L’auteur de cette tribune, expert reconnu de la question des frontières et séparations entre Israël et les Palestiniens, décrit le lourd tribut pour les citoyens israéliens d’une annexion inutile pour Israël et injuste à l’égard des Palestiniens. Au nom de cette « aventure messianique », destructrice de la vision sioniste, l’armée sera confrontée à des charges accrues dans un contexte sécuritaire instable et un environnement régional et international dégradé.

 


Traduction : Bernard Bohbot pour LPM

Auteur : Shaul  Arieli pour Haaretz, 24 mai 2020

Illustration : Carte du projet d’annexion de la vallée du Jourdain. © Shaul Arieli

https://www.haaretz.com/opinion/.premium-this-will-be-the-heavy-cost-of-annexation-for-the-israelis-1.8868955

Mis en ligne le 29 mai 2020


Avec la mise en place du gouvernement et la baisse de l’épidémie de coronavirus, ainsi qu’en toile de fond la visite du secrétaire d’État américain Mike Pompeo et les menaces de l’Union européenne, la question de l’annexion a de nouveau été fièrement brandie comme le porte-drapeau du nouveau gouvernement. La plupart des citoyens, qui ne connaissent peut-être pas les implications pratiques d’une annexion unilatérale sur notre vie quotidienne, ne sont pas conscients des menaces que comporte une telle démarche, notamment la déstabilisation et l’escalade presque certaine des hostilités israélo-palestiniennes.

Plus de 60 projets de loi et de plans d’annexion de territoire dans la zone C ont été présentés à la Knesset depuis 2016, mais seuls trois d’entre eux comprenaient une carte. Je souhaite analyser et évaluer le plan  du Premier Ministre Benjamin Netanyahu, plan basé sur celui du Président américain Donald Trump. La carte présentée par Netanyahu montre qu’il a l’intention d’annexer 1 200 km2 soit 20,5 % de la superficie de la Cisjordanie. Quelles répercussions ce geste implique-t-il sur la vie quotidienne des gens ?

Tout d’abord, 23 % de la zone à annexer, soit près de 70 000 acres*, sont des terres palestiniennes privées. Si Israël ne modifie pas ses lois concernant la propriété des propriétaires terriens « absents », tous ces Palestiniens perdront leurs terres, qui seront progressivement transférées aux colonies israéliennes. Si Israël modifie cette loi, comme il l’a fait pour Jérusalem-Est, il pourra toujours exproprier des terres pour « usage public », qui dans ce cas seront exclusivement réservées au public juif. C’est ce qui s’est fait à Jérusalem-Est, où l’État a confisqué environ 7 000 acres, pour la plupart sous propriété arabe, et a construit sur ces terres 60 000 unités de logement pour les Juifs et seulement 1 000 unités pour les Arabes.

Jusqu’à ce que l’expropriation soit promulguée, Israël devra accorder aux propriétaires palestiniens un accès leur permettant de continuer à cultiver leurs terres, comme cela a lieu actuellement le long de la « couture » entre Jérusalem-Est et Jérusalem-Ouest. Pour ce faire, on utilisera des dizaines de points de passage qui nécessiteront le déploiement de nombreux soldats pour les surveiller.

À titre de comparaison, les terres en propriété privée palestinienne situées dans la vallée du Jourdain sont sept fois plus grandes que toutes les terres privées situées à l’ouest de la barrière de séparation, qui dépendent également de ce genre d’accès. Déjà, les forces de défense israéliennes ne brillent guère lorsqu’il s’agit de répondre aux problèmes qui nécessitent l’utilisation de ces points de passage, malgré toutes les déclarations sous serment présentées à la Haute Cour de justice. S’en suivra donc une bataille palestinienne concernant ces terres.

En outre, la carte montre 12 villages palestiniens de 13 500 habitants dans la zone B, vivant sur 1 050 acres. Ces villages seront annexés à Israël. L’Autorité palestinienne perdra instantanément son autorité et sa responsabilité à l’égard de ces villages, et toute l’autorité que lui octroyaient les accords d’Oslo sera assumée par Israël.

Israël devra accorder à ces personnes, comme il le fait pour les Palestiniens de Jérusalem-Est, le statut de résident puis la citoyenneté. Il devra également fournir tous les services aux villages. Israël n’est pas préparé à cela pour le moment. Une autre bataille palestinienne concernant les services municipaux et les transferts de la Caisse d’Assurance Nationale (Bituah Leumi) va commencer.

Troisièmement, la région de Jéricho (actuellement dans la zone A) et ses environs deviendront une enclave palestinienne entourée d’une zone qui est sous souveraineté israélienne. Cette enclave s’étendra sur 17 300 acres, sur lesquels 43 000 Palestiniens vivent dans six communautés différentes. Chaque entrée et sortie de l’enclave devra passer par des points de contrôle israéliens, et les personnes traversant le territoire israélien seront accompagnées. Jéricho, centre touristique et principale région de Cisjordanie pour la culture des dattes, sera en pratique coupée du reste de la Cisjordanie et connaîtra un déclin économique rapide. S’en suivra une bataille palestinienne concernant les moyens de subsistance.

