(Trad : Gérard Eizenberg pour La Paix Maintenant)


C’etait le matin du deuxieme jour de la rencontre entre les eleves de
premiere du lycee de Sakhnin (Sakhnin est une ville arabe proche de Haifa,
ndt) et ceux de l’Ecole Leo Baeck de Haifa. Suhad de Sakhnin venait de
jeter une petite bombe dans la salle de dialogue. « Quand il y a un attentat
terroriste », avait-elle dit, « j’ai mal pour les gens qui en sont victimes.
Mais je suis aussi un petit peu contente, parce que je soutiens la lutte des
Palestiniens dans les territoires ».

Les jeunes juifs, qui rencontraient la semaine derniere leurs equivalents
arabes, sous les auspices du Centre Judeo-Arabe pour la Paix a Givat-Haviva,
firent de gros efforts pour ne pas laisser la remarque de Suhad gacher
l’atmosphere amicale qui avait regne tout au long de la premiere journee.
Pendant toute cette journee, ils ont fait connaissance, personnellement et
culturellement. Il y eut meme quelques legers flirts.

Quand Suhad dit ce qu’elle a dit, les jeune juifs se sont abstenus de
reagir. Ce n’est qu’apres, encourages par le moderateur, Ayoub Aamad, qu’ils
ont exige d’elle des explications. Niva, une jeune fille ouverte et a
l’aise, des fleurs dans les cheveux, demanda a Suhad : « je ne comprends
vraiment pas. Demain, je pourrais mourir a une station de bus, en route vers
l’ecole. Est-ce que ca te rendrait heureuse? Je pourrais etre blessee,
souffrir terriblement, et a la fin, mourir. Est-ce que tu comprends combien
tout cela peut etre effrayant, de savoir qu’en allant chez l’epicier,
quelqu’un peut se faire exploser, et te tuer? De savoir qu’il y a ici des
arabes qui veulent nous voir partir, qui pensent que ce pays ne devrait etre
qu’aux arabes? Cela me fait peur, j’ai envie de vivre, et de vivre ici.
J’aime vivre ici ».

Suhad ecouta calmement, et repondit calmement : « alors pourquoi allez-vous
bombarder des civils et des enfants dans les territoires? Eux aussi ont
peur. Eux aussi ont envie de vivre ». Elle dit alors a Niva qu’elle aussi
avait peur, quand elle voyait un juif avec une calotte.

La rencontre avait lieu dans l’une des salles du Centre Mordekhai
Anilevitch, consacre a l’etude, la memoire et l’enseignement de la shoah a
Givat Haviva, Cette salle est situee face a un mur qui represente les
mouvements juifs de resistance au nazisme, et couvert de grandes images de
combattants juifs en France et de partisans en Yougoslavie. « C’est la salle
qu’ils nous ont choisie », commentait ironiquement Amar, le moderateur, avant
d’ouvrir l’atelier du matin ».

Le premier exercice de l’atelier a consiste en la preparation d’une carte
d’identite. Chaque eleve etait muni d’un morceau de papier, de stylos et de
feutres, et avait la consigne de se fabriquer une carte d’identite, comme il
le desirait. Khaled dessina une colombe tenant un rameau d’olivier, et
ecrivit sa date de naissance. Niva dessina un paysage de printemps
bucolique. Orianne ecrivit « nee en Israel, sexe : feminin ». Khalil :
« citoyen d’Israel, lieu de residence : Sakhnin, sexe : masculin ». Sharon :
« aime la natation et le football ». Gilad : « aime tous les sports ». Mohammed
: « joue milieu de terrain dans l’equipe de jeunes de Sakhnin ». Shahin :
« nationalite : arabe, reside dans l’Etat d’Israel ». Aucun des eleves
n’inscrivit le mot « juif ».

Les comportements differaient egalement selon les groupes. Les arabes
s’assirent en cercle, penches en avant. De temps en temps, ils se
consultaient pour savoir s’il fallait ecrire « Palestinien », ou mentionner la
Palestine, ou indiquer qu’ils etaient citoyens israeliens, s’il fallait
ecrire d’abord Israelien ou Palestinien, ou ecrire qu’ils venaient de
Sakhnin.
Les juifs etaient plus detendus. Ils riaient. Ils debattaient pour savoir
s’il fallait mettre qu’ils aimaient le chocolat, ou qu’ils parlaient hebreu.
Pendant toute la rencontre, les juifs se sont montres plus ouverts, et plus
bruyants. Les arabes, pour la plupart, faisaient de gros efforts pour
inspirer de la sympathie.

A la fin de cet exercice, les deux groupes donnerent au moderateur de grands
morceaux de papier, qui combinaient textes et dessins. Au bas de leur page,
les arabes avaient dessine un grand drapeau palestinien en couleurs, avec ce
texte laconique au-dessus : « nationalite : arabe, citoyennete :
israelienne, ville : Sakhnin, un groupe arabe vivant dans l’Etat d’Israel ».

Le papier des jeunes juifs avait pour titre : « les eleves de Leo Baeck ». Il
y avait le dessin d’un globe terrestre, avec une fleche pointant vers la
Baie de Haifa, et un croquis du terrain de l’ecole. Sous le croquis, ils
avaitent ecrit ce texte : « citoyennete : israelienne, nationalite : juifs,
ages : 16-17, nourritures favorites : glaces et chocolat, parlent hebreu et
anglais, ont tous visite au moins un pays etranger ».

Dans les debats qui ont suivi, les differences de perspective entre les deux
groupes etaient elles aussi tres claires : les arabes avaient du mal a faire
des compromis sur les questions d’identite ou de symboles. Les juifs
n’avaient aucun probleme a changer d’hymne national, pour en adopter un
autre qui refleteraient des valeurs universelles.

