La société israélienne est confrontée à deux visions claires et inconciliables : celle de l’opinion publique laïque et celle de l’opinion publique de droite messianique. Cette dernière exploite la soi-disant réforme judiciaire du gouvernement et la guerre qui fait rage à Gaza pour poursuivre ses rêves de rédemption.


Auteur : Shaul Arieli, Ha’aretz, 23 mars 2024

Traduction : Bernard Bohbot pour LPM

https://www.haaretz.com/opinion/2024-03-28/ty-article-magazine/.highlight/israels-secular-and-messianic-publics-see-oct-7-very-differently-is-civil-war-looming/0000018e-86b1-d641-abee-cfb7e1be0000

Illustration : Amos Biderman

Mis en ligne le 3 avril 2024


Depuis la guerre des Six Jours de 1967, Israël est pris dans une lutte interne : entre ceux qui considèrent les territoires conquis comme une monnaie d’échange en vue d’une résolution du conflit avec le monde arabe, et les nationalistes messianiques qui voient dans la victoire d’Israël une étape sur le chemin de la rédemption. Les manifestations de cette lutte se sont accentuées au fil du temps, lorsque Israël a restitué des territoires dans le cadre d’accords de paix avec l’Égypte et la Jordanie, et surtout à la suite des accords d’Oslo signés avec l’Organisation de libération de la Palestine. L’avenir du projet gouvernemental de réforme du système judiciaire et les conséquences des événements du 7 octobre détermineront si Israël franchira le dernier pas et tombera dans une violente guerre civile.

Pour comprendre les raisons de cette situation périlleuse, nous devons comprendre comment chaque partie perçoit ces événements du point de vue de ses croyances fondamentales concernant la création d’Israël, son essence et son fonctionnement. Le mythe messianique — propagé par les adeptes des différentes factions du mouvement Gush Emunim, créé par le rabbin Abraham Isaac Hacohen Kook et son fils, le rabbin Zvi Yehuda Hacohen Kook — est unique. Il ne provient pas, comme beaucoup le pensent, de la détresse, et du désir d’aspirer à un avenir meilleur par l’avènement du Messie. En fait, elle découle d’une logique inverse.

En effet, le mythe ne naît pas d’un sentiment d’échec, mais plutôt d’un sentiment de réussite et d’accomplissement dans l’attente de la rédemption. Selon cette approche, il y a des moments où les graines de la rédemption germent sous nos yeux, dans ce que l’on appelle les « signes de la fin de l’exil ». Par exemple, la Déclaration Balfour, la résolution des Nations unies sur le partage de la Palestine, les victoires de la Guerre d’Indépendance et de la guerre des Six Jours sont perçus comme autant de signes que Dieu a décidé de racheter le peuple juif et d’accomplir la promesse de rédemption.

Lorsqu’on a demandé à feu le grand rabbin d’Israël, Shlomo Goren, il y a près de 60 ans, comment il voyait l’intégration de l’État d’Israël dans la vision de la rédemption messianique du peuple juif, il a répondu : « La Halakha [loi religieuse] exclut la possibilité d’une période intérimaire dans le processus historique. Elle ne reconnaît que trois périodes historiques. La première va de la conquête du pays par Josué jusqu’à la destruction du Temple ; la deuxième est la période de l’exil ; la troisième est la période messianique. Je crois que nous sommes maintenant au début de cette période… Je crois avec une foi totale que nous aurons le privilège d’assister à la construction du Temple. » (Yedioth Ahronoth, 16 avril 1965).

La capacité d’identifier le plan divin et les « signes de la fin de l’exil » n’est accordée qu’aux membres de ce groupe messianique, comme le montre l’explication du rabbin Zvi Yehuda Kook concernant le vote du plan de partition de l’ONU en 1947 : « Ceux qui étaient présents à la session des Nations unies lorsqu’ils ont décidé de la création de l’État d’Israël, et qui avaient une véritable vision, auraient vu que le véritable président de cette session n’était pas Trygve Lie, le représentant suédois qui était assis là avec le marteau, mais le Seigneur, béni soit-il [qui] était assis là et a pris la décision : Argentine — oui ; Bolivie — non ; Brésil — abstention. Et à la fin du décompte des voix : oui » (site web du Collège d’éducation Orot Israël).

Il s’ensuit que l’apparition des « signes de la fin de l’exil » comprend des étapes qui attestent du succès — c’est-à-dire du parachèvement de la vision messianique de la rédemption — tant que ces signes continuent d’apparaître. C’est un succès qui ne doit pas s’arrêter. Pourquoi ? Parce que, comme l’explique Maïmonide, ce sont uniquement les réalisations historiques en elles-mêmes qui mènent au succès absolu, qui sont les pierres de touche les plus claires de chaque étape du parachèvement de la vérité du processus messianique. L’érudit talmudique Rabbi Shem Tov ibn Gaon a écrit au 14e siècle : « Il ne sera clarifié que par la réussite, comme l’a écrit Maïmonide ».

