1. Dans une lettre qu1il ecrivit peu de temps avant sa mort en 1904, a l1age
de quarante-quatre ans, Theodor Herzl, le fondateur du sionisme moderne,
recommandait a son successeur : « Macht keine Dummheit wahrend ich tot bin »
[Ne faites pas de betises pendant que je suis mort]. C1etait une boutade et
je la cite seulement parce que parmi toutes les autres tentatives au 19eme
siecle pour construire un nouvel Etat-nation, celle de Herzl etait sans
doute la plus inhabituelle et l1une des plus difficiles. S1il y avait un
projet d1Etat-nation qui ne pouvait se permettre de betises, c1est bien
celui de Herzl.

Le sionisme etait un projet national different de tous les autres, que ce
soit en Europe ou ailleurs. Il supposait une colonisation sans metropole et
sans le soutien d1une puissance d1Etat. Une tache difficile, c1est le moins
qu1on puisse dire, dans un pays aride, sans ressources naturelles et sans
attraits financiers. Un des amis de Herzl demanda l1avis de Cecil Rhodes, le
grand imperialiste britannique. Rhodes repondit : « Dites au Dr Herzl de
mettre l1argent dans sa poche ». Herzl n1avait presque pas d1argent. «
Personne ne connait mon secret, ecrivit-il, a savoir que je dirige seulement
un mouvement de mendiants et de bouffons » [Schnorrer und Narren]. A
quelques rares exceptions pres, les riches s1opposaient a son projet. Les
premiers colons etaient pour la plupart des idealistes sans le sou, des
social anarchistes, des Narodniks, des partisans d1une bizarre « religion
des travaux forces ». 90 % de ceux qui arriverent en Palestine entre 1904 et
1914 rentrerent en Europe ou continuerent vers l1Amerique.

Les autres mouvements nationalistes cherchaient a liberer des populations
qui parlaient une meme langue et vivaient sur un meme territoire. Les
sionistes, eux, appelaient les Juifs qui vivaient dans une douzaine de pays
et parlaient une douzaine de langues differentes, a s1installer dans une
province lointaine et negligee de l1Empire ottoman, ou leurs ancetres
avaient vecu des milliers d1annees auparavant mais qui etait maintenant
habitee par un autre peuple qui avait sa propre langue et sa religion, un
peuple qui – de plus – etait lui-meme dans les premieres affres de sa propre
renaissance et qui, pour cette raison, s1opposait au projet des Juifs qu1il
considerait comme une intrusion dangereuse.

On raconte que l1un des plus proches collaborateurs de Herzl s1est un jour
precipite sur lui en s1exclamant : « Mais il y a des Arabes en Palestine !
Je ne le savais pas ! » L1histoire est sans doute apocryphe mais, comme
souvent ce genre d1histoires, elle resume bien les elements principaux de
l1affaire. S1il a jamais repondu, Herzl n1aura pas invoque des « droits
historiques » comme le font beaucoup jusqu1a ce jour. Il ne croyait pas aux
« droits historiques » et il etait trop bien informe pour ne pas connaitre
l1etendue des degats que cette affirmation de droits historiques aurait
provoques en Allemagne, en France, en Autriche, ainsi que dans les Balkans,
pour ne citer que quelques exemples. Mais il avait un pressentiment presque
surnaturel de la periode sombre a venir. Il etait convaincu qu1il y avait
des courants historiques puissants qui justifieraient la cause sioniste, et
les evenements lui donneront entierement raison.

Compte tenu de tant de difficultes apparemment insurmontables, il est
remarquable de constater que les dirigeants sionistes ont commis si peu de
betises. Cinquante ans apres la mort de Herzl en 1904, rares etaient encore
les erreurs stupides et les degats causes n1etaient pas fatals ou
irreparables. Les dirigeants sionistes etaient des hommes poses, avec une
experience de l1Europe et du monde, qui ne voulaient pas prendre des risques
inutiles ; a l1exception d1une poignee d1entre eux – que Chaim Weizman, le
dirigeant sioniste profondement rationnel des annees entre les deux guerres
mondiales, appelait avec un certain mepris « nos D1Annunzio », ils
hesitaient a jouer trop gros jeu. Ils avaient compris qu1ils s1etaient
lances dans une entreprise exceptionnelle qui d1une certaine maniere allait
a contre courant des evenements mondiaux. Confrontes a une population arabe
generalement hostile, ils se creusaient le cerveau pour trouver des
compromis, des solutions binationales, des plans de partition – meme quand
ces derniers etaient au detriment des sionistes, comme l1etaient plusieurs
projets de partition qu1ils ont acceptes mais que les Arabes refuserent.