Quatrièmement, l’annexion ajoutera une nouvelle frontière d’environ 200 km de long entre la vallée du Jourdain et le reste de la Cisjordanie. Cette frontière est aussi longue que la frontière entre Israël et l’Égypte. À cela s’ajouteront 60 km de frontière autour de l’enclave de Jéricho, soit presque la longueur de la frontière d’Israël avec la bande de Gaza. En l’absence de clôture, s’en suivra une chasse aux terroristes et aux résidents illégaux.

Par ailleurs, la zone annexée est traversée par deux routes principales du nord au sud – la route 90 dans la vallée et la route 80 (la route d’Alon) – ainsi que par une route d’est en ouest, la route 1, dans sa partie la plus orientale. Toutes ces routes seront retirées du réseau de transport palestinien qui, en l’absence d’autres itinéraires, sera concentré sur la route 60, sur la crête et ses pentes occidentales. S’en suivra une bataille palestinienne pour la liberté de mouvement.

En outre, les résidents de Cisjordanie qui se rendent en Jordanie, si le royaume le permet, passeront par un territoire sous souveraineté israélienne, avec toutes les conséquences que cela implique en termes de sécurité. En outre, la mer Morte, les falaises qui bordent son littoral et la réserve naturelle d’Ein Feshkha (Einot Tzukim) seront retirées des zones accessibles aux Palestiniens pour les loisirs et le tourisme. Leur combat pour un peu d’air à respirer va commencer.

D’où vient l’empressement de Netanyahu et de ses associés à annexer ? Toutes les raisons qu’ils donnent ne sont que des prétextes qui n’ont aucun fondement dans la réalité. La menace pour la sécurité à notre frontière orientale n’a pas changé. La Jordanie respecte scrupuleusement le traité de paix avec Israël, continuant à assurer à Israël le calme le long de la frontière, ainsi qu’une profondeur stratégique jusqu’à la frontière irakienne. La Syrie et l’Irak, qui sont confrontés aux conséquences de la guerre civile, ne disposent pas d’une capacité militaire significative qui menace Israël, et on ne s’attend pas à ce qu’ils en aient une à court et moyen terme. Les Palestiniens mettent rigoureusement en œuvre une coordination sécuritaire avec Israël.

Il y a, dans la région à annexer, 28 petites colonies qui abritent 13 600 colons. Leur zone bâtie est très petite et ils cultivent moins de 20 000 acres, dont ils ne sont pas propriétaires. L’âge moyen est élevé car les résidents font partie de la première vague de colonisation de la Cisjordanie, arrivée dans la première décennie qui a suivi la guerre des Six Jours. Les enquêtes montrent que cette population préférerait partir si un accord de paix était signé, en échange d’une juste compensation, au grand désarroi du chef du conseil régional de la région, qui est également le chef de Yesha, le conseil régional de Judée et de Samarie. L’annexion ne changera rien à leur situation, sauf en termes de planification et de construction. Mais jusqu’à présent, ce n’est pas ce qui a arrêté la croissance de la population juive dans la vallée du Jourdain, qui depuis 50 ans ne compte pas plus de quelques milliers d’habitants.

La charge qui pèse sur l’armée israélienne va s’accroître de manière substantielle et injustifiée. L’armée devra ajouter des forces substantielles pour sécuriser les frontières et les passages entre la vallée et le reste de la Cisjordanie, et autour de l’enclave de Jéricho. Elle devra accompagner les Palestiniens qui entrent en Israël, surveiller les accès aux terres agricoles et sécuriser la frontière avec la Jordanie en raison d’une déstabilisation des relations avec le royaume.

L’objectif de ceux qui souhaitent l’annexion est clair. Il s’agit d’annuler les accords d’Oslo et de déjouer toute possibilité de solution à deux États pour deux peuples, en violation du droit international et des traités qu’Israël a signés. Il est évident que leur souhait est de déplacer les Palestiniens vers l’Est, en Jordanie, au moment opportun, et de réaliser leurs rêves ultra-nationalistes messianiques. Selon Naftali Bennett, le but est de « faire de la Judée et de la Samarie une partie de l’Israël souverain ».

Le prix qu’Israël devra payer à court terme pour cette aventure messianique, qui se nourrit d’un sentiment d’ivresse du pouvoir, sera intolérable pour la société israélienne. À long terme, il détruira la vision sioniste. Les États-Unis perdront le pilier qui soutient leur politique de stabilité au Moyen-Orient basée sur les accords de paix qu’Israël a signés avec l’Égypte et avec la Jordanie.

* 1 acre = 4047m2