« La révolution messianique et raciste qui a submergé le courant orthodoxe israélien a maintenant englouti le Likoud », observait Sefi Rachlevski à l’issue des primaires du parti. En position éligible sur la liste jointe Likoud-Israel Beïtenou, le mystico-nationaliste Moshe Feiglin marque, plus encore que l’anti-calotin Avigdor Lieberman, une radicalisation de la droite israélienne. Comme le note la chercheuse Sara Hirschhorn, il représente « le visage du nouveau courant dominant en Israël, le mouvement ultra-nationaliste ». Avec cette particularité – où selon elle réside précisément le danger – que « ses références s’étendent de Meir Kahana à Martin Luther King Jr ». Quand il ne va pas jusqu’à vanter le génie militaire et quelques autres mérites d’un certain Adolf, qui sut faire régner l’ordre une fois parvenu au pouvoir, en usant rappelons-le des formes et des failles de la démocratie dans la République de Weimar [1].

« Faisons du pays des Juifs un Pays juif. » L’éviction des Palestiniens d’Israël s’affiche ainsi clairement dans le slogan de campagne de son courant au sein du Likoud, Manigouth Yeoudith (litt. “Des dirigeants juifs”). Déjà envisagée par Lieberman dans le cadre d’échanges de territoires, elle est pour lui à l’ordre du jour sans contreparties territoriales, puisqu’il rejette le principe même de négociations aboutissant à l’édification d’un État palestinien en Cisjordanie. Il fut un temps où le parti du rabbin Kahana, Kach (litt. “Prends”), fut interdit pour incitation à la violence et à la haine raciale. Moshé Feiglin, plutôt que “prendre” les Territoires dunam après dunam, privilégie leur annexion dans le respect des règles d’une démocratie israélienne dont seuls les Juifs seraient citoyens de plein droit, les autres étant réduits à la portion congrue du seul respect des droits de l’être humain… Comme une variante de cette dhimmitude qu’il n’eut pourtant pas l’heur d’expérimenter !

L’entrisme pratiqué au sein du Likoud lui a permis en 2008, à défaut de rafler le leadership à Benyamin Netanyahu, d’être élu député et de propager son idéologie, gangrenant le vieux parti révisionniste de Menahem Begin jusqu’à en chasser aujourd’hui les héritiers. Dans le nouveau climat qui prévaut en Israël, il n’est pas sûr qu’il s’arrête en si bon chemin.


Où étiez-vous le 22 janvier 2013 ? Cette question vous sera posée longtemps encore après cette élection, qui pourrait bien être la dernière en Israël. Assis au bord du volcan, nous continuons à disserter sur d’insignifiants détails personnels comme si là était le cœur du sujet. L’auto-censure est peut-être bien une réaction naturelle face à cette tragique révolution.

Les naïfs qui s’imaginent que le Likoud a viré à droite se trompent. Benny Begin est très à droite : en 1999, il a quitté le Likoud parce que le Premier ministre Benjamin Netanyahu lui paraissait trop à gauche, et a pris la tête du parti d’Union nationale. Begin n’a pas changé. Il n’a pas quitté le Likoud du fait des orientations de droite [du parti], mais du fait de son attachement à la démocratie. Cette révolution porte un nom : celui, antidémocratique, d’une forme de fascisme religieux et messianique.

Quelque 55% des membres dûment inscrits du Likoud sont religieux, et la plupart d’entre eux sont des extrémistes. Leur taux de participation aux élections est élevé : ils constituaient environ 70 % des votants aux primaires du parti. La révolution messianique et raciste qui a submergé le courant orthodoxe israélien [2] a maintenant englouti le Likoud.

Moshe Feiglin est un délinquant, convaincu de menées séditieuses et condamné à une peine de prison durant la campagne d’incitation [au meurtre] qui conduisit à l’assassinat du Premier ministre Yitzh’ak Rabin. Et l’ardoise du Likoud se monte à plus d’un Feiglin : tous sont ses ânes [3].

Ceux qui [au sein du Likoud] se mirent en travers de la route d’une législation raciste et antidémocratique, comme Benny Begin, Dan Meridor et Michael Eitan, furent éjectés. Ceux qui s’en firent les champions, comme Ze’ev Elkin, Dany Danon et Yariv Levin décollèrent.