Si l1on examine les cartes de ces projets de partition dans les annees 30 et
40, avec leurs frontieres sinueuses, leurs corridors etroits, et leurs
enclaves britanniques ou internationales – la derniere en date etant la
resolution des Nations Unies de 1947 – on a l1impression de voir deux
antagonistes pris dans une etreinte mortelle. En 1948 les Britanniques
declarerent forfait et quitterent la scene. Mais quand, le jour ou les
Britanniques partirent, les Juifs declarerent la creation d1un Etat
independant sur le territoire qu1ils occupaient, cet Eat fut reconnu tout de
suite par la plupart des nations, et apres un moment, meme par la
Grande-Bretagne. On admirait Israel pour sa victoire devant l1attaque
combinee des armees regulieres de trois pays arabes voisins.

Le nouvel Etat etait toujours dirige par les memes dirigeants prudents, bien
qu1ils aient pris de l1age. Leur esprit pragmatique leur faisait reconnaitre
leurs limites. Ils ne sont pas laisse enivrer par la victoire recemment
remportee par leur armee depenaillee. D1habitude ils savaient quelle etait
la difference entre la force et le pouvoir. Le Premier ministre de l1epoque,
David Ben-Gourion, a ete accuse depuis d1avoir exacerbe la tragedie des
Palestiniens pendant la guerre – avec des consequences tragiques plus tard –
en autorisant ses generaux a expulser quelques 100.000 villageois et
citadins innocents, en plus des quelques 500.000 Arabes qui avaient deja fui
la zone des combats et cherche refuge en Cisjordanie et dans les pays arabes
voisins.

Et pourtant on ne peut guere reprocher a Ben-Gourion sa prudence apres la
guerre. Il resista fermement a l1impatience des jeunes generaux qui
voulaient conquerir le reste du pays, que l1on appela ensuite Cisjordanie et
qui constituait environ 22% de l1ancienne Palestine, y inclus la vieille
ville de Jerusalem avec ses lieux saints. Ce qui est maintenant la
Cisjordanie avait ete annexe par le royaume hachemite de Jordanie, en vertu
d1un accord tacite avec l1Etat hebreu. Le Premier ministre avait quelque
raison de croire qu1un traite de paix en bonne et due forme serait des lors
possible avec le roi Abdallah de Jordanie, avec lequel il etait discretement
reste en contact pendant toute la guerre. Ben-Gourion preferait la
legitimite a l1immobilier, meme si dans cet immobilier il y avait le Mur des
lamentations et d1autres sites sacres et historiques. Ce fut une decision
memorable, dans la tradition des plus sages parmi les hommes d1Etat
europeens du 19eme siecle.

Sa prudence n1amena pas la paix. Un fanatique religieux assassina le roi de
Jordanie. Mais elle fut neanmoins utile. L1Europe d1apres-guerre se sentait
coupable et contrite a cause de son passe antisemite. Pendant vingt ans, le
soutien a Israel devint presque une religion en Europe. L1Europe – a
l1exception de la Grande-Bretagne – et les Etats-Unis consideraient les
frontieres de 1948 comme sacro-saintes, un peu comme pour la partition de
l1Europe entre les puissances occidentales et l1Union sovietique apres la
guerre. Bien sur, les Arabes refusaient ces frontieres. Mais il est
interessant de comparer l1attitude des Occidentaux par rapport aux
frontieres d1Israel apres la guerre de 1948 avec leur attitude trente ans
plus tard, par rapport aux frontieres de fait heritees de la guerre de 1967.
Pas meme Staline pendant ses dernieres annees de paranoia antisemite, n1a
suggere qu1Israel devrait se retirer des frontieres tracees par l1armistice
de 1949 aux lignes de demarcation beaucoup plus etroites dans le plan de
partition defini a l1origine par les Nations-Unies. Pas plus que les
successeurs de Staline au Kremlin.

