Le chapô de La Paix Maintenant

« Il y a deux choses qu’on ne peut faire sans fermer les yeux – l’amour et la paix », confie Shimon Pérès à Ronen Bergman, qui note : « Il fut un temps où Pérès faisait fréquemment mention de sa vision d’un “nouveau Moyen-Orient”. Un nouveau Moyen-Orient prend forme aujourd’hui, mais ce n’est pas celui qu’il envisageait. »

« Durant ces cinq derniers mois, poursuit le journaliste, nous nous sommes retrouvés à une demi-douzaine de reprises pour parler de l’état actuel des relations israélo-palestiniennes ; de ses rapports avec Netanyahu et de ce qu’il pense de lui ; de la façon dont il voit aujourd’hui l’avenir du Moyen-Orient et d’Israël, et son propre rôle en son sein. Les réponses suivantes sont une synthèse de ces entretiens. »

La synthèse de Ronen Bergman

« Les gens ont spontanément tendance à adhérer aux allégations funestes plutôt qu’aux propos positifs, me dit-il en décembre. Quand vous affirmez, comme moi, que vous êtes un optimiste avéré, on vous considère comme partial. Mais observez le cours de l’histoire, vous y constaterez la constante défaite du pessimisme, non de l’optimisme. Il m’a été échu de vivre de nombreuses années et j’ai pu voir que la foi triomphe plus souvent que le cynisme ou le scepticisme. »

[Et d’ajouter], exprimant sans prononcer explicitement son nom une vive critique à l’égard de Nétanyahou : « Je pense que si le peuple d’Israël entendait de la bouche de ses dirigeants que la paix a une chance, il relèverait le gant et le croirait. »

Guerre ou Paix

• Vous ne croyez donc pas qu’il n’y a rien à faire pour le moment, comme le Premier ministre Nétanyahou le suggère ?

Il peut ne rien faire, mais cela ne veut pas dire que les choses ne se feront pas. L’idée que l’histoire est un cheval dont on peut retenir la course par la queue est insensée. Après tout, le feu peut prendre en un instant : un mot de trop, une rafale de trop, et à la fin tout le monde perdra tout contrôle. Si aucune décision n’est prise au plan diplomatique, les Palestiniens reviendront au terrorisme. Le couteau, les mines, les attaques-suicide.

Le calme dont Israël a joui ces dernières années ne durera pas, car même si les habitants du cru ne veulent pas revenir à la violence, ils seront soumis aux pressions du monde arabe. On leur transférera des fonds, on leur fera passer des armes en contrebande, et nul ne pourra endiguer ce flot. Dans sa majorité, le monde soutiendra les Palestiniens, justifiera leurs actions, et portera les pires accusations à notre encontre, nous qualifiant à tort d’État raciste. Si un boycott était décrété contre nous, notre économie en pâtirait gravement. Les Juifs de par le monde attendent un Israël dont ils puissent s’enorgueillir, non un Israël sans frontières considéré comme un État occupant.

Les relations entre Israël et les États-Unis

• Quel impact les mauvaises relations entre Obama et Nétanyahou ont-elles sur l’avenir immédiat d’Israël et du Moyen-Orient ?

Ce n’est pas une question de personnes, mais de politiques. […] Le problème est qu’Obama aimerait instaurer la paix au Moyen-Orient et qu’il lui faut être convaincu qu’Israël en est d’accord.

• Et il n’en est pas convaincu ?

Évidemment qu’il n’en est pas convaincu. Il a demandé l’arrêt des implantations et s’est heurté à un refus, et ce sont eux [les membres du cabinet Likoud] qui sont à blâmer des activités en cours dans les implantations.

Le président Obama estime que l’on devrait faire la paix avec le monde arabe. Nous, l’État d’Israël, ne semblons pas penser de même. Il ne faut pas que nous perdions le soutien des États-Unis. Ce qui confère à Israël le pouvoir de négocier dans l’arène internationale, c’est le soutien des États-Unis. Même quand les Américains ne prennent pas part aux négociations, ils y sont présents. Si Israël devait se retrouver seul, ses ennemis le dévoreraient. Sans le soutien des États-Unis, tout nous serait très difficile. Nous serions comme un arbre seul au milieu du désert.

