Ha’aretz, 18 avril 2008

[->http://www.haaretz.com/hasen/spages/975727.html]

Traduction : Gérard Eizenberg pour La Paix Maintenant


Pour le moment, les archives sont locales et encore dans les limbes, mais ceux qui en sont les artisans espèrent que « cela constituera le noyau d’un projet national d’écriture et de formulation de l’histoire collective palestinienne », dit l’historien Dr. Mustafa Kabha, professeur d’histoire et de communication à l’université ouverte de Tel-Aviv et conservateur du musée d’Umm al-Fahm.

Les fondations

Ces archives se sont constituées à l’initiative du directeur de la galerie d’art d’Umm al-Fahm, Saïd Abou Shakra, et elles sont au cœur d’un plan plus important qui a pour ambition de créer dans la ville un musée d’art et de culture arabes : “Nous voulons permettre aux gens de regarder leur passé, et ce sont les fondations. »

Le travail sur les archives a commencé il y a un an. Le responsable, Mahmoud Abou Anas Agbaria, fils de Hadara et d’Ahmad, habite Umm al-Fahm. Des milliers de documents ont été réunis, numérisés et catalogués. Ils seront bientôt visibles sur Internet.

Les premiers documents feront l’objet d’une exposition, fin mai, dans la galerie d’art. Ils seront accompagnés de photos récentes commandées à des photographes arabes et juifs, dont des photos du projet Aloni et des interviews en vidéo de dizaines d’habitants de Wadi Ara âgés de plus de 75 ans.

« C’est un voyage pour sauver la mémoire, dit Saïd Abou Shakra. Nous n’avons rien d’autre que les souvenirs des gens, et ils commencent à disparaître. C’est la raison pour laquelle nous sommes allés d’abord vers les anciens, avant qu’il ne soit trop tard. »

Jusqu’il y a un an, les agglomérations arabes de la région de Wadi Ara (Galilée, y compris Umm al-Fahm, n’avaient pas d’histoire photographique, dit Gaï Raz, responsable de l’exposition : « L’histoire photographique n’avait été compilée sous forme d’archives ou de livres, et n’avait fait l’objet d’aucune exposition. L’entreprise de Saïd et de Mustafa est un projet très compliqué. Etre responsable d’une exposition comme celle-ci, sans archives, cela veut dire créer à partir de rien la première mémoire historique visuelle d’une région de 100 000 personnes. C’est une tâche sans fin, et je retrouve tous les jours de nouveaux documents. »

Ce n’est pas un hasard si le recueil de documents pour cette exposition est si difficile. Car la question est politique.

« L’histoire vue du côté palestinien souffre d’un manque de documents, à la fois à cause de la Nakba (catastrophe) de 1948, qui a totalement détruit l’héritage palestinien culturel et historique, et parce que les centres urbains arabes ont subi des dégâts physiques », dit Mustafa Kabha. « Ainsi, les processus d’urbanisation nécessaires à la création d’une société moderne, avec son histoire, ont été stoppés. Le trou noir dans lequel vit le peuple palestinien depuis 1948, son statut de réfugié et sa marginalisation rendent particulièrement difficile de rendre un récit unifié fondé sur une mémoire collective. »

Le traumatisme d’après 1948, ajoute Gaï Raz, et le sentiment de mal à l’aise et de peur chez les Palestiniens, ont provoqué « un manque de conscience à l’égard de l’importance et la préservation d’un héritage. » Mustafa Kabha, pour sa part, espère que ces archives rempliront un vide dans les documents visuels de la mémoire collective palestinienne : « En tant qu’historien, je n’ai pas la prétention de reconstituer une version complète de l’histoire. Si elle se crée, tant mieux. Mais, avant tout, ce qui m’intéresse, c’est de créer un fonds de documents bruts. Les deux récits, le récit sioniste et le récit palestinien, sont chacun à un stade différent de leur développement. Le récit sioniste est développé et institutionnalisé. Naturellement, un courant critique est apparu en son sein, les nouveaux historiens. Le récit palestinien, lui, n’est pas encore solidifié, et nous contribuons à son développement. En tant qu’optimisme par nature, je pense que, dans une génération, il y aura de nouveaux historiens palestiniens qui seront plus critiques et moins dévoués à la cause. »

« Arabe avec âne »

Depuis l’invention de la photographie, la « Terre Sainte » a été photographiée à de multiples reprises par des pèlerins et des touristes, chrétiens et juifs, par des équipes d’archéologues, par des occupants et des « libérateurs ». En général, ces photographies reflétaient un point de vue romantico-colonialiste et orientaliste, ou sioniste et nationaliste. « Pour eux, les indigènes faisaient partie du paysage et ne présentaient aucun intérêt, dit Kabha. On les appelait ‘Arabe avec âne’, etc. » Tout cela est bien connu.

La région de Wadi Ara n’a pas été aussi bien couverte que les lieux saints, dit Raz. Depuis la création de l’Etat d’Israël, la plupart des photographes étaient juifs. Ils ont photographié surtout des événements comme la remise des villages de Wadi Ara au gouvernement militaire israélien en 1949 (dans le cadre des accords d’armistice avec l’Irak, ndt) ou les événements d’octobre 2000 (manifestations de la population arabe israélienne au début de la 2e Intifada, durement réprimées, ndt).

L’exposition, l’une des premières étapes de la création des archives, a donc été conçue pour entamer la constitution d’un fonds visuel, dans un contexte arabe-palestinien-israélien, qui servira aux fondations d’un musée. Les photos ont été obtenues à partir d’archives officielles en Israël, au Royaume-Uni et aux Etats-Unis, chez des particuliers (qui ont eu besoin d’une bonne dose de persuasion, selon Raz), de photographes privés, de films et d’archives télévisuelles.

Ces images, qui seront montrées pour la première fois, comprennent des photos provenant des archives des kibboutz de la région Megiddo-Ramot Menashe, dont certains ont été créés sur des terres arabes désertées. Il y a également des images montrant la construction du quartier Solel Boneh à Umm al-Fahm en 1967, qui a été avalé dans le paysage urbain, pratiquement sans laisser de traces ; de la route 65, élargie entre 1959 et 1975 ; et des photos actuelles de maisons, d’entreprises, de barrages militaires et de la clôture de séparation. Une très longue liste de photographes juifs et arabes ont contribué à ce travail, dont Azaria Alon, Miki Kratsman [sur ce photographe, voir son [histoire personnelle « Où Miki Kratsman retrouve Youssef Salah Haji » ]] et Ahlal Basul.

Des vidéos des anciens des villages seront projetées au cours de l’exposition, et l’on contera leurs histoires en arabe. Comme le dit Mahmoud Abou-Anas, la plupart des histoires tournent autour de la Nakba. Toutefois, dit Abou Shakra, il est purement fortuit que la création de ces archives coïncide avec le 60e anniversaire de l’Etat d’Israël, et que sa cérémonie de clôture soit proche du jour de l’Indépendance et jour de la Nakba : « Quand nous avons fondé ces archives, je savais qu’au moment où nous les montrerions, la question du conflit des mémoires serait soulevée. Mais cette création ne marque aucune date en particulier. L’événement a un caractère politique, mais non polémique. Je n’ai pas besoin de la Nakba ou des 60 ans pour justifier la création de ces archives. Elles possèdent leur force propre, il s’agit d’une nécessité existentielle. »