Les annees 50 et 60 etaient l1age de la decolonisation. Staline et ses
successeurs ont soutenu presque tous les mouvements anticolonialistes (a
l1exception bien sur des mouvements d1independance dans leur propre vaste
empire en Europe et en Asie). Pourtant ils denoncaient Israel comme etant un
laquais du capitalisme americain mais pas comme une puissance coloniale. Un
grand nombre d1anciennes colonies devenues independantes etaient en faveur
de relations etroites avec Israel, tout en condamnant les colons du Kenya,
d1Algerie et d1Afrique du Sud. L1extreme gauche en France et en Italie
s1abstenait en general des discours condamnant Israel qui deviendront
courants apres 1967. Le dirigeant communiste italien Enrico Berlinguer
disait qu1Israel representait un cas special. Dans un monde juste et
rationnel, disait-il, cela aurait eu plus de « sens » et aurait ete plus «
juste » si Israel s1etait etabli en Baviere par exemple, ou en Prusse
orientale, comme l1avait suggere plutot par principe Lord Moyne, membre du
cabinet de guerre britannique. Helas, ajoutait Berlinguer, nous ne vivons
pas dans un monde entierement rationnel.

La creation de l1Etat d1Israel etait consideree a l1epoque comme le resultat
inevitable, et peut-etre legitime, d1une guerre que les Juifs n1avaient ni
commencee ni provoquee ; Israel representait surtout un refuge legitime
pour les rescapes de l1Holocauste et les Personnes Deplacees qui en general
refusaient de retourner en Pologne et en Allemagne. Apres avoir ete rejetes
par leur ancienne patrie, beaucoup d1entre eux voulaient aller en Israel et
seulement en Israel. Le retablissement de plus de 600.000 refugies
palestiniens semblait relever surtout de l1humanitaire plutot que d1une
strategie politique. (Certains avaient ete expulses par les Israeliens ; la
plupart avaient fui leur village, comme le font souvent les villageois pris
dans une zone de combat, et s1etaient refugies temporairement dans les pays
arabes). Il etait prevu qu1en cas de paix Israel assume une large
responsabilite, a la fois physique et financiere, pour leur avenir, et ceci
n1etait que justice ; apres tout, les Palestiniens n1etaient pas
responsables des crimes de l1Europe mais en fin de compte ils etaient punis
pour ces crimes.

Il etait egalement prevu que les pays arabes voisins aident egalement et
absorbent les refugies palestiniens. Beaucoup d1Occidentaux les tenaient au
moins en partie responsables des consequences d1une guerre qu1ils avaient
provoquee en 1948 pour annuler la resolution des Nations-Unies. Les
Americains, les Europeens, et meme l1Union sovietique pressaient les Arabes
de faire la paix avec Israel sur la base du statu quo territorial qui a
suivi la guerre. Au Conseil de securite des Nations-Unies, le delegue
americain Warren Austin frappa du poing sur la table en disant que le
gouvernement americain pensait qu1il etait grand temps que les Juifs et les
Arabes se reunissent et resolvent enfin leurs problemes dans un esprit
veritablement chretien.

2. La guerre de 1967 marqua le grand tournant. Elle interrompit dix ans de
detente progressive entre Israel et l1Egypte, qui laissait a esperer que le
conflit entre Israel et les Arabes pourrait trouver une solution au moins
partielle. Bien que le Canal de Suez demeurat ferme aux bateaux israeliens,
ceux-ci purent circuler librement dans le detroit de Tiran apres 1956. Le
port d1Eilat a l1extreme Sud d1Israel etait tres actif dans le commerce avec
l1Extreme-Orient et recevait librement le petrole iranien. Au depart
l1Occident a felicite Israel pour sa victoire spectaculaire dans une guerre
provoquee par la bizarre erreur de calcul des dirigeants egyptiens et
syriens, en partie parce qu1un diplomate sovietique maladroit avait
encourage l1Egypte et la Syrie a menacer Israel, avant de disparaitre assez
vite, peut-etre dans un goulag. (Je me souviens d1une conversation lors
d1une reception avec un attache militaire allemand qui me tenait la main
sans la lacher en disant « C1est exactement ce qu1aurait fait le Marechal
Rommel s1il avait pu faire ce qu1il voulaitS »). Nous savons maintenant que
c1etait une victoire a la Pyrrhus. La guerre n1a pas seulement change la
position d1Israel dans la region, mais elle a aussi change l1image que le
pays a de lui-meme. Israel qui, pour reprendre l1expression d1Isaiah Berlin,
avait toujours eu « plus d1histoire que de geographie », se retrouvait tout
d1un coup a avoir les deux. Pour la premiere fois, il avait assez de
territoire a echanger contre la paix, du moins en theorie.