Ces rencontres ont lieu dans le cadre du programme d’education civique. Les
proviseurs et les professeurs d’ecoles arabes et juives ont la possibilite
de choisir de participer ou non a ce programme, et d’en determiner le
format. En termes de quantite, Givat Haviva est l’organisation la plus
active pour ce genre de rencontres. Recemment, elle a obtenu le Prix pour la
Paix de l’UNESCO, pour reunir ainsi juifs et arabes. Ces activites
comprennent principalement des rencontres et des debats, ainsi que des
projets concernant l’expression artistique et le travail communautaire.

A la suite des evenement d’octobre 2000 (au cours desquels 13 citoyens
israeliens arabes furent tues par la police dans une manifestation), les
rencontres se sont arretees. Quelques mois plus tard, elle reprenaient,
d’abord sous forme intra-communautaire, puis peu de temps apres, les
rencontres entre juifs et arabes ont recommence, avec quelques differences
significatives.

« Apres les evenements, nous avons pris conscience que nous aurions du
travailler plus en profondeur », dit le Dr Sarah Ozacky-Lazar, directrice du
centre. Pour tous les membres de l’equipe, ainsi que pour les autres
organisations qui se consacrent a ce genre de rencontres, il etait evident
que desormais, elles serviraient davantage a discuter des dechirures entre
les deux communautes qu’a faire simplement connaissance, personnellement et
culturellement. Il etait egalement devenu evident qu’il fallait tenir compte
des hesitations des parents, des professeurs et des proviseurs par rapport a
des rencontres et des confrontations avec « l’autre cote ». Les parents et les
professeurs juifs hesitent a envoyer des eleves a Wadi-Ara (region a
majorite arabe, ndt), ou se situe le campus. Les parents arabes hesitent a
envoyer leurs enfants en-dehors de locaux arabes, et le personnel enseignant
arabe s’inquiete des implications d’une confrontation avec des juifs.

Dans la petite salle de Givat Haviva, les eleves revinrent apres une pause,
pour commencer un nouvel atelier. Les moderateurs, Ayoub l’arabe et Benny le
juif, rajouterent une dose de conflit, mais parmi ces jeunes aux hormones
actives, le contact etait deja present. Pour cet atelier, les eleves furent
divises en groupes mixtes, ou ils devaient discuter de sujets controverses
(le droit au retour, le changement d’hymne national, un service militaire ou
civil pour les arabes, un Etat pour tous ses citoyens, etc.). Dans le groupe
de Niva et Suhad, il etait prevu de parler de sujets touchant a la
constitution, mais la conversation a glisse tres vite vers le sujet des
attentats et l’etablissement d’un Etat palestinien. Niva et Suhad
discutaient. Khaled, un grand et beau jeune homme, garda le silence pendant
pratiquement tout le debat, jetant a Niva des regards par en-dessous.

Le groupe voisin etait assez anime. Trois jeunes filles juives peremptoires,
et deux garcons arabes relativement timides. En tentant de se mettre
d’accord sur le droit au retour, Orianne et Keren proposerent a Ala et Jasar
de trouver asile dans l’un des 22 Etats arabes. Les deux Arabes, amuses,
proposerent aux filles de retourner en Europe. A la fin, ils se mirent
d’accord pour que le retour s’accomplisse a l’interieur du territoire de
l’Etat palestinien, et qu’un dedommagement soit propose a ceux qui
choisiraient de ne pas exercer ce droit.

Avant de s’attaquer aux probleme de l’hymne national, du service militaire
et de la constitution, l’une des filles demanda a Jaser comment on disait en
arabe « arrete, ou je tire ». Elles gribouillerent alors quelque chose sur un
bout de papier, en gloussant. Entre autres, elles avaient ecrit en hebreu et
en arabe : « rien de tel qu’un baiser sur la bouche ».

Apres la pause dejeuner, les eleves demanderent aux moderateurs de les
laisser avoir une discussion ouverte, avec le groupe tout entier. Chacun
avait peur de parler le premier. Finalement, Niva ouvrit les debats en
disant qu’elle aimerait comprendre comment ses homologues de Sakhnin se
sentaient, ce qui les derangeait en tant que citoyens arabes d’Israel. La
discussion devia vers d’autres directions. Il ne fut pas question de la
delicate situation des arabes citoyens arabes israeliens, mais du conflit
dans les territoires, de Yasser Arafat et d’Ariel Sharon, des terroristes et
des attentats. Suhad demanda : « pourquoi le fait de tuer des Palestiniens
est-il bon, et tuer des juifs mauvais? » Sharon repondit : « il n’y a rien de
la sorte. Les tanks ne tuent pas les enfants ». Mohammed repliqua : « Non, il
ne font que demolir leurs maisons ». Tout le monde a ri.

Niva detacha une fleur de ses cheveux et la donna a Khaled. « C’est seulement
parce que tu es gentil », dit-elle. Puis elle entra le numero de telephone de
Khaled dans le repertoire de son portable, et nota le sien sur un bout de
papier. Khaled trouva un appareil photo, et demanda a quelqu’un de prendre
une photo du groupe. Niva l’enlaca a la taille, il rougit, et elle dit : « Je
ne sais pas. Peut-etre que ce n’est pas bien, peut-etre que la d’ou tu
viens, ca ne se fait pas », mais elle se serra contre lui et sourit. Les deux
se promirent de garder le contact.

L’une des filles de la classe de Niva dit a une autre fille qu' »elle ne
pouvait pas croire » que Niva ait donne a Khaled son numero de telephone.
Elle etait tres choquee. Niva doit etre malade. Elle aime les Arabes.