Point n’est besoin de majorité pour former un groupe moteur. Les membres des kibboutzim et moshavim [4] du temps jadis n’ont jamais constitué plus de 3.5 % de la population du pays. Quand une adolescente passait deux semaines à travailler dans un kibboutz, c’est que cela représentait le modèle idéal. Chacun se voyait sous les traits de l’icône traditionnelle du prolétaire né en Israël – même les citadins.

Feiglin peut se contempler dans le miroir de chaque membre du Likoud, y compris celui du Premier ministre. Tel est l’idéal qu’Israël adopte peu à peu. Ce culte religieux, messianique et raciste est le mouvement kibboutzique actuel.

Du reste nous présentons vraiment une image en miroir des années 1933-1973. Durant les 40 années de domination du centre-gauche, l’image était homogène. Le bloc de centre-gauche disposait de 75 sièges à la Knesseth, qu’environnaient des îlots pris dans le courant – le H’érouth de droite, les Sionistes généraux et les partis religieux – qui ne coopéraient pas les uns avec les autres. La plupart rivalisaient pour grappiller des places auprès du Mapaï [socialiste] de Ben Gourion.

Tout aujourd’hui est symétriquement inverse. Il y a un bloc fascisto-religieux et raciste, et alentour des îlots pris dans le courant et incapables de s’entraider, seulement préoccupés d’eux-mêmes et de leurs problèmes.
Derrière l’écran de fumée produit par les transfuges de la télévision [5] passés dans divers partis – ceux qui ont changé la politique en télé-réalité hors cadre, où seule importe la réussite personnelle – nous devrions, juste avant l’apocalypse, examiner ce qui compte vraiment. Le train fascisto-religieux se rapproche, et Begin, Meridor et Eitan ne seront pas les seuls sur lesquels il roulera.

Ce qui s’est produit dans les années trente ne serait jamais advenu si le centre, la droite modérée et la gauche n’avaient suivi leurs propres programmes, comme si les révolutions fascistes en Europe n’étaient qu’une vaine rumeur. Ainsi tout alla-t-il jusqu’à leur propre écrasement.

Le racisme de l’opinion publique à travers les lunettes noires d’Amir Peretz a fait lever la pâte. C’est parfois dans le noir qu’on voit le mieux. L’appel d’Amir Peretz à voter contre la droite est la lueur qui illumine les ténèbres.

Il nous reste six semaines pour sortir des “intérêts personnel” et tenter de sauver le rêve sioniste de la sédition fascisto-religieuse. Après il y aura profusion de ténèbres pour tout le monde ici.


NOTES

[1] Pour en savoir plus :

• Sara Hirschhorn, “Feiglin : Israel’s clear and present danger”, dans Ha’aretz, le 13 décembre 2012 :

[->http://www.haaretz.com/opinion/feiglin-israel-s-clear-and-present-danger.premium-1.484748]

• Florian Vidal, “Moshe Feiglin, un infiltré au Likoud”, dans Le Monde de demain.com, le 2 décembre 2012 :

[->http://lemondededemain.wordpress.com/2012/12/02/moshe-feiglin-un-infiltre-au-likoud]

Rapportés en 1995 par la journaliste Ada Oshpiz, qui avait interviewé Moshe Feiglin pour le quotidien Ha’aretz, les propos concernant Hitler furent déterrés en décembre dernier par Yossi Sarid. Sans pour autant les démentir, Feiglin précisa dans Ma’ariv que « le seul fait » de considérer Hitler comme un génie militaire ne signifie pas qu’il l’admire, et dénonça à la télévision une cabale de la gauche qui les aurait sortis de leur contexte.

