Les manifestants peuvent nier aux Israéliens leur droit à l’existence car, à leurs yeux, ils défendent un monde menacé par un État voyou.


Auteur : Eva Illouz, Ha’aretz, 21 mai 2024

Traduction : Dory, groupe WhatsApp « Je suis Israël »

https://www.haaretz.com/opinion/2024-05-21/ty-article-magazine/.premium/the-virtuous-antisemitism-of-campus-protests-against-israel/0000018f-9aa0-d264-a1bf-deb7652f0000

Photo : Drapé dans le drapeau palestinien, un homme brandit une croix face à l’ambassade d’Israël, rejouant la crucifixion de Jésus Christ pendant une manifestation de soutien aux Palestiniens, le 29 mars 2024 à Mexico. © Luis Cortes/REUTER.

Mis en ligne le 27 mai 2024


 La gauche qui se dit woke (éveillée) manifeste dans les rues et sur les campus du monde entier pour exiger une « Palestine libre », ce qui signifie, dans de nombreux cas, la simple élimination d’Israël. Ces protestations, il convient de le souligner, sont très différentes de la demande d’une solution politique au conflit angoissant qui divise Israéliens et Palestiniens.

Les manifestants ont souvent embrassé et célébré le Hamas, une organisation terroriste fondamentaliste ; ils prônent la rupture des liens avec Israël, une démocratie très imparfaite, mais une démocratie néanmoins. Ils qualifient Israël d’État d’apartheid et appellent à son démantèlement, un appel jamais entendu auparavant, pas même pour la Russie impérialiste agressive, le Rwanda génocidaire ou, d’ailleurs, l’Afrique du Sud elle-même.
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L’idée selon laquelle les Juifs menacent le monde est profondément ancrée dans la culture occidentale, si profondément en fait que cette catégorie est automatiquement évoquée lorsque l’État israélien enfreint parfois la loi, comme le font de nombreux États dans le monde.

Une réponse militaire acharnée face à des défis sans précédent dans l’histoire de la guerre – en raison d’une zone urbaine très densément peuplée, d’une ville souterraine construite en dessous d’une population civile – est devenue aux yeux de beaucoup un véritable cas de génocide. Les manifestants ont aussi souvent aimablement invité les Israéliens à retourner à Brooklyn et en Pologne. Pour compléter le tableau, Israël – un État né des cendres de l’Holocauste – est désormais assimilé au nazisme ; c’est-à-dire le mal humain ultime.

Les juifs, les sionistes et les modérés de tous les partis politiques et de toutes les religions ont regardé les manifestations sur les campus se dérouler avec étonnement, incapables de croire aux deux poids, deux mesures, au caractère infondé des parallèles historiques, à l’intensité sans précédent de l’animosité envers des événements lointains. (Rappelez-moi à quand remonte la dernière fois que quelqu’un a protesté avec la même intensité contre le régime oppressif iranien, contre le génocide des Ouïghours par la Chine ?)

Malgré les tentatives désespérées des étudiants de se présenter comme semblables aux manifestants de 1968, ils sont très loin du mouvement anti-guerre du Vietnam et de son authentique esprit révolutionnaire. Un conflit qui a été qualifié par beaucoup comme le plus insoluble et le plus complexe de la planète est traité comme s’il s’agissait d’une autre version de l’impérialisme américain.

Face à la désarticulation des mots des manifestants et à la réalité de ce conflit centenaire, ces manifestations ne me laissent pas d’autre choix que de me demander si, après tout, quelque chose comme l’irrationalité fantasmagorique de l’antisémitisme est à l’œuvre ici.

Il y a eu un débat animé sur la question de savoir si ces manifestations étaient antisémites. Trois arguments ont été utilisés contre cette accusation : que de nombreux manifestants sont juifs, que cette accusation vise à faire taire la dissidence politique légitime et que l’antisionisme est légitime (une question d’opinion à l’égard d’un État), alors que l’antisémitisme ne l’est pas (une question d’opinion à l’égard d’un groupe). Aucun de ces arguments ne tient la route.

