Les dernières élections en Israël ont conduit à la constitution du gouvernement le plus à droite et le plus religieux dans l’histoire du pays depuis sa création. Les conséquences, majeures en Israël, seront également très significatives sur le plan de la relation entre Israël et les États-Unis, sur le plan diplomatique et peut-être plus encore sur le plan «communautaire», entre le gouvernement israélien et les Juifs américains.


Auteur : Sébastien Lévi, pour Les Cahiers Bernard Lazare, janvier 2023

Photo d’illustration : Des partisans pro-israéliens scandent des slogans pendant un rassemblement en soutien à Israël aux abords du bâtiment fédéral à Los Angeles, le 12 mai 2021. (Crédit : AP Photo/Jae C. Hong, file)


L’extrême-droite au pouvoir en Israël, un fait politique majeur
Si le nombre de voix du « bloc Bibi » a été très proche de celui du « bloc anti-Bibi » (à 28,000 voix près), le système électoral et notamment le seuil de voix à atteindre pour avoir des élus ont permis à la droite de l’emporter assez nettement sur le plan des députés : 64 pour la coalition comprenant Likoud, extrême-droite nationale-religieuse et ultra-orthodoxes (Haredim), contre 56 pour le bloc anti-Bibi (centre, gauche, droite libérale, partis arabes).
Contrairement à tous les précédents gouvernements dirigés par Netanyahu, il n’y aura pas de partis sur sa gauche susceptibles de le modérer. Plus important encore : Netanyahu a un intérêt tactique à s’allier avec les plus extrémistes en Israël qui souhaitent dynamiter l’autorité judiciaire dans le pays, afin de mettre fin à ses procès pour corruption qui pourraient le conduire en prison. Parce qu’il a besoin de ses alliés comme jamais lors de sa carrière, les partis Haredim et sionistes religieux ont été capables d’obtenir de très grosses concessions de la part de Netanyahu, ce qui fait de ce gouvernement le plus à droite de l’histoire du pays dans sa composition et dans ses engagements, avec des conséquences potentielles énormes pour Israël. Citons, en vrac, la fermeture possible de l’espace pour les non-Haredim au Mur des Lamentations, la non-reconnaissance des conversions non-orthodoxes, l’autorité civile dans les territoires palestiniens transférée à Bezalel Smotritch, chef du parti d’extrême-droite Ha Tsionout ha datit, la police des frontières qui passe sous l’autorité de Ben Gvir, chef du parti d’extrême-droite Otzma Yehudit. Toutes ces mesures sont non seulement décisives pour la société israélienne, elles auront des conséquences décisives sur les relations israélo-américaines.

Vers un clash diplomatique entre Israël et les Etats-Unis
Benjamin Netanyahu est impopulaire auprès du gouvernement Biden et des Démocrates, pour de nombreuses raisons. Il a saboté toutes les tentatives d’Obama pour relancer le processus de paix, soutenu plus ou moins ouvertement Romney contre Obama en 2012, mais surtout il a répondu à l’invitation des Républicains au Congrès en 2015 pour critiquer l’accord sur le nucléaire dans le dos d’Obama, et enfin il n’a eu de cesse d’aligner ses positions sur celles de Trump entre 2017 et 2020, faisant comprendre à de nombreuses reprises que jamais Israël n’avait eu un tel ami à la Maison Blanche.
Son gouvernement est donc attendu avec circonspection, voire hostilité à la Maison Blanche, qui avait tout fait pour renforcer le gouvernement Bennett/Lapid, mettant en sourdine leurs désaccords sur la colonisation dans les territoires palestiniens, ou sur la neutralité d’Israël dans l’agression russe contre l’Ukraine. Anthony Blinken, le secrétaire d’État américain, a exposé la position américaine à la conférence de JStreet, le lobby pro-Israël, pro-Paix. Le fait qu’il se soit exprimé devant cette assemblée pro-Israël mais très critique envers la droite israélienne, en dit long sur son état d’esprit. Sur le fond, le propos était courtois mais clair au sujet de certaines lignes rouges à ne pas franchir, sur le respect des normes démocratiques en Israël ou sur l’occupation des territoires.

C’est précisément sur le plan des valeurs démocratiques, en Israël et plus encore en Palestine, que le conflit risque de se manifester. L’administration Biden se pose en représentant des démocraties contre l’autocratie dans le monde, dont le trumpisme est l’expression aux USA. A cette aune, les atteintes à l’état de droit en Israël et au pluralisme religieux auront du mal à passer et pourraient causer de véritables frictions entre Israël et les États-Unis, et ce d’autant que ces atteintes seront intolérables pour la majorité des Juifs américains. Mais c’est bien sur le plan palestinien que ces tensions pourraient exister, surtout avec les pouvoirs transférés à Smotritch et Ben Gvir qui pourraient instaurer une annexion de facto, et condamner encore un peu plus toute perspective de solution à deux États qui reste la solution défendue par Washington, avec un refus de la colonisation bipartisan depuis des décennies, jusqu’à l’exception Trump et son alignement avec la droite israélienne. La crise, quasiment inéluctable en gestation entre Israël et les États-Unis, pourrait bien être secondaire par rapport à celle, quasiment existentielle, qui se profile entre Juifs américains et l’État d’Israël.