Ne voulant pas à notre tour nous voir accusée d’en trahir la substantifique moelle, nous nous contenterons de les reproduire tels que donnés dans la version anglaise du Ha’aretz : « Hitler was an unparalleled military genius. Nazism promoted Germany from a low to a fantastic physical and ideological status. The ragged, trashy youth body turned into a neat and orderly part of society and Germany received an exemplary regime, a proper justice system and public order (…) »

[2] À la fin du XIXe siècle et dans la première moitié du XXe, le monde juif religieux rejette le sionisme, qui s’inscrit dans la ligne du mouvement des Lumières. À la notable exception du Mizrah’i, expression d’un courant alliant religion et modernité dont le maître à penser, Abraham Kook, grand rabbin de Palestine sous le mandat britannique, voit dans le sionisme non un élan national mais « l’antichambre de l’ère mes­sia­nique » (selon la formule de Michel War­schawski).

Devenu le parti national religieux (PNR) à la Knesseth, le mouvement reste quantité négligeable dans la jeune nation, servant tout au long des années cinquante et soixante de minuscule mais nécessaire force d’appoint aux Travaillistes qui gouvernent – contre prébendes à leur réseau scolaire et d’assistance et surtout contre des concessions politiques qui iront jusqu’à priver Israël de constitution faute de pouvoir s’accorder avec eux sur la nature de l’État.

La guerre de 67 va changer la donne. La divine surprise d’une victoire qui rend Israël maître de l’ensemble des territoires ayant un temps formé les royaumes rivaux et successivement détruits d’Israël et de Judah.
« L’histoire de la région semblait valider la vision linéaire du dessein de Dieu : d’abord le rassemblement des juifs exilés et la création de l’État, puis les guerres victorieuses […] hâtant la restauration du Grand Israël », note Ilan Greilsammer dans une interview donnée à L’Express en janvier 97.
L’union jusque-là peu féconde du sionisme et de la religion donne alors naissance au Goush Emounim (le Bloc de la Foi), qui part kippa en tête et arme à la main coloniser ces terres de nouveau promises, “la Judée et la Samarie ». Et l’idéologie ultra-minoritaire du rav Kook se fait dominante à partir des années quatre-vingt dix, sur fond de revendication sociale autant que religieuse ou nationale.

Pour en savoir plus : Sefi Rachlevsky, Messiah’s Donkey, Yedioth Aha­ronot publi­ca­tions, Tel Aviv, 1998 ; Michel War­schawski, Sur la fron­tière, Stock, 2002 ; Marius Schattner, Israël, l’autre conflit. Laïcs contre religieux, André Versaille éd., 2008 ; Martine Gozlan, Israël contre Israël, L’Archipel, 2012.

[3] Et qui, tels le blanc quadrupède des Écritures pour le héraut davidique annonciateur de paix universelle, porteront sans en avoir conscience ce messie d’un genre plus belliqueux sur les fonts profanes du pouvoir.

[4] Structures collectivistes pour les premiers, coopératives pour les seconds, à travers lesquelles le pays se bâtit à l’époque des pionniers dans un contexte idéologique hérité d’un socialisme utopiste… et que Menah’em Begin, une fois Premier ministre, n’eut de cesse d’abattre à coup de libéralisme économique.

[5] L’auteur écrit ces lignes peu après l’annonce par Ofer Shelah, célèbre éditorialiste au Ma’ariv, qu’il quitte ce quotidien pour rallier le parti centriste Yesh Atid (liit. “Il y a un futur”) fondé en avril dernier par son ami Yaïr Lapid sur sa seule popularité médiatique. Acteur, romancier, journaliste, celui-ci écrit dans Ma’ariv puis Yedioth Ah’aronoth avant d’animer de chaîne en chaîne des émissions télévisées à fort taux d’écoute – dont sur la 2 publique un talk show portant en guise de titre son propre nom en étendard ; puis sur la 22 privée un célèbre magazine d’information, “Oulpan Shishi”.

Un certain nombre d’autres député(e)s, voire de têtes de listes, sont eux ou elles aussi passées ces dernières années du journalisme à la politique, comme Daniel Bensimon, autrefois l’une des plumes du Ha’aretz, ou Shelly Yah’imovitch, journaliste engagée qui abandonna une carrière à la radio puis la télévision publiques au profit du Parti travailliste.

Des “changements d’orientation professionnelle” qui jamais, jusqu’à l’acte de naissance de Yesh Atid, n’ont défrayé la chronique au point d’étouffer le débat politique sous la rumeur médiatique.