôt que d’avoir ensuite à les échanger), ajoutant avoir tué beaucoup d’Arabes dans sa vie et n’avoir aucun problème avec ça.

Lui aussi élu sur les listes du Foyer juif, l’actuel ministre du Logement et de la Construction, Uri Ariel, s’emploie activement à construire en Cisjordanie et à alimenter le brasier des violences réciproques en invoquant le droit des Juifs à prier sur le mont du Temple.

Présidente de la Commission de la Knesseth aux Affaires intérieures et à l’Environnement, la députée Miri Reguev, qui fut longtemps porte-parole de Tsahal, s’est fait une spécialité de défrayer la chronique pour mieux faire bouger les lignes dans l’opinion publique: de la proposition d’annexer la vallée du Jourdain, à la peinture des demandeurs d’asile africains en cancer de la société (pour s’excuser ensuite de l’insulte aux malades!), des attaques frontales contre les députés arabes à l’usage surréaliste de l’incitation à la violence ou du terrorisme pour qualifier le port du foulard ou les grèves de la faim de prisonniers palestiniens…

Seule élue non-religieuse et militant pour la cause des femmes, la députée Ayelet Shaked fut au cœur d’une polémique engendrée par un article reproduit sur sa page Facebook d’un article dont la traduction faussée, semble-t-il, en appel à la mort des mères palestiniennes, permit à Erdogan de l’accuser d’apologie du génocide, la comparant derechef à Hitler. Ferme soutien de Naftali Bennett, elle défend en avril 2014 un projet d’amendement visant à soumettre au verdict des tribunaux toute amnistie de Palestiniens jugés pour l’assassinat d’Israéliens; en octobre 2014, elle menace de démissionner si le gouvernement cède aux injonctions de la Haute Cour concernant la loi sur les migrants et les réfugiés africains; et exhorte Nétanyahou à annoncer en réponse aux attentats «la construction de milliers de nouveaux logements à Jérusalem, notre capitale».