Diffamations de meurtre rituel

L’une des contributions les plus précieuses de la gauche woke à notre paysage politique a été son affirmation selon laquelle le sexisme et le racisme n’existent pas seulement dans l’esprit conscient et dans les intentions des sexistes et des racistes, mais aussi dans les couches culturelles inconscientes dans lesquelles nous baignons tous. C’est la raison pour laquelle « faire un compliment » à une femme sur sa silhouette est aujourd’hui considéré comme sexiste, malgré les bonnes intentions de celui qui la complimente. (« Je voulais juste être gentil! »)

La gauche woke a toujours soutenu que le racisme et le sexisme se déposent dans les images, dans des connotations de mots, dans des associations mentales, qui perpétuent toutes la domination, l’exclusion et la hiérarchie. C’est pourquoi la gauche woke veut contrôler le discours, précisément parce que la langue et la culture contiennent ces couches sédimentaires qui cachent diverses formes de domination au-delà des intentions conscientes.

Il n’est pas surprenant que les jeunes qui réclament partout dans le monde le démantèlement de l’État d’Israël ne se considèrent pas comme antisémites.

Si cela est vrai pour les femmes, les musulmans et les Noirs, cela l’est encore plus pour le groupe qui a été l’objet de la plus ancienne haine de la culture occidentale, les Juifs. Appliquons alors à l’antisémitisme les principes de la gauche woke et demandons si ces manifestants baignent dans des significations culturelles profondément antisémites.

En quoi consiste cette étrange haine irrationnelle appelée antisémitisme ? Je ne suis pas un historien de ce vaste sujet, mais personnellement, je le définis comme la théorie selon laquelle les Juifs sont responsables de l’effusion du sang des non-Juifs.

Ainsi, je ne pense pas que l’antijudaïsme chrétien provienne d’une compétition entre deux confessions revendiquant leur primauté théologique. (Les chrétiens appellent cela verus Israël ou supercessionnisme.) Les systèmes de croyance et les religions n’ont aucun problème à rejeter ceux qui les ont précédés et à considérer leur version comme la première et la seule vraie théologie. L’antisémitisme découle bien plus probablement d’une croyance chrétienne clé : selon laquelle les Juifs étaient coupables du pire crime de tous, le déicide : tuer Dieu lui-même.

Le livre de Matthieu le dit. Pilate, le gouverneur romain chargé par les Juifs d’exécuter Jésus, affirme : « Je suis innocent du sang de cet homme. » La foule juive répond : « Que son sang soit sur nous et sur nos enfants », ce que la théologie chrétienne appelle la malédiction du sang.

L’iconographie chrétienne représentait abondamment le sang de Jésus sur la croix. L’image du sang, lorsqu’elle est associée à la mort sacrificielle d’un fils de Dieu compatissant, a probablement frappé d’autant plus l’imagination des chrétiens que cette image a largement résonné à travers les siècles. Dans un monde où les peintures chrétiennes étaient les seuls visuels et étaient accompagnées du récit choquant du meurtre de Dieu, les Juifs ne pouvaient apparaître que comme un groupe conspirant pour plonger le monde dans le chaos et la souffrance. Il n’est donc pas surprenant qu’au XIIe siècle, notamment en France et en Angleterre, les Juifs aient été accusés de tuer des enfants chrétiens afin d’utiliser leur sang pour préparer la matza de Pessach.

Dans un monde où les peintures chrétiennes étaient les seuls visuels et étaient accompagnées du récit choquant du meurtre de Dieu, les Juifs ne pouvaient apparaître que comme un groupe conspirant pour plonger le monde dans le chaos et la souffrance.

Le prélèvement de sang ne constituait pas leur seul crime. On disait que les Juifs empoisonnaient les puits et profanaient l’hostie, le pain de communion, l’une des offenses les plus graves pour les catholiques. Les Juifs ont connu un sort encore pire avec le protestantisme de Luther. Le titre de son livre « Sur les Juifs et leurs mensonges » le révèle. Il considérait les Juifs comme des menteurs, des idolâtres, des voleurs et des brigands. Il recommanda qu’ils soient expulsés, leurs maisons rasées, leurs écoles et synagogues incendiées.

Ainsi, l’idée qui a dominé la culture chrétienne, au moins jusqu’aux Lumières, est que les Juifs sont des criminels, hors la loi et sont déterminés à détruire tout ce qui en vaut la peine. C’est à tel point le cas que le philosophe du XVIIIe siècle Gotthold Ephraim Lessing a écrit « Die Juden » pour faire valoir (idée alors radicale) que les Juifs pouvaient être aussi moraux que n’importe quelle autre personne.

Les idéologies antimodernes et antidémocratiques du XXe siècle ont amplifié la vision des Juifs en tant que groupe fondamentalement criminel. En Russie, les « Protocoles des Sages de Sion » de 1903 avertissaient que les Juifs complotaient pour contrôler le monde afin de le détruire, l’équivalent laïc du déicide.