Qu’entend-on par succès ? Pour reprendre les mots de feu Hanan Porat, leader des colons, « le rassemblement des exilés, l’établissement de l’État et sa sécurité ne sont que des couches initiales… D’autres objectifs énormes nous attendent, qui font partie intégrante du sionisme, et dont les principaux sont les suivants : l’établissement d’un ‘royaume de prêtres et d’une nation sainte ’, la restauration de la shekhina [présence divine] à Sion, l’établissement du royaume de la Maison de David et la construction du Temple — comme clé de voûte du tikkun olam [réparation du monde] dans le royaume de Shaddai [Dieu]. »

Dans cette conception des choses, il est possible de comprendre les soi-disant réformes judiciaires et autres efforts législatifs de l’actuel gouvernement Netanyahu menés par les ministres du sionisme religieux Otzma Yehudit Bezalel Smotrich, Itamar Ben-Gvir et leurs collègues des partis de la coalition. Ces processus visent à éliminer tous les obstacles sur la voie de la souveraineté juive sur territoire du Grand Israël : émasculation du pouvoir judiciaire, en particulier de la Haute Cour de justice afin qu’elle ne puisse pas agir contre les décisions du gouvernement (même si elles sont contraires aux principes de la Déclaration d’indépendance, aux Lois fondamentales et au droit international); élimination des conditions permettant aux partis d’opposition de remplacer la coalition lors d’une élection ; réduction au silence des médias indépendants et critiques, et faire main basse sur ces derniers jusqu’à ce qu’ils soient pleinement mobilisés ; suppression des critiques de la politique du gouvernement ; etc.

L’interprétation des événements du 7 octobre par cette communauté messianique est à l’image de son interprétation de l’Holocauste. Le rabbin Zvi Yehuda Kook explique que l’Holocauste fait en réalité partie du plan divin — une approche opposée à celle présentée par le rabbin Joel Teitelbaum, fondateur de la secte hassidique Satmar. Teitelbaum considère le sionisme moderne comme la cause de l’Holocauste, parce que le mouvement a violé les serments que Dieu a exigés du peuple juif lorsqu’il est parti en exil, dont le premier était de « ne pas escalader le mur » — c’est-à-dire de ne pas forcer l’avènement de la fin de l’exil, mais d’attendre tranquillement la venue du Messie.

De son côté Kook se réfère à la Guemara dans son interprétation de l’Holocauste et cite un autre serment : « N’éloigne pas la fin des temps ». En d’autres termes, il faut éviter de commettre des actes qui éloigneraient la rédemption. Ainsi, l’Holocauste s’est produit parce qu’au moment où la providence divine a ouvert les portes et montré que Dieu voulait que les Juifs montent sur la Terre d’Israël, ils ne l’ont pas fait, ont donc violé le serment et ont été punis. « Le peuple juif a été emmené, amputé des profondeurs de l’exil, vers l’État d’Israël. Le sang versé par les six millions de personnes est une véritable entaille dans le corps national. Le peuple tout entier subit la chirurgie divine des destructeurs, que leur nom soit effacé » (Zvi Yehuda Kook, « Eretz Hazvi« ).

Cependant, il est une compensation pour la personne punie sous la forme d’un retour sur le chemin de la rédemption — l’essence même de la raison d’être du peuple juif — comme l’explique Kook : « De l’amputation cruelle… se révèle le cœur de notre vie, de la renaissance de la nation et de la renaissance de la terre ». Sur cette base, il devient « clair » que si le peuple juif trébuche à nouveau et ne profite pas des opportunités qui lui sont offertes, par exemple lorsque Dieu l’a conduit à la victoire dans la guerre des Six Jours et à la conquête de la terre, et s’il renonce à s’installer et à conférer la souveraineté juive sur l’ensemble du territoire, il sera à nouveau soumis à une punition insupportable.

C’est dans cette logique que le massacre des habitants du Néguev occidental, le 7 octobre, est perçu par les adeptes messianiques du sionisme religieux. Une semaine après ce jour maudit, le professeur Yoel Elitzur, spécialiste d’études hébraïques et bibliques, a publié un article sur Srugim, le principal site web du public sioniste religieux, dans lequel il affirmait que le massacre du Hamas faisait partie du plan de Dieu pour les Israéliens dont il dit qu’ils « apportent des calamités sur le peuple juif et contrecarrent le plan divin ». L’auteur établit un lien entre le massacre, la laïcité et l’incapacité à faire avancer l’idée du « Grand Israël ». En d’autres termes, Dieu a utilisé le Hamas, comme les nazis, pour infliger des malheurs à ceux qui refusent de coopérer avec lui.

