Alors que la majeure partie du monde se focalise très justement sur le vol de terres dans les territoires occupés, « nous ne devons pas oublier qu’Israël use de sa prétention à être un État “juif et démocratique” pour déposséder énergiquement ses propres citoyens arabes », écrit ici Orly Noy sous le choc des destructions à répétition de villages bédouins prétendus illégaux faute de titres de propriété sur papier … dans une culture orale ! Nous l’avons déjà évoqué sur ce site à plusieurs reprises, dont la plus récente est le compte-rendu du voyage en Israël-Palestine organisé en juin dernier par LPM et JCall.

Son indignation, certes justifiée, mène Orly Noy à user d’expressions que nous ne pouvons en aucun cas entériner, comme “projet colonial sioniste” ou “nettoyage ethnique” ; et à envisager une politique du pire aux effets redoutables. Notons encore qu’elle reprend la vieille antienne de l’ultra-gauche israélienne, qui remettait en cause au nom de l’internationalisme l’existence même de l’État.

Nous avons choisi de verser ce texte au dossier malgré notre désaccord car il illustre, si c’était encore à démontrer, à quel point la politique de l’actuel cabinet est contre-productive et met Israël en péril. Il va sans dire – mais encore mieux en le disant – que ces propos comme le désespoir qui les guide sont contraires aux idées soutenues par LPM, que nous réaffirmons ici : Sionistes, avec Shalom Akhshav en Israël nous défendons la mise en œuvre d’une « solution à 2 États ». Ainsi que David Grossmann le disait récemment, il est tard mais pas trop tard : « Le désespoir est un luxe que nous ne pouvons pas nous permettre. »


Traduction de l’hébreu et de l’anglais, chapô, sous-titres et notes : Tal Aronzon pour LPM


Photo Hadas Parush/Flash90 [DR] : Bédouins fouillant les ruines de leurs maisons dans le village rasé d’Umm al-Hiran, le 18 janvier 2017.


Version originale hébraïque et traduction en anglais dans +972, le 22 août 2017
https://mekomit.co.il/החטיבה-להתיישבות-מהנדסת-את-המרחב-לטוב/
https://972mag.com/for-arab-citizens-jewish-and-democratic-means-demographic-war/129392/


Les citoyens israéliens qui pourraient douter de l’efficacité des institutions de leur pays devraient s’intéresser de près à la section Colonisation de l’Agence juive [1]. Selon [le quotidien] Ha’Aretz, ce département a mis sur pied un nouveau programme visant à fonder des villes juives aux confins des municipalités arabes dans le désert du Néguev et en Galilée afin de freiner le développement de ces dernières.

Exporter dans les Territoires l’expérience israélienne

Le département de la Colonisation, intégralement subventionné par les deniers publics, donne l’image la plus nette de la capacité du régime à concevoir et mettre en œuvre ses idées sur le long terme. Créé à la suite de la guerre de 1967 afin d’exporter les connaissances et l’expérience israélienne en matière de “rédemption” [2] de la terre, ce département représente l’expression la plus claire du colonialisme ethnique d’Israël, ainsi qu’une tentative de faire fonctionner le pays au profit de la suprématie juive. Ou, en d’autres termes, de sa nature “juive et démocratique”. Après avoir reçu mandat de commencer à opérer en Galilée et dans le Néguev, le département de la Colonisation a poursuivi son travail avec la même énergie. Le but peut bien être nouveau, les orientations n’ont jamais vraiment changé.

Le nouveau programme n’étonnera pas ceux qui refusent de rester aveugles à la guerre démographique qu’Israël a menée au moyen de sa politique foncière contre ses citoyens arabes – d’abord mais pas seulement – depuis la fondation de l’État. Ce damné ogre “juif et démographique” a faim de domination tant démographique que géographique.

Le programme du département de la Colonisation a fait ressurgir dans ma mémoire ce que m’avait expliqué un jour un ami palestinien : « Dans votre mirage “juif et démocratique”, l’aspect “démocratique” est bien plus dangereux pour nous que l’aspect “juif”. » Il avait raison, bien sûr. Si nous nous débarrassions de la nature “démocratique” d’Israël nous aboutirions à un apartheid authentique, dans lequel la minorité régit de force une majorité opprimée habitant des enclaves quasi autonomes en usant de lois discriminatoires. Qui sait, peut-être le monde aurait-il mis fin depuis longtemps à cette honteuse réalité [3].

Une guerre démographique

Mais la prétention à imposer la suprématie juive au moyen de la “démocratie” est ce qui commande la guerre démographique. Une guerre qui permet aux Juifs de régner par des moyens ostensiblement démocratiques plutôt que par des mesures d’exception comme dans un régime d’apartheid.

Non qu’Israël se soit jamais privé d’utiliser de telles “mesures d’exception”. Le processus d’édification du projet colonial sioniste [4] commença par le nettoyage ethnique [5] de centaines de milliers d’individus – qui furent expulsés ou fuirent leur pays sans pouvoir y revenir. Israël comprit dès le début qu’afin de maintenir son poids démographique il lui faudrait – tout en encourageant énergiquement l’immigration juive en Israël — restreindre l’expansion et le développement des Arabes. Alors entra en scène la politique foncière de l’État.

