Le Chapô de La Paix Maintenant

Au printemps-été 2012, le président Shimon Pérès accordait à Ronen Bergman une série d’entretiens dans les fauteuils du légendaire hôtel du Roi-David, non loin mais hors de sa résidence officielle. Une interminable synthèse en fut publiée aux États-Unis en janvier de l’année suivante — ingénieux moyen pour un président aussi dépourvu de rôle politique que ceux, chez nous, de la Quatrième République, de se faire entendre, voire de peser encore sur l’avenir de son pays.

De cet article paru en janvier 2013 dans le New York Times, nous avions traduit et publié sur ce site de larges extraits, consacrés en grande part aux perspectives de paix avec les Palestiniens et aux relations avec le monde arabo-musulman — en gardant en réserve une seconde, que voici maintenant in memoriam : plutôt que parler de lui, laissons-le s’exprimer une dernière fois.

«C’est un plaisir, notat Bergman, de passer du temps en compagnie de cet homme que David Ben-Gourion avait pris sous son aile et qui devint à l’âge de 24 ans l’un des responsables au plus haut niveau de l’establishment militaire israélien. Pérès est un homme du monde [1] doté d’une pénétration et d’une curiosité que les années n’ont pas usées.»

La synthése de Ronen Bergman

« Cette partie de l’entretien est ultra-sensible, dit le porte-parole du président israélien. Pas un cellulaire ne doit rester dans cette pièce. » C’était le 25 juillet 2012, et j’interviewais Shimon Perès dans une suite ornée de boiseries à l’hôtel du Roi-David à Jérusalem. Je tendis mon téléphone à l’un des gardiens, et Pérès se lança promptement dans un monologue à l’encontre d’une éventuelle attaque israélienne sur les sites nucléaires iraniens. « Israël ne peut résoudre le problème à lui seul, dit-il. Il y a une limite à ce que nous pouvons faire. »

Concernant les tensions permanentes entre le Premier ministre Benyamin Nétanyahou et le président Barack Obama, Pérès dit : « Je ne peux dévoiler les thèses de Bibi sur la question de l’Iran. Je ne suis ni son porte-parole, ni celui de [son ministre de la Défense, Ehud] Barak. Ce n’est pas mon rôle. Je ne cherche pas la confrontation avec eux. Je pense que je peux expliquer le modus operandi américain. L’Amérique sait user de son punch quand le besoin s’en fait sentir pour préserver l’équilibre international. Mais cela suit une procédure établie. Ils ne tirent pas d’emblée. Ils commencent par tout le reste — tentatives de sanctions économiques, de pressions politiques, de négociations, toute la gamme des possibles. »

« Mais à la fin, ajouta-t-il, si rien de tout cela ne marche, alors le président Obama emploiera la force militaire contre l’Iran. De cela, je suis sûr. »

Je fus surpris par la véhémence de Pérès. On l’a longtemps perçu comme une force modératrice face à Nétanyahou, un médiateur entre le Premier ministre et la communauté internationale, à laquelle celui-ci faisait perdre patience. Un mois plus tôt, Obama avait remis à Pérès la médaille présidentielle de la Liberté, la plus haute distinction civile américaine. Mais la cérémonie n’avait servi qu’à creuser le fossé entre Pérès et Nétanyahou ; et trois semaines plus tard, tandis que les rapports se faisaient plus fréquents sur le [projet] d’envoyer des bombardiers sur l’Iran, Pérès saisit [alors] l’occasion de son 89e anniversaire pour s’exprimer publiquement à l’encontre d’une attaque. La réponse du cabinet du Premier ministre fut mordante, celui-ci proclamant que « Pérès a oublié depuis longtemps ce qu’est la fonction du président » et rappelant qu’il s’était opposé en 1981 à la décision du Premier ministre Menah’em Begin de bombarder le réacteur nucléaire irakien – une opération [2] que de nombreux Israéliens voient comme un grand succès.

Il y a ceux qui voient dans le conflit entre Pérès et Nétanyahou l’une des causes majeures pour lesquelles une attaque contre l’Iran ne s’est jusqu’à présent pas concrétisée. « Je ne m’attribuerai jamais pareille chose, m’a dit Pérès. Laissons ce soin à d’autres. J’ai émis mon opinion, et tel était mon devoir. Jusqu’à quel point cela a-t-il influé ? “Qu’un autre te loue, et non ta bouche.” [3] »

Le clash Pérès-Nétanyahou à propos de l’Iran n’est que l’un des nombreux désaccords qui séparent les deux hommes. D’un côté, Nétanyahou est un Premier ministre conservateur qui s’appuie sur une coalition faucon prônant une ligne dure, et qui paraît en situation de gagner haut la main les élections israéliennes de la semaine prochaine. De l’autre, Pérès est le doyen des hommes d’État israéliens et a atteint très tard dans sa vie un degré de popularité qui l’avait fui auparavant tout au long de sa carrière. Dans une enquête d’opinion menée par l’Israel Democracy Institute, 84 % des Juifs interrogés ont déclaré Pérès digne de confiance, pour 62 % qui pensaient que c’était le cas de Nétanyahou.

C’est un plaisir de passer du temps en compagnie de cet homme, que David Ben-Gourion avait pris sous son aile et qui devint à l’âge de 24 ans l’un des responsables au plus haut niveau de l’establishment militaire israélien. Pérès est un homme du monde doté d’une pénétration et d’une curiosité que les années n’ont pas usées.

À l’orée de sa quatre-vingt dixième année, il se remémore cependant force détails colorés de ses rencontres avec des personnalités centrales dans les années d’après-guerre : un concours de blagues avec les Soviétiques, lancé par le président Ronald Reagan ; des marathons de boisson avec le ministre de la Défense allemand Franz Josef Strauss ; Les propos du fondateur de la Singapour moderne, Lee Kuan Yew…

Mais c’est sur David Ben-Gourion, et les nombreuses années où il l’a côtoyé, que Pérès revient encore et encore.

Bien qu’il affirme ne pas s’intéresser à l’histoire, qui l’ennuie, il s’emploie à préciser combien sa propre empreinte pesa d’un poids décisif sur l’histoire contemporaine. Cela vient peut-être de ce que, en dépit de son énorme contribution à la puissance de l’armée israélienne, il n’a jamais servi sous les drapeaux. Qui plus est, il n’est pas un Sabra [4], un Israélien de naissance, étant arrivé en Palestine avec sa famille à l’âge de 11 ans.


NOTES

[1] Au double sens du terme, nous semble-t-il.

[2]: Il s’agit de l’opération Osirak, qui détruisit le réacteur installé par les Français.

[3]: Proverbes 27.2, verset qui continue ainsi : “Un étranger, et non tes lèvres.” (Trad. Louis Segond).

[4] Le “sabra”, la figue de Barbarie, a donné son nom à ceux et celles, nés avant ou après l’Indépendance, que l’on dit tels les fruits du cactus – bardés de piquants mais intérieurement doux.