Comme l’a soutenu l’historien Michael Berkowitz, l’idée selon laquelle les Juifs étaient des criminels constituait une dimension importante de l’antisémitisme nazi. (Voir son livre « Le crime de mon existence même : le nazisme et le mythe de la criminalité juive. ») Les communistes et les anarchistes étaient considérés comme de dangereux criminels et des menaces pour l’ordre social, les Juifs étant les plus dangereux d’entre eux. Les Juifs étaient aussi des parasites et des sangsues, des animaux qui suçaient le sang. L’écrivain français Louis Céline, un sympathisant nazi enthousiaste, a qualifié les Juifs de parasites les plus féroces et les plus corrosifs.

En Union soviétique, le « complot des médecins » de 1953 – une théorie du complot dans laquelle des médecins, pour la plupart juifs, étaient accusés d’avoir planifié l’assassinat de hauts dirigeants soviétiques – a établi un lien avec le sionisme. Les médecins, qui versent du sang dans le cadre de leur profession, ont été accusés d’avoir empoisonné les dirigeants soviétiques. Comme l’a dit la Pravda : « Le visage crasseux de cette organisation d’espionnage sioniste, dissimulant leurs actions vicieuses [des médecins juifs] sous le masque de la charité, est maintenant complètement révélé. »

Un an plus tôt, en 1952, le procès antisémite Slánský en Tchécoslovaquie contre des membres juifs du Parti communiste avait également qualifié les accusés de « sionistes-impérialistes ». Ces paroles soigneusement rédigées ont suffi à les envoyer à leur exécution. Le lien entre criminalité juive et sionisme, entre antisémitisme et antisionisme a été établi par l’Union soviétique et a lentement pénétré le reste du monde. (C’est exactement cette tactique qu’a utilisée Vladimir Poutine lorsqu’il a qualifié les Ukrainiens de « nazis ».)

Cela a été amplifié par la propagande arabe, qui s’opposait au nationalisme juif (sionisme) en utilisant les mêmes figures de rhétorique antisémites. L’implication des Soviétiques au Moyen-Orient après la Seconde Guerre mondiale a consolidé l’amalgame que les musulmans tiraient entre l’antisémitisme et l’antisionisme. Un rapport de la Ligue arabe soumis aux Nations Unies en 1948 était intitulé « Atrocités juives en Terre Sainte ». Le titre visait à évoquer le sentiment chrétien, et son contenu était un recueil des tropes antisémites les plus virulents : les Juifs ne menaient pas une guerre mais étaient des meurtriers barbares de femmes et d’enfants innocents. Et ces Juifs étaient désormais appelés « sionistes ».

Les Israéliens sont soumis à des normes différentes car il est presque impossible de les séparer de l’ancienne catégorie de Juifs qui menacent criminellement l’ordre mondial.

Un certain nombre de points importants découlent de tout ce qui précède. Les antisémites nourrissent une haine envers les Juifs, présentés comme des menaces à l’ordre moral. L’antisémitisme ne ressemble pas avant tout à la haine d’un groupe. Une fois que les Juifs sont dépeints comme une entité dangereuse qui verse le sang, ignore les lois et sème le carnage, l’antisémitisme devient l’idéologie de l’humanité, de la morale, de l’ordre et du droit, ce que le grand essayiste autrichien Jean Améry a appelé l’antisémitisme vertueux. L’antisémitisme suscite une ferveur morale et une passion intenses, précisément parce que les Juifs sont considérés comme un danger pour l’humanité.

Un pilier de la culture occidentale

Il n’est donc pas surprenant que les jeunes qui partout dans le monde appellent au démantèlement de l’État d’Israël ne se considèrent pas comme antisémites. Ils peuvent refuser aux Israéliens leur droit à l’existence (un droit qui n’est refusé à aucun autre peuple sur Terre) parce qu’ils défendent avec passion la survie du monde menacée par un État voyou dont la criminalité est considérée comme unique et particulièrement menaçante. Aucune autre violence d’État ne suscite autant d’indignation morale que celle d’Israël. Aucun autre pays ne suscite un tel désir d’élimination parmi les défenseurs bien intentionnés de la moralité.

L’idée selon laquelle les Juifs menacent le monde est profondément ancrée dans la culture occidentale, si profondément en fait que cette accusation est automatiquement évoquée lorsque l’État israélien enfreint parfois la loi, comme le font de nombreux États dans le monde. Il ne fait aucun doute qu’au cours des dernières décennies, Israël a agi au mépris du droit international (et du sien également) et que sa réponse militaire à Gaza a été disproportionnée et brutale.