Vers une fracture irréversible entre Juifs américains et Israël
C’est en effet sur le plan de la relation entre Juifs américains que les effets de l’élection israélienne seront les plus significatifs. Il importe tout d’abord de dire que cette relation n’a pas attendu la dernière victoire de Netanyahu, plus sensible depuis des années au soutien des Chrétiens évangéliques qu’à celui des Juifs américains, et la constitution d’une coalition avec l’extrême-droite pour se dégrader, mais il est à craindre que les derniers événements soient le coup de grâce pour cette relation. Trois sujets sont particulièrement sensibles : l’atteinte aux valeurs démocratiques en Israël même, celle aux droits des Palestiniens et celle au respect de l’identité juive des Juifs libéraux et Massortim, soit 80% des Juifs américains. Sur ces trois plans, le divorce pourrait être irrémédiable.

Il faut rappeler que les Juifs américains ont été très concernés par la défense de la démocratie contre les assauts des trumpistes, conscients que l’état de droit a toujours été leur meilleure protection, aux USA comme ailleurs en diaspora. Ces valeurs démocratiques ont toujours été mises en avant pour expliquer leur attachement à Israël, seule démocratie de la région. Dans les « valeurs communes » entre Israël et les USA et dans le lien des Juifs avec Israël, l’identité juive est essentielle, mais le partage de la démocratie l’est tout autant. Or cette démocratie risque bien d’être attaquée frontalement par ce gouvernement israélien, et les coups de canif à prévoir, en particulier sur le plan de l’indépendance de la justice, vont sans doute braquer nombre d’amis d’Israël aux États-Unis, à la Maison Blanche comme dans les synagogues…

La grande majorité des Juifs américains soutient la solution à deux États, et critique l’occupation. Cette occupation est amenée à se développer au vu de la composition du gouvernement et des concessions faites par Netanyahu à l’extrême de droite de Ben Gvir et Smotrich, très décidée à profiter de leur prééminence dans ce gouvernement pour pousser vers l’annexion, de jure ou en tous les cas de facto. Cette annexion rampante risque de condamner définitivement la solution (déjà mal en point) à deux États, et d’instaurer un régime anti-démocratique dans les territoires, prêtant le flanc aux accusations d’apartheid ou de ségrégation, particulièrement douloureuses pour des Juifs américains historiquement en pointe sur le sujet des droits civiques dans leur pays.

Enfin, et peut-être plus encore que pour ces deux derniers aspects, c’est le «fait juif» qui risque bien de conduire à une conflagration majeure entre le gouvernement israélien et les Juifs américains. Pour les orthodoxes au pouvoir en Israël, les Juifs libéraux sont des Juifs de seconde zone. Il importe donc de changer la loi du retour, nier toute validité aux conversions de ces mouvements, empêcher leur accès au Mur des Lamentations etc… En fait, ces Juifs américains ne sont pas «vraiment juifs». Par ailleurs, la loi du retour devrait être amendée, afin de ne pas permettre à une personne ayant un grand-parent juif de demander la nationalité israélienne. La notion d’État refuge du peuple juif, qui accordait la citoyenneté à une personne que les lois de Nuremberg considéraient assez juives pour être exterminées jusqu’à aujourd’hui, risque bien d’être considérablement affaiblie si les partis religieux de la coalition obtiennent gain de cause. Valeurs non partagées, et dénégation de leur propre statut de Juifs : pourquoi les Juifs américains, majoritairement non orthodoxes voire non «halakhiquement» juifs voudraient-ils défendre Israël voire s’y reconnaitre, alors que leur sécurité et leur existence mêmes sont désormais menacées aux États-Unis, dans l’indifférence du gouvernement israélien ?