David Ben-Gourion a ete le seul personnage important dans l1elite politique
a avoir pris ses distances avec l1euphorie generale, en suggerant qu1Israel
se retire immediatement de tous les territoires occupes et, si necessaire,
unilateralement. De meme qu1il l1avait fait en 1948, Ben-Gourion s1opposait
fermement a toute tentative d1occuper la Cisjordanie d1une maniere
permanente. Mais Ben-Gourien etait vieux, il avait pris sa retraite et il
etait politiquement isole. Il avait eu des querelles ameres avec le Parti
travailliste au pouvoir. Yigal Allon, le meme jeune general qui le poussait
en 1948 a completer, comme il le disait, la « liberation » du reste du pays,
etait alors un ministre important et candidat au poste de Premier ministre,
et rival d1un autre ancien general, Moshe Dayan,. Tout en parlant vaguement
de la necessite de laisser les Palestiniens former un Etat a eux, Allon
concut un plan de colonisation et d1annexions en Cisjordanie qui aurait
laisse aux Palestiniens a peine deux enclaves dans les montagnes de Samarie
et de Judee, entourees de bases militaires israeliennes et de colonies. Les
Palestiniens n1auraient pas de base politique a Jerusalem. Le soi-disant
Plan Allon grandit petit a petit au cours des annees alors que l1impasse
politique continuait ; de plus en plus de territoires y etaient inclus,
qu1Israel devait annexer et coloniser.

Le plan de Dayan etait plus ambigu mais en fait beaucoup plus ambitieux. Il
fut le premier politicien laic de premier plan a utiliser un discours truffe
d1images bibliques : « Nous sommes revenus a Shilo [un sanctuaire de l1age
de bronze] ; nous sommes revenus a Anatot [le lieu de naissance du prophete
Isaie] ; ne les quittons plus jamais » etc., etc. Dayan etait le vainqueur
adule d1une guerre glorieuse et pendant quelques annees le Juif le plus
celebre depuis Jesus Christ. Je pense que c1est lui qui a insiste pour que
la guerre soit appelee apres coup la Guerre des Six Jours de la Creation.
Les integristes religieux d1extreme-droite tirerent un maximum de cette
victoire et ils donnerent a la Guerre des Six Jours une aura metaphysique
pseudo-messianique. Ils pousserent pour l1annexion officielle immediate de
toutes les « zones liberees ». A l1epoque ils ne representaient qu1une assez
petite minorite.

La lutte de ces deux anciens generaux laics pour l1election au poste de
Premier ministre etait de plus mauvais augure, avec des consequences fatales
jusqu1a ce jour. Allon et Dayan etaient tous deux curieusement
egocentriques, comme le sont souvent les politiciens, et insensibles a la
presence des Palestiniens dans la region. Ils estimaient que les aspirations
de plus d1un million de Palestiniens en Cisjordanie et dans la bande de Gaza
n1avaient qu1une importance limitee. Ils n1avaient aucune intention de leur
offrir la nationalite israelienne. Deja 300.000 Palestiens vivaient a
l1interieur des frontieres d1Israel meme, que leur statut de citoyens de
deuxieme categorie rendait de plus en plus amers. En 1967 la population
juive s1elevait a 2,7 millions ; l1ensemble de la population arabe a l1Ouest
du Jourdain representait 1,3 millions d1habitants. C1etait comme si la
France avait decide en 1938 d1absorber jusqu1a 20 millions d1Allemands
rebelles en puissance a l1interieur de frontieres entourees – comme l1etait
Israel – de plus de cent millions de gens de meme nationalite hostiles et
puissamment armes. A l1heure actuelle, trente-cinq ans plus tard, 4,1
millions de Palestiniens vivent entre le Jourdain et la mer (3,1 millions en
Cisjordanie et Gaza, et 1 million de Palestiniens en Israel proprement dit).
Malgre l1importante immigration juive depuis 1967, les Juifs ne comptent que
5 millions, dans un rapport de 1,2 a 1. Le taux de natalite plus eleve des
Palestiniens leur assurera certainement la majorite absolue d1ici dix ou
quinze ans.