Mais j’ai du mal à croire que, dans les mêmes circonstances, d’autres pays auraient agi différemment. À la lumière de son histoire, je parie que la réponse des États-Unis, par exemple, aurait été bien plus dévastatrice. (Rappelez-vous simplement la réponse horrible des Américains à leur attaque sur Pearl Harbor le 7 octobre.) Israël ne s’est pas révélé pire que le lamentable bilan historique de l’humanité. Peut-être que ça a même été mieux.

Pourtant, les Israéliens sont soumis à des normes différentes car il est presque impossible de les séparer de l’ancienne accusation selon laquelle les Juifs qui menacent criminellement l’ordre mondial. Lorsque le sionisme est synonyme de mal radical, c’est parce que, sur le plan cognitif et émotionnel, nous ne pouvons pas déconnecter les Israéliens et les Juifs, les crimes israéliens (ordinaires dans la triste histoire de l’humanité) et le profond sentiment culturel selon lequel les Juifs sont dangereux pour le monde.

Permettez-moi de fournir une analogie. Il serait difficile de séparer le concept de « jupe » ou de « robe » du concept de « femme ». Même si l’on sait que les hommes écossais portent parfois des jupes ou que les hommes musulmans portent des robes qui ressemblent à des robes longues, « jupe » et « robe » évoquent inévitablement la féminité et non la masculinité.

Les Sionistes et les Juifs sont inextricablement liés selon une logique cognitive similaire. Il est très difficile de démêler les deux, même si l’on sait que tous les juifs ne sont pas sionistes et que tous les sionistes ne sont pas juifs. (Un sondage Pew de 2021 a révélé qu’une majorité de Juifs américains considèrent Israël comme faisant partie de leur identité, ce qui suggère que les deux sont profondément liés.) Bien qu’empiriquement, les « Juifs » et les « Sionistes » puissent parfois être distincts, ils ne peuvent pas être séparés dans les représentations mentales et sont connectés de manière quasi automatique. Lorsque les jeunes manifestants expriment leur souhait d’éliminer Israël, ils expriment également le souhait d’anéantir les Juifs vivant en Israël.

L’affirmation selon laquelle si les Juifs participent à un mouvement, ce mouvement est exempté de l’accusation d’antisémitisme, c’est aussi une vieille expression cultivée par les Soviétiques. (Certains communistes juifs de l’Union soviétique ont persécuté d’autres Juifs.) Comme vous le diront sûrement les féministes ou les Afro-Américains, certaines femmes et certains Afro-Américains ont des idées sexistes ou racistes.

Depuis le XVIIIe siècle, les Juifs ont tenté d’appartenir à leur culture et à leur société dans la diaspora, et l’antisionisme constitue une voie d’adhésion, que ce soit en Union soviétique ou en Occident. L’antisionisme juif du début du XXe siècle était une opinion légitime dans les débats sur le rôle que le nationalisme devrait jouer dans l’existence juive. Mais le sens de l’antisionisme a aujourd’hui considérablement changé et ne constitue plus un débat théorique sur la meilleure stratégie de survie. L’antisionisme a été approprié par divers acteurs politiques qui l’utilisent pour légitimer leur intention d’éliminer l’État des Juifs.

Tout ce qui précède est catastrophique non seulement pour nous, juifs ou israéliens, mais aussi pour les Palestiniens. Les Israéliens ont été horriblement attaqués le 7 octobre et ils interprètent les manifestations partout dans le monde comme profondément antisémites. Cela renforce chez les Israéliens le sentiment que le monde a l’intention de les détruire et qu’ils ne peuvent compter que sur la force militaire pour se protéger.

La course militaire à la dissuasion détourne encore davantage les Israéliens d’une voie politique qui offre aux Palestiniens dignité et souveraineté. Cela permet aux Israéliens d’accepter plus facilement les décisions d’un gouvernement horrible déterminé à détruire chaque lambeau de démocratie en Israël. Au lieu d’aider à créer de larges coalitions pour exiger une paix juste pour les Israéliens et les Palestiniens, au lieu d’unir les Palestiniens et les sionistes conciliants pour rechercher la raison, les manifestations à travers le monde créent des divisions, une méfiance et une inimitié sans précédent entre des gens qui autrement auraient dû être des alliés.

Le résultat sera d’effacer un camp de la paix déjà très faible. Jamais la morale n’a été une telle ennemie du bien.