Les commentaires d’Elitzur ont été repris dans une interview accordée le 1er novembre par le ministre des Finances Smotrich, sur Kan Channel 11 News : « Peut-être avions-nous besoin d’absorber ce coup terrible et douloureux pour nous rappeler une seconde qui nous sommes et ce que nous sommes ». En d’autres termes, le massacre a eu lieu pour rappeler au peuple juif son rôle dans le processus messianique. Ici aussi, il y a une « récompense » pour le lourd tribut payé : l’utilisation du Hamas par Dieu dans son attaque contre Israël est ce qui permettra à Israël de corriger l’ « erreur » du désengagement de la bande de Gaza en 2005 — qui a perturbé le plan divin — et de reconquérir et recoloniser ce territoire.

Pour compléter le tikkun, ou la correction, comme l’ont dit récemment de nombreux adeptes du messianisme, les habitants actuels de Gaza doivent être expulsés, il faut recoloniser la bande Gaza, et ce territoire doit être officiellement annexé à l’État d’Israël. Selon cette vision des choses, un tel accomplissement revêtirait des proportions historiques, qui justifiera également le grand nombre de victimes des forces de défense israéliennes. Comme l’a déclaré la ministre des missions nationales, Orit Strock (sionisme religieux), « un retour dans le district de Gaza entraînera de nombreux sacrifices, mais en fin de compte, il fait partie de la terre d’Israël, il se produira lorsque le peuple juif sera mûr pour cela [et], très malheureusement, il faudra payer le tribut du sang » (Arutz 7, 21 mars 2023).

Du point de vue messianique, la guerre à Gaza est également l’occasion d’intensifier le terrorisme juif contre les Palestiniens de Cisjordanie afin de provoquer une confrontation totale qui aboutira à la destitution de l’Autorité palestinienne. Les Palestiniens de Cisjordanie et de Gaza auront alors trois options restantes, comme indiqué dans le « Plan décisif » de Smotrich de 2017 : « Ceux qui veulent fuir — qu’ils fuient ; ceux qui veulent accepter [la domination israélienne] — qu’ils acceptent ; ceux qui veulent faire la guerre — qu’ils fassent la guerre. »

Ainsi, la restitution de la péninsule du Sinaï à l’Égypte, le transfert des zones A et B de la Cisjordanie à l’Autorité palestinienne (la zone B est administrée conjointement avec Israël), le plan de désengagement et l’évacuation des avant-postes illégaux de colons sont autant de signes contraires au scénario de la « fin des temps révélée ». Tous attestent que les résultats de ces politiques ne sont pas synonymes de succès lorsqu’il s’agit d’« hériter de la terre ». C’est pourquoi Strock a également déclaré que le retour des colons à Homesh, une colonie de Cisjordanie qui a également été évacuée en 2005, est le point d’Archimède d’où découlera la correction du péché du désengagement et de tous les autres actes de concessions territoriales.

« L’État d’Israël s’engage à nouveau sur la voie du progrès, au lieu de la voie des reculs qui existait auparavant », a déclaré le ministre dans la même interview. Pour Strock et ses partisans, apparemment, la guerre à Gaza peut être considérée comme la continuation d’un processus correctif que le gouvernement mène, malgré ses coûts — les événements du 7 octobre et leurs conséquences sont la preuve d’un retour sur la voie divine.

En revanche, le public juif laïc considère des événements tels que la Déclaration Balfour comme des pierres angulaires de l’établissement et la préservation d’un État pour le peuple juif dans sa patrie d’origine, sur la base de solides justifications politiques, historiques, juridiques et morales, même si certaines d’entre elles diffèrent de celles qui ont animé la création d’autres États-nations après la Première Guerre mondiale.

Cette vision, qui émane des pères fondateurs de l’État, s’éteindra si la réforme judiciaire aboutit. Elle ne pourra perdurer qu’avec une séparation entre Israéliens et Palestiniens, dans un cadre politique à deux États. Par conséquent, le 7 octobre et ses conséquences sont perçus comme un prix qui ne devait pas nécessairement être payé, comme le fruit amer des politiques malavisées menées par le gouvernement de Benjamin Netanyahu, soutenu par les rêves messianiques de ses ministres. Bien que les sondages montrent un déclin du soutien à la solution des deux États au sein de la société juive israélienne, les partisans de la séparation d’avec les Palestiniens restent majoritaires.

Cette approche bénéficie également d’un large soutien de la part de la communauté internationale. À la suite du prix élevé et inutile qu’Israël a payé le 7 octobre et de la guerre qui s’en est suivie à Gaza, de la dévastation horrible de la bande de Gaza et des nombreuses victimes qu’elle a causée et la lumière de l’escalade régionale des hostilités et autres répercussions négatives, la communauté internationale commence à accepter le fait qu’elle doit jouer un rôle plus proactif dans la mise en œuvre de la solution à deux États. Comme l’a déclaré le 19 janvier le responsable de la politique étrangère de l’Union européenne, Joseph Borrell : « Nous pensons qu’une solution à deux États doit être imposée de l’extérieur pour apporter la paix ».

