Après une semaine passée avec JCall en voyages et rencontres en Israël-Palestine, où entre autres choses l’avenir au pays bleu-blanc de la démocratie et celui du sionisme furent débattus sans trop d’illusions, cet article de Yossi Sarid à l’occasion du 153e anniversaire de la naissance d’Herzl nous a paru s’imposer.

« Israël ne ressemble en rien à l’utopie sioniste imaginée par Théodore Herzl, écrit-il, aussi pourrions-nous tout aussi bien cesser de lui mettre des mots dans la bouche. »


Qu’est-ce que le fondateur du sionisme politique moderne, Benjamin Ze’ev (Théodore) Herzl dirait s’il pouvait voir en quelle sorte de réalité s’est muée sa vision, à savoir celle de l’État d’Israël ? Qu’est-ce qu’il dirait s’il pouvait entendre ce que déclara la semaine dernière au parlement israélien un autre Benjamin, en l’occurrence le Premier ministre Benjamin Netanyahu, à l’occasion du 153e anniversaire de la naissance d’Herzl ? Peut-être aurait-il simplement tombé la veste, pour que ceux qui se proclament ses héritiers ne puissent plus longtemps se pendre à ses basques. Chaque génération se sent légataire de la précédente. Il arrive cependant que cette impression soit résolument fausse.

Bien qu’Herzl n’ait pas développé de théorie socio-économique claire et précise, il lui eut certainement paru difficile de se qualifier de néo-libéral. Dans son roman utopique dépeignant un État sioniste à venir, Altneuland [litt. “l’ancien-nouveau pays”], il montre ouvertement sa préférence pour une organisation du travail basée sur des coopératives. Et quand un homme riche s’entend demander, dans le roman, comment la vie économique fonctionne au sein de l’État, il répond que tout y est dirigé sous forme coopérative – à commencer par son propre journal.

Le capitaliste note que, s’il en est bien le propriétaire, ses ouvriers sont regroupés en un syndicat dont l’autonomie va croissant. Il a même renforcé leur caisse d’épargne par l’attribution d’une partie de ses profits. Il souligne que leurs économies sont restées intactes.

Cela fait 120 ans qu’Herzl avait compris ce que Netanyahu n’a toujours pas saisi. Le visage de l’ancien-nouveau pays n’est pas celui d’un capitalisme rapace ; ce n’est pas celui du magnat israélien Nochi Dankner, ni celui du PDG de la banque Mizrahi-Tefahot, Eli Yones, ni celui non plus du darwinisme économique à la Bibi Netanyahu. Dans les plus échevelés de ses rêves, Herzl n’aurait pu imaginer la guerre pour la survie économique en marche dans l’État juif d’aujourd’hui, où les “coiffeurs” – les magnats qui veulent tondre les citoyens ou leur faire endosser une partie de leurs dettes – réalisent en un jour plus que les “chauves” de la société israélienne en toute une année. Au bout du compte, les “coiffeurs” parviennent toujours à raser une partie de ce qu’ils doivent. Dankner et Yones représentent tout ce qu’il y avait de méprisable et d’abominable aux yeux d’Herzl.

En matière de rapports entre État et religion, et entre armée et religion, Herzl se montra plus direct et plus clair. L’un de ses personnages assure que, dans leur État sioniste utopique, jamais les citoyens ne permettraient la mise en place d’une théocratie et qu’ils étoufferaient toute tentative du clergé d’en fonder une. La place du clergé est dans les synagogues, comme celle des soldats dans les casernes. Même si l’on paie au clergé et à l’armée le respect qui leur est dû dans l’ancien-nouvel État, ils n’ont pas leur mot à dire en matière de conduite des affaires publiques, parce que pareille intervention serait source de graves problèmes tant intérieurs que diplomatiques.

Israël, aux alentours de 2013, n’a pas suivi ce programme. Il n’a pas maintenu le clergé et l’armée à leur place [1], non plus qu’il ne les a empêchés de faire entendre leurs points de vue sur les affaires publiques. À observer la réalité actuelle, la dégradation est inévitable. Non seulement nos rabbins interférent chaque jour dans des questions qui ne sont pas de leur ressort, mais ils renforcent leur emprise sur l’armée. Tsahal [les “Forces de défense d’Israël”] est devenue l’armée de Dieu, qui puise sa combativité en ses rabbins et non plus en ses officiers. Que dirait Herzl s’il voyait une alliance dépassant ses pires cauchemars : un officier et un rabbin [2] servant sur la même base et un bataillon commandé par un Tom Pouce théologien menant les troupes au combat de Dieu ?