En Israel les reunions du gouvernement sont toujours longues et prolixes,
mais elles n1ont jamais ete aussi longues et frequentes que pendant l1ete
1967. Les ministres delibererent sur ce que l1on devait faire apres la
grande victoire. La session cruciale concernant le statut de la Cisjordanie
occupee commenca un dimanche de la mi-juin et continua – avec de breves
interruptions pour manger et dormir – jusqu1au mercredi suivant. La decision
fut finalement prise – de ne pas prendre de decision. En l1absence d1une
decision, Dayan – qui etait devenu quasiment un demi-dieu national – Allon,
differents militants integristes d1extreme-droite et religieux et des
squatters reussirent a etablir des etats de fait tres douteux sur le terrain

 des colonies et des soi-disant heazkhouyot (avant-postes) qui se sont
multiplies au fil des annees grace a des dispositions officielles ou
semi-officielles. Petit a petit les squatters ont ete legalises, largement
subventionnes, et finalement presentes comme des heros de la nation. On a
dit que l1empire britannique est ne d1une crise de distraction. L1intrusion
coloniale israelienne en Cisjordanie est nee dans des circonstances tout
aussi obscures. Au debut peu de gens ne la prirent au serieux. Certains se
bercaient dans l1illusion que cela devait etre temporaire. Mais ceux qui en
etaient responsables poursuivaient ce projet avec coherence. Parmi eux
quelques ministres qui pensaient que ces colonies pourraient meme pousser
les Arabes a demander la paix plus tot avant qu1il n1y ait trop d1 « etats
de fait » irremediables sur le terrain.

Un ministre du logement travailliste ostensiblement modere – qui se
declarait ouvertement oppose au projet de colonisation mais qui neanmoins le
subventionna genereusement – remarquait avec un certain cynisme qu1apres l
Œevacuation des colonies, dont il est etait persuade qu1elle devrait se
faire, les Etats-Unis compenseraient certainement Israel en versant un
dollar pour chaque livre israelienne ainsi depensee en vain. Les quelques
voix qui s’elevaient contre la politique de colonisation en invoquant des
raisons politiques ou demographiques etaient ignorees. Elles ne faisaient
pas le poids devant la coalition naissante des integristes religieux et
politiques. La Knesset n1a jamais vote sur le projet de colonisation. Au
depart les colonies ont ete financees surtout par des organisations
non-gouvernementales, le United Jewish Appeal, l1Agence juive et le Jewish
National Fund. Le gouvernement des Etats-Unis entama une procedure pour
protester faiblement contre le projet de colonisation. Il ne prit aucune
mesure juridique ou autre pour stopper le flot de contributions exemptes
d1impot qui allaient au UJA ou au JNF pour financer des colonies installees
sur des territoires confisques aux Palestiniens pour des raisons de «
securite ». En tout etat de cause les Etats-Unis s1associerent volontiers au
projet de colonisation. Le gouvernement de coalition nationale qui fut
compose a la hate a la veille de la guerre de 1967 se maintint au pouvoir
longtemps apres la guerre. Il fut d1abord dirige par Levi Eshkol, un Premier
ministre faible qui mourut peu apres la guerre, auquel succeda l1inflexible
Golda Meir, celebre pour son maternalisme suffisant et pour sa remarque : «
Qui sont les Palestiniens ? Je suis une Palestinienne. »

Le gouvernement fit savoir aux Etats-Unis qu1il etait pret a se retirer des
territoires occupes en Egypte et en Syrie en echange d1un traite de paix,
mais il exclut explicitement tout retrait de la Cisjordanie et de Gaza.
Jusqu1a ce jour on n1a pas trouve de preuves que les diplomates americains
auraient sonde les gouvernements du Caire et de Damas a propos d1un accord
fonde sur le retrait des Israeliens. Il y a quelques annees le New York
Review of Books a tente en vain d1obtenir en vertu du Freedom of Information
Act (Loi sur la liberte d1information) que les Archives nationales
autorisent l1acces aux documents diplomatiques concernant ces echanges. On
n1a pas trouve un seul telegramme, rapport ou communication verbale qui
indiquent que les Etats-Unis auraient tente de lancer un processus de paix
pendant l1ete 1967. Nous pouvons seulement emettre des hypotheses sur les
raisons de cette situation. D1abord les Etats-Unis etaient apparemment
contents de voir qu1Israel avait humilie le principal client de l1Union
sovietique au Moyen-Orient ; ensuite ils n1etaient pas presses de mettre fin
au conflit entre Israel et les Arabes. La guerre entre eux etait devenue un
conflit par personnes interposees entre les superpuissances et un terrain
d1essai pour leur armement. Il etait pratique que le Canal de Suez restat
bloque. En pleine Guerre du Vietnam, l1Amerique de Lyndon Johnson aura sans
doute eu de bonnes raisons pour le garder ferme aussi longtemps que possible
et d1obliger ainsi les bateaux de ravitaillement militaire sovietiques de
prendre la longue route autour de l1Afrique pour aller au Vietnam.

