«L’enlèvement des trois jeunes est terrible, mais ne voir que la moitié du tableau ne l’est pas moins».


Parfois, dans les moments difficiles, j’essaye d’ignorer ce qu’on entend sur les ondes et lit dans les journaux. Mais, dans ce pays, c’est comme si les nouvelles volaient dans les airs. Même les oreilles bouchées et les yeux clos, je sais que la députée Haneen Zoabi a kidnappé trois adolescents des colonies [1]. Même si je mets un point d’honneur à n’écouter que de la musique et à suivre le déroulement des jeux au Brésil – je sais que l’armée barre les routes, impose le couvre-feu, force les maisons, rend la vie amère. Et même si je me contrains à ne lire en ligne que les pages culture, je sais que les citoyens arabes de ce pays ont été pris une fois de plus en otage et servent de commode punching-ball pour permettre à l’exaspération nationale de se défouler.

En des jours si incertains, quand le destin est en marche, il est très difficile de rédiger le mercredi une chronique qui sortira le vendredi, mais il n’y a pas le choix. L’édition hébraïque du Ha’Aretz est mise sous presse le mercredi et je suis en retard, j’ai d’ores et déjà reçu des messages de la rédaction me rappelant que ma chronique tarde trop, bientôt le téléphone va sonner et on va me hurler poliment dessus, me disant de fait que le journal est sur le point de descendre à l’imprimerie et que le dessinateur se tourne les pouces dans son bureau en attendant que je daigne lui envoyer quelque chose à illustrer.

Je souhaite ardemment qu’au moment où cette chronique sera publiée les trois garçons soient de retour à la maison, sains et saufs. À la maison? J’écris ces mots et, aussitôt, un coup me perce la poitrine. Est-ce que l’espoir qu’ils rentrent à la maison implique une sorte de légitimation des implantations?

OK, je vais tenter de reformuler: je souhaite ardemment qu’au moment où cet article sera publié les garçons soient de retour dans leurs familles, tout en espérant qu’ils ne contribuent pas à supprimer, mettre à sac et fouler aux pieds les libertés d’autres nations. Je souhaite ardemment que les souffrances endurées par leurs parents prennent fin, et que leurs pères et mères puissent tenir dans leurs bras leurs enfants chéris.

Je mentirais en prétendant que, sitôt après avoir appris la triste nouvelle concernant les gamins, je n’ai pas pensé à leurs parents et ne me suis pas demandé ce qu’ils ressentaient maintenant; et si quelque part, en quelque lieu, quand personne n’écoute et que Dieu, qui émit des préceptes et promit des terres, détourne le regard, ils se sentent un peu coupables.

Non, pas à cause de l’enlèvement. La question n’est pas l’enlèvement. La question est de loin plus sérieuse et vous savez quelle elle est. Ou peut-être ne le savez-vous pas? Maintenant, lorsque repasse dans ma tête ce que j’ai entendu cette semaine de la part de politiques, de militaires et des médias, je me demande si vous avez compris quoi que ce soit.

Il est vrai, après tout, que le Premier ministre a immédiatement dit que l’enlèvement n’est pas nécessairement lié à un événement particulier: en lieu et place, il l’a attribué à un élément des lois de la nature, au caractère inné d’une autre nation.

Le Premier ministre a dit qu’il s’agissait tout simplement d’un ennemi assoiffé de sang qui n’hésite pas à tuer des enfants, des femmes et des vieillards. Notre Premier ministre n’a pas dit qui est précisément cet ennemi, mais j’ai compris ce qu’il avait en tête en l’entendant à la radio.
Mes enfants étaient dans la voiture, eux aussi; ils ont eu peur en l’entendant, et mon petit garçon a demandé: «Papa, qui c’est “eux”?» Tournant un instant la tête vers la banquette arrière, j’ai failli répondre: «Nous, vous, il parle de vous, aussi». Mais je n’ai pas dit la vérité aux enfants. Je n’ai rien dit.