Abu Mazen, le partenaire palestinien

• Que s’est-il passé durant la longue période où vous avez tenté une médiation entre Nétanyahou et Ma’hmoud Abbas [le président de l’Autorité palestinienne, également connu sous le nom d’Abu Mazen] ?

Abu Mazen et moi-même nous sommes rencontrés pour de longs pourparlers, dont Benyamin Nétanyahou avait connaissance, et sommes même parvenus à quelques accords, voire plus. À mon grand regret, nous avons toujours atteint à la fin un point de rupture, et je ne veux pas entrer ici dans les raisons qui y ont mené. Cette négociation n’est pas simple — mais je pense que les conditions existent qui permettent d’en tracer la voie. Tout comme le processus d’Oslo, cela exige le secret.

• Et quand vous le dites à Nétanyahou ?

Il ne le conteste pas. La question n’est pas celle d’un accord ou d’un désaccord absolus. Après tout, il a accepté mes propositions de coopération économique pour améliorer le niveau de vie des Palestiniens dans un certain nombre de domaines. Il a également prononcé le discours de Bar-Ilan [1]. Nous ne sommes pas d’accord sur l’évaluation que nous faisons d’Abu Mazen. Je rejette l’assertion qui veut qu’Abu Mazen ne soit pas un bon partenaire de négociation. Dans mon esprit, c’est un excellent partenaire. Nos responsables militaires me décrivent jusqu’à quel point les forces palestiniennes coopèrent avec nous dans la lutte anti-terroriste.

Il y a aujourd’hui 555 000 colons en Cisjordanie et à Jérusalem-Est. D’aucuns croient que ceux-ci ont annihilé toute chance de fonder un État palestinien, du fait que nul ne sera capable d’expulser ces gens politiquement motivés – condition nécessaire à tout accord avec les Palestiniens.

Les colons n’ont pas éliminé les chances de voir fondé un État palestinien. Les implantations couvrent actuellement 2% de l’ensemble de la zone. Les Palestiniens ont d’ores et déjà accepté les paramètres Clinton, dont le fait de laisser trois blocs d’implantations juives en échange d’autres territoires. […] La difficulté, nous concernant, est que nous ressemblons à un homme armé d’un marteau qui prendrait chaque problème pour un clou. Les problèmes ne sont pas des clous. Avec de la bonne volonté, on peut les dépasser. Cela vaut, par exemple, pour la question de l’eau. Il y aura bientôt un surplus d’eau en Israël, grâce à la désalinisation de l’eau de mer, et nous serons en mesure de combler la pénurie palestinienne d’eau potable.

Les relations avec le monde arabo-musulman

Vous le voyez, le monde entier est en plein bouleversement. La question palestinienne n’est pas le principal problème au Moyen-Orient. Mais il y a un milliard et demi de musulmans. La question palestinienne affecte toutes nos relations avec eux. Si le problème palestinien était résolu, les islamistes se verraient privés de prétexte pour agir contre nous. Bien entendu, cela exige des concessions. Le problème, en l’occurrence, ce n’est pas seulement le Premier ministre, mais aussi sa coalition. Je ne prétends pas que la paix avec les Palestiniens résoudra tous les problèmes. Les gens qui balaient tout d’un revers de main sont superficiels.

Il y a deux choses qu’on ne peut faire sans fermer les yeux – l’amour et la paix. Si vous essayez de les faire les yeux grands ouverts, vous n’arriverez à rien. La paix n’est pas excitante, et elle suppose d’accepter de nombreux compromis et des détails fastidieux. Une femme aussi peut être parfois excitante, parfois moins. La perfection n’existe pas. Faire la paix est compliqué.

• Mais de quelle sorte de paix parlons-nous ? Regardez comment le président égyptien Mo’hamed Morsi vous a envoyé en juillet une lettre personnelle avant de nier l’avoir écrite.

Qu’importe ? Le président Morsi doit résoudre un grand nombre de questions au sein de son propre parti. Je n’ai pas été surpris par ses dénégations, mais plutôt par le fait qu’il m’avait envoyé cette lettre. Toute cette affaire témoigne à mes yeux de ce que Morsi, comme tout dirigeant entrant en fonction, fait face à des dilemmes critiques. Il est très facile de se montrer un musulman tolérant quand on n’est pas au pouvoir, mais les choses se compliquent quand on s’y trouve. Prenez, par exemple, l’économie égyptienne, qui repose largement sur le tourisme. Si on ne laisse pas les touristes venir passer leurs vacances comme ils le souhaitent, ils ne viendront pas. Sans bikini, pas de tourisme.