Dans une telle réalité, quoi de surprenant à ce que le chef d’état-major, le lieutenant-général Benny Gantz, fasse ce que l’aumônerie militaire lui dicte. Le “Jour du Souvenir” [3], il ne déposa pas de gerbe sur la tombe d’un soldat – sans aucun doute tombé en défendant l’État juif, mais dont la judéité n’était pas si certaine. C’est le même chef d’état-major qui n’a pas démis les autorités rabbiniques en uniforme, en dépit du fait que celles-ci avaient édicté un règlement interdisant à des soldates – et même à des gradées – de fixer des mezouzoth aux linteaux de leur poste au sein de bases militaires, endossant ainsi le principe de l’inégalité des non-juifs face aux juifs [4] ; et validant la déclaration selon laquelle « les représentants de la nation n’ont pas autorité, en termes de loi religieuse juive, à aller à l’encontre des “volontés de la Torah”. »

Les chefs d’état-major peuvent venir et partir ; Gantz ne restera pas éternellement en fonctions, mais son (démoniaque) “esprit de corps” [5] demeurera, hélas.

Et puisque nous en sommes à réexaminer l’héritage de Herzl, nous pourrions tout aussi bien actualiser les données concernant le ministre des Finances, Yaïr Lapid, et le ministre de l’Économie et du Commerce, Naftali Bennett : Vous œuvrez énergiquement à une proposition de loi portant sur la tenue d’un referendum national dans l’éventualité d’un accord de paix avec les Palestiniens. Herzl considérait la méthode référendaire comme folle, car il n’est pas en politique de questions simples auxquelles répondre par oui ou par non. L’opinion publique, écrit Herzl dans son roman, est pire encore que son parlement, parce qu’elle croira n’importe quel mensonge et suivra aveuglement le premier démagogue venu.

Herzl l’a dit, et après ? Ce que les gens ne devraient pas faire, c’est fonder leur argumentation sur ses prétendues assertions. Laissons-le reposer en paix dans son caveau sur le mont Herzl, à Jérusalem. Qu’il n’ait pas à se retourner dans sa tombe.

Quoi qu’il en soit, s’il était aujourd’hui en vie, Herzl ne manquerait pas de bonnes et mauvaises raisons de déprimer. Nous avons appris cette semaine qu’Israël figurait tout au bas de la liste des pays permettant le mariage pour tous, avec l’Iran, l’Afghanistan et l’Arabie Saoudite [6]. Et, toujours cette semaine, on a annoncé que l’animateur et conteur Dan Kaner serait l’un des récipiendaires du prix de la ministre de la Culture et des Sports Limor Livnat pour les œuvres créatives dans le domaine du sionisme… au titre de son projet d’émission “Dan Kaner lit la Bible”.


NOTES

[1] C’est ainsi que passant jeudi dernier aux abords du Mur, où se préparait une cérémonie militaire, avec l’une des participantes au voyage de JCall en T-shirt sans manches par trente degrés à l’ombre, celle-ci s’entendit interpeller en hébreu par l’adjudante [laissons le grade au hasard de mon ignorance] en charge des bonnes mœurs. Traduction faite, elle put fort heureusement enrouler autour de ses épaules la longue écharpe qui lui tenait lieu de “turban de soleil”. Que se serait-il passé autrement, expulsion des lieux, arrestation ? Tous les espoirs sont permis.

À noter, en tout cas, que les cérémonies militaires se tiennent désormais devant le Mur, avec prières et kippa obligatoires, sans compter on l’a vu la “tenue modeste” de rigueur pour les femmes. J’ignore ce qu’il advient des Druzes ou Bédouins engagés dans l’armée… Quant au nombre de jeunes soldats qui dévalaient en masse, groupe après groupe, l’étroite allée du souk pour s’y rendre, qu’en dire sinon qu’ils auraient mieux fait à mon goût de traverser sans tant d’ostentation le quartier juif, à une rue de là.

[2] L’alliance du sabre et du goupillon, auraient chanté ici comme ailleurs Jean Ferrat et quelques autres reprenant Aragon.

[3] Les cérémonies en mémoire des morts au champ d’honneur ont lieu la veille des festivités du Jour de l’Indépendance.

[4] À la suite de divers incidents portant sur le droit des femmes à prier devant le Mur un talith (châle de prière) autour des épaules, le rabbinat s’interrogea sur leur droit à fixer des mezouzoth au linteau des portes. Concluant que la tradition le permettait, le rabbinat précisa cependant que cela ne valait qu’autant que lesdites femmes seraient juives. Et de s’interroger derechef sur la judéité avérée ou non des femmes immigrées d’URSS, en particulier, avant de leur interdire dans le doute de fixer, à l’armée, les mezouzoth aux portes.

[5] En français dans le texte.

[6] Il va sans dire, et peut-être mieux en le disant, qu’il s’agit dans tous ces pays (parmi lesquels Israël seul se définit comme une démocratie), non seulement du mariage entre personnes de même sexe qui vient de passer en France avec les remous que l’on sait, mais encore du mariage civil, qui permettrait l’union entre personnes de confessions différentes.