Où Amos Oz parle de son nouveau livre concernant Judas Iscariote, de l’accomplissement du rêve sioniste, des dangers de l’extrémisme.

Et de son intérêt, depuis sa tendre enfance, pour le rôle et le sens de celui qu’on qualifie de traître… celui, parfois, qui prépare un changement que peu sont prêts à envisager.

Il évoque aussi, au gré de l’entretien, la stigmatisation dont lui-même a fait l’objet bien avant les redoutables campagnes menées, pendant la guerre de Gaza, contre tous ceux dont le discours déviait de l’ultra-nationalisme religieux. Une guerre certes inévitable à ce stade, mais qu’on eût pu prévenir en amont par la solution à deux États.

Et c’est, bien sûr, sa défense et illustration de très longue date de cette même solution qui lui valut de porter tel une médaille le nom jeté en insulte: «Traître, commente-t-il, c’est quelquefois un titre de gloire.» [T.A.]


Quand le rédacteur en chef m’a appelé et demandé si j’accepterais d’interviewer Amos Oz à l’occasion de la parution de son nouveau livre, j’ai immédiatement accepté. J’étais l’un des étudiants d’Amos, je lui devais un grand merci pour la sagesse et la beauté dont il m’avait à de nombreuses reprises gratifié dans ses cours et ses livres. Et je me suis dit que ce serait un bon moyen de le lui rendre, et un prétexte à le rencontrer, seul à seul, après une si longue période sans l’avoir vu. Il faut que vous compreniez, les écrivains sont chacun une île à soi seul, ils sont absorbés par leur art, et l’on a rarement l’occasion de s’asseoir pour avoir avec eux une vraie conversation.

Le nouveau et captivant roman d’Amos Oz – “L’Évangile selon Yéhudah [ou Judas]” – commence aussi par une invitation au dialogue. Shmuel Ash, un étudiant abandonnant la fac après un échec amoureux et sur le point de quitter Jérusalem, tombe sur une annonce à la porte de la cafétéria offrant pension gratuite et de modestes gages à qui serait prêt à tenir compagnie à un septuagénaire infirme «en attente pour l’essentiel de conversation et non de soins».

Dans la petite maison défraîchie de l’invalide, Gershom Wald, Shmuel Ash va également rencontrer l’envoûtante et mystérieuse Ataliah Abarvanel; et engager avec eux deux de fascinantes discussions sur l’amour, la trahison et la solitude, comme sur le moment précis où, sur l’abscisse du temps, le sionisme eût apparemment pu choisir une autre voie – et ne l’a pas fait.

Nous nous sommes assis en fin de matinée dans son bureau, environnés de nombreux livres, buvant du thé et bavardant exactement comme les personnages du livre.

Votre nouveau roman abonde en conversations. Le lire m’a donné l’impression que nous vivons aujourd’hui dans un monde où les dialogues cœur à cœur sont rares et clairsemés. Vous trouvez encore le temps de parler aux gens?

«Oui, mais plus à des gens de ma génération qu’à des jeunes gens. Je m’arrange pour parler avec des étudiants; je le fais, non en amphi mais dans mon bureau, avant ou après les cours. Cependant, vous avez raison, les gens parlent moins et ont plutôt tendance à envoyer un texto ou laisser un message.»

«Dans le livre, par ailleurs, vous avez trois personnes enfermées un hiver entier, un hiver hiérosolymite froid et pluvieux, dans une petite maison de pierre. Que peut-on faire d’autre que parler? Qui est plus est, l’un d’entre eux est payé pour parler, et un autre paye pour qu’on lui parle.»

Des traîtres et de la trahison

Vous rappelez-vous quand vous avez commencé à songer à ce livre?

«Il est vraiment difficile de répondre à ça. D’une certaine façon, j’ai pensé à ce livre toute ma vie. La question de savoir ce qu’est un traître m’a occupé l’esprit très jeune – entre autres parce qu’encore enfant je me suis vu stigmatisé comme traître.»

Qu’aviez-vous bien pu faire?