La division idéologique entre le public laïc et le public religieux messianique montre que les termes « droite » et « gauche » sont aujourd’hui moins pertinents que jamais en ce qui concerne l’arène politique et la société israélienne. Ils ne peuvent exister que comme deux pôles d’un continuum, sur la base d’une vision commune — mais ces deux entités ne possèdent pas de vision commune.

Menachem Begin, qui se situait à la droite de l’échiquier politique, adhérait à l’idée du Grand Israël, mais en 1972, il s’est engagé à respecter la vision des pères fondateurs en déclarant : « Le sionisme… voici ses fondements sur la Terre d’Israël, à laquelle nous avons un droit inaliénable ; il y aura une majorité juive, une minorité arabe, et des droits égaux pour tous. Nous n’avons pas dérogé et nous ne dérogerons pas de cette doctrine, qui résume la justice de notre cause ». Fin décembre 1977, après son élection au début de l’année, Begin a déclaré à propos des messianistes dans le pays : « j’ai fait remarquer un jour, lors d’une discussion avec les membres de Gush Emunim : « Vous avez une faiblesse : vous avez développé parmi vous un complexe messianique ». »

Aujourd’hui, chacun des deux groupes en question épouse une vision différente, ce qui rend ridicules ces partis dits centristes et l’engouement des électeurs israéliens pour un centre qui n’existe pas dans la réalité. En effet, sans choisir l’une des deux visions, les dirigeants du centre imaginaire opèrent dans un vide conceptuel qui ne peut être traduit en action, et donc leur seule raison d’être dans les gouvernements récents est de servir d’« âne du Messie » (c’est-à-dire de faire le sale boulot pour amener l’avènement du Messie).

Si Israël et son gouvernement s’enferment dans cette vision, qui semble déjà évidente et conforme au plan du « jour d’après » présenté par Netanyahu, s’il persiste dans le coup d’État judiciaire et perçoit le 7 octobre et la guerre qui s’ensuit comme des événements qui assurent son contrôle éternel sur les territoires palestiniens et sur le peuple qui les habite, il sera entraîné dans des confrontations extrêmement violentes entre la police et les partisans et les opposants au coup d’État. En même temps, le pays sera entraîné — à un moment de fragilité économique, sécuritaire, sociale et morale — dans diverses confrontations avec le peuple palestinien, le monde arabe et la communauté internationale, à commencer par les États-Unis.

Mais tout cela ne perturbe pas les partisans du messianisme. Comme l’écrivait également le rabbin Zvi Yehuda Kook après la guerre de 1967, « quelqu’un a dit ce soir à la radio que l’État d’Israël dépend de l’Amérique et que nous devons en tenir compte. Ce n’est rien de moins qu’une hérésie vis-à-vis des actes de Dieu. Nous ne dépendons pas de l’Amérique, nous dépendons du Saint béni soit-il ».

Si Israël revient sur la voie politique et diplomatique de la résolution du conflit avec les Palestiniens sur la base des décisions de l’ONU — après s’être libéré de Netanyahu, dont le seul intérêt est sa survie politique — il découvrira que le slogan « Ensemble nous vaincrons » n’a absolument aucune importance pour la communauté messianique. Si un Israël qui aura dégrisé ne parvient pas à se déployer socialement, moralement et en termes de besoins sécuritaires, en amont des démarches visant à parvenir à une résolution politique du conflit, il risque de se trouver confronté à la menace que Rabbi Zvi Yehuda Kook a décrite à ses disciples, qui s’arment aujourd’hui littéralement grâce à Ben-Gvir : « J’ai dit et écrit que pour la Judée et la Samarie, Jéricho et le Golan, il y aura une guerre et qu’aucune concession n’est envisageable… Ce n’est pas à nous de trahir, mais plutôt d’ajouter la validité et le courage de sanctifier le nom de Dieu ».

Il incombe à un différent gouvernement israélien d’adopter les mots d’Yitzhak Rabin, qui a écrit dans « Yitzhak Rabin : mémoires » en 1979 : « Contre leur approche fondamentale, qui est en conflit avec les fondements démocratiques d’Israël, il était vital d’organiser une lutte conceptuelle qui exposerait la véritable signification de Gush Emunim, leurs positions et leurs modes de fonctionnement, et de lancer un processus visant à parvenir à un règlement permanent avec les Palestiniens ».

Ce n’est qu’ainsi que le public israélien comprendra ce que tout le monde devrait comprendre : il s’agit d’un faux messie qui mène Israël à sa perte.