Depuis la fondation de l’État les terres appartenant à la population arabe – soit 20 % de la population globale – ont diminué de moitié ; quant à celles qui dépendent des autorités arabes locales, elles constituent moins de 4 % des terres du pays : Prenez la ville de Sakhnin, par exemple, dont le territoire a diminué de 15 % après la naissance d’Israël. Au demeurant, ce n’est pas un hasard si depuis 1948 plus de 1 000 nouvelles villes juives ont été créées dans le pays, alors qu’on n’a pas construit une seule ville arabe pour répondre aux besoins de la population palestinienne. Seules exceptions, des cités comme Tel Sheva et Rahat, dans le Néguev, édifiées pour parquer la population bédouine dans des ghettos sous-développés afin de permettre à l’État de s’approprier plus facilement les terres bédouines.

La corruption par l’occupation ou l’inverse ?

Après des années de forfaits commis dans les territoires occupés, la plupart des Israéliens lient le travail du département [intra-ligne verte] à l’entreprise de colonisation des Territoires. Il est confortable de prétendre que ces pratiques sont importées en Israël depuis la Cisjordanie ; cette vision fait bon ménage avec le narratif de la “pente glissante”, qui met en garde contre les dangers d’une occupation corrompant de l’intérieur la société israélienne si l’on n’y met fin. Mais c’est précisément l’inverse qui est vrai : le département de la Colonisation est issu d’une institution officielle qui a activement judaïsé la terre [intra-ligne verte] bien avant l’occupation. En fait, il fut fondé en 1967 dans le but d’exporter ces pratiques coloniales – mises en œuvre en Israël après [l’armistice de] 1948 – dans les territoires occupés.

L’État d’Israël est parfaitement conscient que le mirage “juif et démocratique » ne sera pas mis à l’épreuve à Hébron ou Ofra, mais dans le Néguev, en Galilée et dans le Triangle. Tandis que Nétanyahou et Lieberman rêvent de raccourcis usant des échanges de populations au profit de la domination démographique, le département de la Colonisation aggrave la politique d’étranglement des collectivités arabes tout en continuant de judaïser le pays. Ce pourrait se révéler un travail de Sisiphe que d’envoyer des centaines de milliers de citoyens arabes à l’abattoir [6] … mais après tout nul n’a jamais prétendu que toute cette affaire “juive et démocratique” serait une promenade de santé.

Pas les amis du ministre Uri Ariel, en tout cas ! [7].


NOTES

[1] Le département de la Colonisation de l’Agence juive pour Israël : dans la version originale hébraïque, Orly Noy emploie successivement המחלקה להתיישבות ou החטיבה, traduits tous deux en anglais par “division”. Comme on le voit d’emblée, il ne s’agit nullement des Territoires conquis lors de la guerre des Six Jours, mais d’Israël dès les premières vagues d’immigration juive en Palestine mandataire avec l’édification de kibboutzim et moshavim préfigurant celle de l’État. On peut relire à ce sujet le récit d’Arthur Koestler, La Tour d’Ezra.

[2] Le terme anglais est celui de “redeeming » (rédemption), qui fait mieux justice à l’aspect quasi mystique de cette idéologie.

[3] Une politique déjà si bien menée par B. Nétanyahou que le boycott d’Israël va prospérant (nous ne parlons pas ici du juste étiquetage permettant de différencier les produits des colonies de ceux du pays intra-ligne verte) : voir par exemple le récent exemple survenu au Canada. Rien là qui affaiblisse les annexionnistes, BDS au contraire ne fait que renforcer leurs arguments, sur le thème “Tous des antisémites”.

[4] Projet colonial sioniste : rappelons que le sionisme – loin de naître avec le très assimilé Théodore Herzl qui s’en fera l’efficace héraut parmi les nations occidentales et cherchera un asile pou les juifs en divers coins de la planète selon lui déserts – a surgi dans des milieux sujets à la misère, aux pogroms et à l’exil vers des cieux espérés plus favorables. Pinsker le met en forme au 19e siècle, et toutes les tendances, des aspirations messianiques jamais perdues au socialisme athée qui va se renforçant, s’y mêlent. Mais surtout, les intellectuels berlinois qui sentent après la Première guerre mondiale la montée d’un antisémitisme violent mettent en forme une théorie consciente de la présence d’Arabes sur place. Ils appellent à la fondation d’un Etat brassant les populations dans une parfaite égalité … Le “projet sioniste” est multiforme et en certains cas loin de nier l’existence de populations locales — moins encore de les pousser au départ ! Ce dont, comme on sait, l’histoire se chargera fort bien, avec des responsabilités alors partagées.

[5] Nettoyage ethnique : la formule choque d’autant plus que de l’Europe centrale à l’Afrique, elle évoque les génocides que tous ont en mémoire.

[6] Á l’abattoir : là encore, le choix du terme et de ce qu’il évoque est significatif.

[7] Uri Ariel, ministre de la Construction de mars 2013 au 14 mai 2015, tient depuis les portefeuilles de l’Agriculture et du Développement rural. Il siège à l’extrême-droite de l’échiquier israélien au sein de son propre parti, Tkuma, et ferait passer le Foyer juif (HaBayit HaYehudi), le groupe néo-orthodoxe ultra-nationaliste de Naftali Bennett pour modéré … En mars dernier, il a changé la donne diplomatique en menaçant de quitter le gouvernement si le gel des constructions demandé par les Etats-Unis était accepté. Á signaler : pour d’obscures raisons, cette dernière phrase n’apparaît que dans la version hébraïque.