«On m’avait vu fréquenter un sergent britannique. Notre quartier se composait de membres des mouvements clandestins – pro-Irgoun, pro-Lehi, pro… En cela, ma famille n’était pas différente. Et j’osais fréquenter un sergent britannique, alors on m’a étiqueté comme traître. Et il y a aussi l’histoire de Judas Iscariote. Son nom, Yéhudah, fait partie intégrante de ma vie. Mon père s’appelait Yéhudah Arieh. Mon fils, Daniel Yéhudah Arieh, porte son nom. Yéhudah est un nom juif banal, familier, aux connotations positives; mais en d’autres langues, si vous appelez quelqu’un Judas vous pourriez aussi bien lui cracher à la figure. Dans la bouche d’un chrétien, Judas représente le sommet de la trahison et de l’humiliation et l’incarnation du rapport entre les Juifs, la trahison et la bassesse. J’ai porté cela en moi de longues, très longues années – avant même de savoir que j’allais écrire sur ce thème.»

Avez-vous de la tendresse pour les traîtres? Éprouvez-vous à leur égard de l’empathie, une solidarité?

«Je suis attiré par un certain type de traître – pas le traître standard qui perçoit de l’argent et transmet des informations en retour. Je m’intéresse à l’individu que son entourage voit comme un traître, mais qui, au fond de son cœur, est parfois le plus loyal, le plus dévoué et le plus aimant de tous. Il y a un moment, dans le livre, où Shmuel dit qu’un traître est quelquefois – pas toujours, mais parfois – quelqu’un qui change aux yeux de ceux qui ne changent pas, quelqu’un qui change aux yeux de ceux qui haïssent le changement et ne le comprennent pas, qui ont peur du changement.»

Avant de venir, j’ai “googlé” les mots «Amos Oz traître», et vous ne serez pas surpris d’apprendre, j’en suis sûr, que ma recherche a porté ses fruits. Quand vous avez envoyé une copie de votre récit autobiographique, Une histoire d’amour et de ténèbres, au leader palestinien emprisonné Marwan Barghouti, par exemple, on vous a accusé de trahison.

«En fait, on me qualifie de traître depuis 1967, parce que depuis 67 j’ai constamment soutenu une solution à deux États. À l’époque, soit dit en passant, ceux qui plaidaient pour cette solution étaient si rares que nous aurions plus tenir une convention nationale dans une cabine de téléphone. J’ai peut-être été le premier à écrire que l’occupation allait nous corrompre. Alors oui, j’ai été qualifié de traître – je l’ai toujours été. Et c’est revenu l’été dernier, comme une vengeance. Mais je n’était pas le seul à être ainsi étiqueté l’été dernier. Qui n’a-t-on pas alors stigmatisé comme traître?»

«Parfois, pas toujours mais parfois, le titre de traître peut s’arborer comme une médaille. Si nous creusons un peu notre mémoire, nombreux sont ceux, parmi les plus grands des leaders au XXe siècle, que l’on a qualifiés de traîtres – Churchill, quand il démembra l’Empire britannique; de Gaulle, lorsqu’il désengagea la France de l’Algérie; Ben Gourion, lorsqu’il accepta le plan de partition de la Palestine, Begin lorsqu’il évacua la totalité du Sinaï; Rabin, lorsqu’il signa les accords d’Oslo; Sharon, lorsqu’il se retira de la bande de Gaza; Gorbachev, lorsqu’il démantela l’empire soviétique. “Traître”, c’est quelquefois un titre de gloire.»

Photo Tzvika Tishler – Cueillette des olives avec des villageois palestiniens en Cisjordanie en 2002.

«Un traître, c’est quelqu’un qui ose le changement. Le jour où l’on commencera à qualifier Nétanyahu de traître, je saurai que quelque chose est peut-être à l’œuvre.»

Et vous croyez qu’il y a la moindre chance que cela arrive? Au fur et à mesure que le temps passe, il semble de moins en moins capable de changement.

«Laissez-moi vous dire quelque chose – et pas forcément à propos de Nétanyahu en particulier. La nature humaine est ouverte et non scellée. Vous voyez ce petit chat, resté là à dormir tout ce temps, sans que vous l’ayez remarqué peut-être? Il ne va pas changer. Ce sera toujours le même chat. Les gens, eux, le peuvent. Les gens sont capables de surprendre les autres, voire de se surprendre eux-mêmes. Vous pouvez encore vous surprendre. Moi-même, qui suis plus vieux, je suis peut-être encore susceptible de me surprendre. Et nous l’avons déjà fait une ou deux fois au cours de nos vies. Je ne vous pose pas la question, mais je suis sûr que vous vous êtes déjà étonné vous-même une ou deux fois dans votre vie.»