• Quelle attitude Israël devrait-il adopter à l’égard du printemps arabe ?

Vous posez une question absurde. Israël est une ile dans un océan. Et quand je me demande ce qui a le plus fort impact, l’océan sur l’ile ou l’ile sur l’océan, il me faut garder un certain degré d’humilité. L’important n’est pas de savoir comment nous réagissons, mais ce qui se passe, pourquoi il y a un printemps arabe. Nous ne parlons pas d’un match de football. Dans le monde arabe, la jeune génération est opprimée et au chômage. C’est cela qui a amené la révolution et qui déracine les dictatures, ce n’est ni vous ni moi. Le raz-de-marée qui a touché le Moyen-Orient contraint tous les États à choisir d’entrer dans l’ère scientifique ou non. Sans cela, il n’y aura pas de croissance.

Le grand débat qui pique aujourd’hui notre curiosité en Égypte porte sur la constitution et, en fait, sur la liberté à accorder ou non aux femmes. C’est à cette aune que le printemps arabe sera jugé. Le président Obama m’a demandé qui, d’après moi, bloque la démocratie au Moyen-Orient. Je lui ai répondu : “Les maris”. Le mari ne veut pas de l’égalité des droits pour sa femme. Sans égalité des droits, impossible de sauver l’Égypte, car faute d’éduquer les femmes, les enfants ne le seront pas non plus. Ceux qui ne savent ni lire ni écrire ne peuvent gagner leur vie. Ils sont perdus.

• En Syrie, la fin du régime d’Assad se rapproche peu à peu. Est-ce que son arsenal chimique vous préoccupe ?

Assad sait qu’user d’armes chimiques conduirait à une attaque de l’extérieur. Le monde entier se mobiliserait contre lui. Ce serait suicidaire. D’un autre côté, il est évident que ses jours sont comptés. Une situation dans laquelle, disons, le palais serait en flammes pourrait le plonger dans un état irrationnel et le conduire à un acte désespéré. Si les Syriens osent toucher à leurs armes chimiques et les pointer sur nous ou sur d’innocents civils, nul doute que le monde, tout comme Israël, prendra des mesures décisives et immédiates. Non moins important, Assad est susceptible de passer des armes chimiques au Hezbollah, ce qui reviendrait de notre point de vue à franchir la ligne rouge. Il incombe à Israël d’empêcher une telle chose de se produire, et il faudra une action militaire déterminée pour ce faire.

Le ‘Hamas

Au cours des quelques mois durant lesquels Pérès et moi-même avons conduit ces entretiens le conflit entre Israël et le ‘Hamas s’est intensifié. En réponse aux tirs de roquettes des forces du ‘Hamas dans la bande de Gaza, Israël a assassiné son commandant militaire et lancé une campagne de bombardements qui a abouti à un vaste mouvement de dénonciation internationale et fini par un cessez-le-feu orchestré par les États-Unis et Morsi. En plusieurs occasions, par le passé, Pérès a exprimé son opposition à l’usage par Israël de l’assassinat comme d’une arme pour parvenir à ses objectifs. Il s’est opposé à l’assassinat par Israël de Khalil al-Wazir, l’adjoint de Yasser Arafat, à Tunis en 1988, et à l’élimination ciblée du père spirituel du ‘Hamas, Sheik Ahmed Yassin, à Gaza en 2004. Il a également protégé Arafat de complots destinés à le tuer ou le déporter.

Cette fois, Pérès a exprimé un soutien fort à l’opération israélienne.

Il ne s’agissait là ni d’une guerre ni d’une opération militaire, mais plutôt d’un programme éducatif […] Notre action avait pour but d’expliquer au ‘Hamas qu’il lui fallait choisir entre deux choses l’une. Vous voulez construire des maisons ? Aucun problème. Vous voulez construire des pas de missiles dans ces maisons ? Dès lors, nous considérerons ces maisons comme des cibles pour notre aviation.

Mais, au cours de cette campagne, des civils ont été tués des deux côtés, quoique bien plus à Gaza. Nous avons fait un immense effort pour ne pas toucher de civils à Gaza, même s’il était extrêmement difficile de distinguer les miliciens du ‘Hamas des civils innocents. Nous n’avons aucun désir de verser le sang, ni le nôtre ni celui des autres. La campagne fut brève et, à l’instant où la leçon fut donnée et où la dissuasion a opéré, elle s’est arrêtée.