Alors, se pourrait-il qu’il ne comprenne vraiment pas? Est-ce qu’il ne se rend pas dans les Territoires et ne voit pas de quelle façon l’État continue de s’emparer des terres de [villageois] arabes? Est-ce qu’il ne voit pas comment l’État arrête, lamine, foule aux pieds – en un mot occupe? Se pourrait-il qu’il croit vraiment que les Palestiniens jouissent de la liberté de même que les colons?

Non, ça n’a absolument rien à voir avec l’enlèvement. Et non, ce qui est bon pour Hébron ne l’est pas pour Tel-Aviv. Pas encore. Cela dépend de vous. Et, soit dit en passant, cela dépend toujours de vous. Vous êtes puissants, vous dictez les règles de conduite et les lois.

L’enlèvement est une chose terrible, et si, le ciel nous en préserve, il devait s’avérer que quelque chose est arrivé à ces gosses, cette tragédie n’aurait pas de circonstances atténuantes. Désolé de la généralisation (c’est vous qui avez commencé…) mais vous ne comprenez vraiment pas les sentiments des Arabes quand ils voient l’image d’enfants tués et une armée en uniforme occupée à se blanchir, montant des commissions d’enquête, voire des procès – pour finir dans le meilleur des cas par parler d’erreur ou, parfois, quand c’est vraiment grave, par s’excuser. Des excuses? Je n’en ai plus en mémoire.

Je me demande parfois – si les Palestiniens avaient le pouvoir de violer des foyers en Israël, d’y expédier des soldats arracher les gens à leur lit devant leur famille; s’ils disposaient de services de renseignements capables d’aligner les noms des auteurs, planificateurs, instigateurs [d’attentats], ou tout simplement d’individus potentiellement dangereux un jour ou l’autre – de quoi les choses auraient-elles l’air, alors; si les Palestiniens détenaient la puissance militaire des Israéliens – des avions sophistiqués, des missiles intelligents et la capacité de ne frapper que les infrastructures militaires – qui, en ce cas, se comporterait avec un peu plus d’humanité?

Cet enlèvement est quelque chose de terrible, et mon cœur va droit aux parents, qu’ils se sentent un peu coupables ou qu’ils soient sûrs de la légitimité de leurs actes.

Il ne me semble pas devoir encore écrire ceci, mais je ne sais plus ce que vous croyez ou non. Donc, voilà: faire du mal à ces enfants serait une terrible catastrophe et n’a aucune justification quelle qu’elle soit. Ni l’occupation, ni les colonies, ni la situation des prisonniers palestiniens.

Ce que, peut-être, j’essaie de dire, c’est que je sais que les Arabes peuvent se montrer terribles et cruels et, comme l’a dit le Premier ministre, parfois se braquer sans raison [2]. Tout ce que je vous demande, c’est de ne pas vous croire une seconde plus moraux qu’eux.

NOTES

[1] Qualifiée par Yariv Oppenheimer (Shalom Akhshav) de «parfait bouc-émissaire», unissant la droite, la gauche et les médias contre elle, la députée du parti arabe Balaad Haneen Zoabi a lancé sur une radio locale, à l’occasion de l’enlèvement au Goush Etsion de trois adolescents, une des provocations dont elle a le secret: Les auteurs du kidnapping ne sauraient selon elle être considérés comme des «terroristes». Pour préciser ensuite à Jonathan Lis, du Ha’Aretz, qu’elle souhaitait la libération des trois adolescents, tout comme celle des Palestiniens emprisonnés en Israël, décrit par elle dans une interview à la télévision iranienne comme «le plus brûlant foyer de terrorisme dans la région».

[2] Les réactions furent quant à elles torrides, allant du chantage aux sanctions juridiques pour incitation à la violence – dont l’exclusion de la députée Balaad du parlement, voire son bannissement dans la Bande de Gaza – jusqu’à de telles menaces contre sa personne que la Knesseth dut lui affecter un garde du corps. Pour la rédaction du Ha’Aretz, les victimes de ces joutes verbales (et seulement verbales, espérons-le) sont les libertés d’opinion et d’expression; et comme le note ici Sayed Kashua, l’image des Arabes israéliens aux yeux de leurs concitoyens.