«J’ignore si ce sera Nétanyahu; mais je dirai que la personne par qui Israël sortira des Territoires, et qui fera ce que chacun sait au fond de lui devoir être fait, est déjà parmi nous. Qui est-ce? Je ne sais pas. Peut-être même que lui ou elle ne le sait pas encore.

Le baiser

Parlons un peu du traître le plus célèbre de l’histoire de l’humanité, Judas Iscariote. Vous faites quelque chose de très subversif dans votre livre; la façon dont vous réécrivez son histoire sape les fondements d’un narratif chrétien qui a défini les relations judéo-chrétiennes des millénaires durant. Je me demande comment vos lecteurs à l’étranger prendront cela. Comment réagiront-ils au fait qu’un Juif réécrive leur histoire?

«Un lecteur a envoyé une lettre à mon éditeur italien, un chrétien non croyant. Sa réaction au livre était l’étonnement – pas moins. Après tout, l’histoire de Judas Iscariote est un récit fondamental pour le monde chrétien. Des millions d’enfants chrétiens grandissent dans une chambre où un homme aux mains et aux pieds percés de clous pend au mur. Même si vous êtes devenu marxiste par la suite, la question de savoir qui a tué le Seigneur ne vous quitte pas.»

Et comment en êtes vous venu à traiter de ce sujet explosif?

«L’énigme de Judas Iscariote m’a suivi depuis tout jeune, et j’y ai cherché réponse. Il y a des années, par exemple, j’ai voulu savoir combien valaient trente deniers. Après tout, c’est la rétribution alléguée de la trahison de Judas. Trente pièces d’argent étaient à l’époque le coût moyen d’un esclave – une tentation peu convaincante pour un homme réputé à son aise. Pourquoi aurait-il tout à coup vendu son maître, son mentor, pour trente deniers.»

«Supposons qu’il l’ait fait. La nuit même, il va se pendre? La personne qui vient tout juste de vendre son maître pour trente deniers va se pendre? Pour moi, ça ne tenait pas.»

«Quelque chose d’autre ne tenait pas non plus – le baiser le plus célèbre de l’histoire, le baiser du traître, le baiser de Judas Iscariote. Quand ils sont venus arrêter Jésus, pourquoi a-t-il eu besoin de l’embrasser pour le désigner à ses geôliers? Primo, Jésus ne s’est jamais caché d’être Jésus. Secundo, tout Jérusalem savait déjà à quoi ressemblait Jésus. Il arpentait la ville. Il renversait les tables [des changeurs devant le Temple]. Il était connu.»

«C’est le récit tout entier qui ne tenait pas, pour moi. Cela m’a tracassé pendant des années – peut-être du fait que Judas est le Tchernobyl de l’antisémitisme. Ce livre est sorti de mes tripes juives révulsées par tous les contempteurs d’Israël, tous ceux qui criaient le nom de Judas en nous poignardant ou en brûlant vifs des Juifs avec leurs synagogues.»

Á un moment du livre, Gershom Wald dit que notre problème, le problème juif, se pose face à la chrétienté et non face à l’islam, que notre compte avec la chrétienté n’est pas encore réglé. Le croyez-vous vraiment – même après l’été dernier et à la lumière de ce qui se passe avec l’État islamique en Syrie et en Iraq?

«Je crois que le problème auquel le monde est confronté est l’intégrisme. La malédiction du XXIe siècle est le fondamentalisme sous toutes ses formes – l’intégrisme musulman d’abord et surtout; mais aussi l’intégrisme judéo-israélien, de même que l’intégrisme chrétien dans le sud profond de l’Amérique, ou l’intégrisme antijudaïque en Russie; ainsi que le fondamentalisme de l’extrême-gauche dans ses composantes violentes; et même celui de groupes de défense de l’environnement. C’est le problème du XXIe siècle.»

Un enfant qui n’a rien à perdre

On ne vous a guère entendu l’été dernier.