Les Juifs américains, seuls face un antisémitisme en forte hausse
Depuis 2016, les attaques antisémites connaissent une ampleur inégalée aux États-Unis. Selon les chiffres de l’ADL (Anti Defamation League), les attaques antisémites sont passées de 1000 en moyenne par an à 2000, et l’irruption du président Trump sur la scène politique en 2015-16, et la libération de la parole raciste et antisémite qui l’a suivi, n’est évidemment pas une coïncidence.
L’antisémitisme (re)-devient donc un véritable sujet d’inquiétude pour les Juifs américains, avec un ex-président Trump qui continue de franchir allègrement et régulièrement la ligne jaune : critiques sur la «loyauté» des Juifs américains, double allégeance voire «simple» allégeance à Israël constamment mentionnée, reprise des éléments complotistes, jusqu’au dîner organisé à la Maison Blanche en novembre 2022 avec le rappeur Kanye West et le négationniste Nick Fuentes… Pour un lectorat français, il faut imaginer un ex-président français souhaitant se représenter dînant avec Dieudonné et Alain Soral, et qui serait blanchi par les autorités israélienne au nom de ses actions envers Israël.
Et face à cet antisémitisme, Israël, en particulier sous Netanyahu, garde le silence, alors qu’il est prompt à critiquer tout antisémitisme venant de l’extrême-gauche ou des milieux islamistes en Europe notamment, au nom non seulement du cynisme sur le plan diplomatique (au vu du soutien inconditionnel à Israël par la droite américaine) mais aussi d’une identité de vues entre mouvements conservateurs et ethno-nationalistes.

On arrive ici à un élément absolument central et dramatique de ce divorce en cours entre Israël et les Juifs américains, avec cette coalition de droite nationaliste avec les religieux en Israël. A bien des égards, Israël va cesser d’être l’assurance-vie et le bouclier des Juifs pour devenir celui des antisémites les plus radicaux qui utilisent Israël comme «machine à blanchir» leur antisémitisme. Cela n’est pas nouveau et cela s’intensifie radicalement, en Hongrie, en Italie et en Pologne mais les conséquences y sont dramatiques aux États-Unis, lieu de résidence de la plus grande communauté juive de la diaspora. Trump, comme on l’a vu, mais aussi ses soutiens au sein du Parti Républicain peuvent ainsi multiplier les dérapages antisémites, souligner lourdement le rôle des «globalists» comme Soros, parler de lasers juifs en provenance de l’espace, et utilisant leur défense d’Israël comme alibi absolu contre toute accusation d’antisémitisme tout en accusant les démocrates d’antisémitisme sous prétexte de critiques envers Israël, souvent justifiées (mais pas toujours). Certes, un antisionisme existe aussi à gauche, pas toujours exempt d’antisémitisme, mais le danger physique, existentiel, vient plus rarement de ce côté-là mais plutôt de l’autre camp, aussi «pro Israël» soit-il…
Pour les Juifs américains, la trahison devient alors impardonnable. Ce pays qui leur tourne le dos est en plus un instrument des antisémites pour professer leur haine en toute impunité, une haine qui les met en danger pour la première fois de leur histoire, et qui les tue, comme à Pittsburgh ou à Poway, par des extrémistes de droite.

Israël, nouvel étendard des régimes illibéraux
Pour la diplomatie américaine sous Biden, la défense de la démocratie à travers le monde est une priorité majeure. Si Israël, dans sa politique intérieure et dans ses alliances avec l’aile la plus réactionnaire aux États-Unis, est englobée aujourd’hui dans le camp illibéral et anti-démocratique, on peut s’attendre à un éloignement significatif entre la Maison Blanche et le gouvernement israélien, au-delà des divergences mentionnées plus haut sur l’occupation. C’est d’autant plus le cas que le Parti Démocrate est travaillé par une aile gauche de plus en plus sensible aux préoccupations et aux droits des Palestiniens. La composition du nouveau gouvernement israélien leur permettra de s’y opposer frontalement, avec le soutien de l’aile centriste du Parti, de la Maison Blanche, et de l’écrasante majorité des Juifs américains, pour les raisons évoquées plus haut.

La position d’Israël va donc devenir très précaire à Washington, avec la fin probable voire programmée du soutien bipartisan à Israël avec, d’un côté, les Démocrates sur le plan politique et la majorité des Juifs américains sur le plan communautaire très critiques envers Israël et, de l’autre, le Parti Républicain et les Évangélistes en soutien à Israël. Il est donc possible que l’élection de 2022 marque un tournant dans l’histoire politique du pays, et l’ouverture d’un nouveau chapitre de son histoire, avec un poids de plus en plus important des Haredim et des sionistes religieux. Ainsi, en 2065, près de 40% des Juifs Israéliens seront Haredim, et leur poids politique continuera de croître au même rythme que leur poids politique, renforçant cette évolution illibérale.

Israël pourrait ainsi devenir le symbole de l’illibéralisme et de l’ethno-nationalisme dans le monde, un État modèle pour des pays comme la Hongrie ou la Pologne, tout comme il l’était pour Bolsonaro au Brésil. Si cette évolution était avérée dans les prochaines années, Israël pourrait devenir un état repoussoir pour les pays démocratiques comme les États-Unis, ou les alliances (type Union européenne), et même certaines diasporas comme l’américaine ou l’anglaise, moins conservatrices que la communauté juive française par exemple. A cet égard, c’est non seulement le statut diplomatique d’Israël dans le monde mais aussi le projet sioniste, celui de l’État, juif et démocratique, ouvert aux Juifs du monde entier, qui est aussi mis en péril par les dernières élections israéliennes.