• Quelle leçon le ‘Hamas a-t-il apprise à votre avis ?

Le ‘Hamas va commencer à faire attention maintenant. Même là, il faut qu’ils comprennent, et rien de tel pour cela qu’un cocktail de tirs et de paix.

• Le chef politique du ‘Hamas, Khaled Meshal, est venu à Gaza en décembre célébrer le 25e anniversaire de l’organisation. Il a prononcé un discours brutal, montrant qu’il n’était pas du tout clair que la dissuasion ait opéré. C’est peut-être le moment d’initier un dialogue avec le ‘Hamas ?

Si le ‘Hamas accepte les exigences internationales, bannit la terreur, arrête de lancer des missiles contre nous et reconnaît l’existence de l’État d’Israël, il sera possible d’entamer des négociations. De quelle boîte ce Khaled Meshal a-t-il subitement surgi, avec son vocabulaire tout droit venu du Moyen Âge ? Maintenant, juste au moment où le monde entier est fatigué des guerres et de la violence, il sort des ténèbres avec ce désir sadique de frappes et de meurtres ? Se croit-il vraiment capable de détruire l’État d’Israël, malgré l’armée et nos services de renseignements ? Nous prend-il pour une bande de dindes prêtes à marcher au pas vers un festin de Thanksgiving [2] ?

• Vous ne pensiez pas qu’il fallait tuer Arafat ?

Non. Je croyais possible de traiter avec lui. Sans lui, c’était beaucoup plus compliqué. Avec qui d’autre aurions-nous pu conclure les accords d’Oslo ? Avec qui d’autre aurions-nous pu parvenir au compromis de Hébron ? D’un autre côté, j’ai essayé de lui expliquer, des heures durant […] comment être un vrai leader […] comme Lincoln, comme Ben-Gourion : une nation, un fusil, et non d’innombrables forces armées tirant chacune dans une direction différente [3]. Au début, il refusait [Pérès imite de façon assez convaincante Arafat disant “non, non, non” en arabe], mais ensuite il a fait : “OK” Il m’a menti les yeux dans les yeux, sans la moindre gêne [4].

[…]

• Vivrez-vous assez longtemps pour connaître un Moyen-Orient en paix ?

Je le pense et je le crois. Si j’ai encore dix ans à vivre, je suis sûr que j’aurai la chance de voir la paix advenir même en cette désespérante, merveilleuse et stupéfiante partie du monde.


NOTES

[1] Benyamin Nétanyahou prononçait en juin 2009, à l’invitation du Centre Begin-Sadate de l’université Bar-Ilan, son premier discours de politique étrangère depuis les élections de février — discours où il acceptait l’idée d’un État palestinien.

[2] Ancienne fête des récoltes dans le calendrier chrétien, Thanksgiving devient au XIXe siècle aux États-Unis une fête nationale célébrée le quatrième jeudi de novembre par un repas où la dinde farcie et le potiron sont de tradition.

[3] Abraham Lincoln dit non à la Sécession des États confédérés, et fit triompher au prix de sa vie l’Union par-delà les intérêts — en l’occurrence esclavagistes — des factions. De même David Ben-Gourion organisa-t-il en 1944-45 la répression contre des groupes qu’il considérait comme terroristes, allant jusqu’à livrer des membres de l’Irgoun aux Britanniques ; Avec la fondation de l’État et la formation, dès mai 1948, de Tsahal (les Forces de défense d’Israël) unissant la Haganah (dont les unités d’élite du Palma’h issu des kibboutzim du Mapam, à l’extrême-gauche de l’échiquier sioniste), à l’Irgoun et au Le’hi (issus du mouvement révisioniste et de la lutte clandestine), un nouvel affrontement se prépare. Inquiet du maintien par l’Irgoun de ses propres unités au sein de la jeune armée, et accusant son leader, Menah’em Begin, Ben-Gourion fait tirer sur un cargo venant clandestinement les ravitailler en armes, l’Altalena — 18 morts. Puis, il dissout leurs unités et un peu plus tard celles du Palma’h, afin de former une armée unique : « Une nation, un fusil. »

[4] Allusion à la promesse ainsi faite par Arafat de combattre les insurrections et les milices palestiniennes.