«Je n’ai pas publié d’articles cet été parce que j’étais hospitalisé. Je vais vous dire quelque chose, il faut quelquefois stopper une agression par la force. C’est là que ma voie diverge de celle des pacifistes européens. La mère du professeur Elie Salzburger, mon beau-père, a traversé les années de guerre à Theresienstadt, et y a survécu. Plus d’une fois, elle m’a dit de garder en mémoire que ceux qui nous ont libérés de Theresienstadt et des nazis n’étaient pas des militants de la paix manifestant avec placards et branches d’olivier, mais des soldats casqués armés de mitraillettes. Je ne l’ai jamais oublié.»

«La deuxième chose que j’ai apprise cet été est que si nous avions eu le moindre bon sens, nous aurions depuis longtemps accepté la solution dont nous savons tous, au plus profond de nous, que c’est la solution – et chacun la connaît. S’il y avait un État palestinien libre en Cisjordanie, sans checkpoints, sans humiliations, sans opérations de représailles, sans colons pour détruire les récoltes, et si l’indépendance et la prospérité régnaient à Ramallah et Naplouse, Gaza ferait au Hamas ce que les Roumains ont fait à Ceausescu parce qu’ils voudraient la même chose. C’eût été le moyen de prévenir la guerre. C’est ce que nous n’avons pas su faire. Là est notre échec. Quand la guerre a éclaté, bien sûr que nous avons dû manier le bâton pour nous défendre. Mais la guerre contre le Hamas est un jeu perdant-perdant. S’ils tuent des Israéliens, pour eux c’est formidable; si nous tuons des Arabes, pour eux c’est formidable aussi.»

«S’agissant de Gaza, laissez-moi vous dire une chose simple. Dans mon enfance, ma grand-mère avait coutume de dire: “Amos, ne te bats jamais contre un gamin qui n’a rien à perdre.” Gaza est un enfant qui n’a rien à perdre. Il en va de notre intérêt, en termes de survie, de nous assurer que Gaza ait quelque chose à perdre, tout comme Ramallah a un petit quelque chose à perdre. Un petit quelque chose, et c’est heureux pour nous; sinon, Ramallah serait un autre Gaza.»

Pensez-vous qu’Israël doive parler avec le Hamas?

«Israël parle avec le Hamas depuis des années. Mais la paix avec le Hamas n’est possible que s’il met au rebut son appel à la destruction d’Israël. Je suis un homme de compromis, mais même un homme de compromis tel que moi ne peut en proposer un au Hamas s’agissant de la destruction d’Israël – comme, par exemple qu’Israël n’existe que les lundis, mercredis et vendredis.»

Et qu’en est-il de la solution traditionnelle de la gauche, deux États pour deux peuples? Est-ce toujours pertinent, compte-tenu de la situation actuelle?

«La Suisse mise à part, il ne reste pratiquement plus d’États multinationaux dans le monde – et sûrement pas sur notre bout de terre. Presque tous se sont finis en bains de sang – Chypre, le Liban, la Yougoslavie, l’Ukraine, la Syrie, l’Iraq. Après cent ans de haine et de violence, il n’y a aucune chance, ni aucune raison, d’essayer de coucher Israéliens et Palestiniens dans un lit double et de s’attendre à une lune de miel. S’il n’y a pas rapidement deux pays ici, il n’y en aura qu’un, et très vite. S’il n’y a qu’un pays, ce sera un pays arabe. Et s’il y a un pays arabe ici, je n’envie pas nos enfants et petits-enfants.»

Laissez-moi vous poser une question que je pose parfois à mes parents, qui sont de votre génération. Est-ce là le pays dont vous imaginiez, dont vous rêviez qu’il serait bâti?

«Israël est né d’un rêve, ou de tout un éventail de rêves. Tout rêve accompli laisse un relatif arrière-goût de désillusion. La seule façon de garder sa pureté à un rêve est de ne pas le réaliser. Cela est vrai de la construction d’une maison, de la rédaction d’un livre, d’un voyage de par le monde ou de la concrétisation d’une fantaisie sexuelle. Israël est l’aboutissement d’un rêve, et comme tel laisse nécessairement un léger arrière-goût de désillusion – bien qu’il symbolise encore l’accomplissement de certains rêves.»