Peu de temps apres, au sommet de Khartoum, les Arabes annoncerent leurs «
trois non » : non a la reconnaissance d1Israel, non aux negociations, non a
la paix avec Israel. La situation en resta bloquee pendant plusieurs annees.
Un ecrivain arabe d1Israel emprunta une image levantine, avec quelque chose
qui ressemblait a de la Schadenfreude [plaisir devant le malheur des
autres], pour decrire le dilemme des Israeliens : Au lieu de pietiner le
serpent qui les menacait, ils l1ont avale, ecrit-il, et maintenant ils
doivent vivre ou mourir avec lui ». Par definition un dilemme est un conflit
entre deux termes d’une alternative qui sont egalement indesirables. Mais
etait-ce vraiment le conflit devant lequel se trouvait Israel ? Nous savons
maintenant que non. La paix etait clairement possible – des 1967 avec les
Palestiniens, en 1971 et 1972 avec la Jordanie et l1Egypte. Peu apres la
guerre de 1967, deux officiers superieurs des services secrets israeliens –
dont David Kimche, qui devint plus tard directeur adjoint du Mossad et
secretaire general du Ministere des Affaires etrangeres israelien – eurent
des entretiens avec des personnalites palestiniennes importantes dans toute
la Cisjordanie – dirigeants politiques et personnalites de la societe civile
, y compris des intellectuels, des notables, des maires et des chefs
religieux. Selon leur rapport, la plupart se declaraient prets a etablir en
Cisjordanie un Etat palestinien demilitarise qui signerait une paix separee
avec Israel. A l1epoque l1OLP etait un groupe assez marginal.

Pour autant que nous sachions, Dayan a simplement classe le rapport Kimche
et ne l1a jamais soumis au gouvernement. Dans le climat d’iveresse des
premiers mois apres la guerre, meme une modeste tentative d1etudier les
possibilites de paix risquait d1etre rejetee par le gouvernement. Dayan
pensait qu1aussi longtemps que les indigenes etaient traites avec bonte et
correction – et au debut ils le furent – il serait possible de maintenir le
statu quo en Cisjordanie et a Gaza. Les Palestiniens se montrerent
remarquablement dociles ; la Cisjordanie avait pu etre conquise en quelques
heures sans un coup de feu. Dayan et presque tous les cadres militaires et
politiques etaient convaincus que non seulement les Palestiniens mais aussi
l1Egypte et la Syrie seraient incapables de presenter un danger pour Israel
et ce pendant des decennies. Dayan exprima l1opinion qu1il avait des armees
arabes lors d1une visite au Vietnam. Repondant au General Westmoreland qui
lui demandait comment gagner une guerre, il aurait dit : « Tout d1abord vous
choisissez les Arabes comme ennemi. » Quelques semaines apres la guerre, il
me dit : « Qu1est-ce que la Cisjordanie en realite ? Quelques petits bourgs.
»

Nous oublions que les dirigeants politiques menent une vie tres differente
de la notre. Leurs escortes les font passer a toute vitesse aux feux rouges
et souvent ils se deplacent en helicoptere. Vue d1un helicoptere, la
Cisjordanie peut en effet apparaitre comme rien de plus qu1une poignee de
bourgs. L1humeur de Dayan s1exprima assez bien dans un entretien qu1il
accorda a l1epoque au magazine Der Spiegel. Quand on lui demanda comment
Israel esperait arriver a la paix, il repondit que c1est en se maintenant
dur comme fer partout ou les Israeliens sont a present, jusqu1a ce que les
Arabes soient prets a ceder.

Q : Dans ce cas seul le Roi Hussein peut etre considere comme un partenaire
possible pour negocier. Mais il n1est pas assez fort pour accepter [vos]
conditions.

Dayan : Qu1ils se trouvent alors un autre roi.

Q : Mais la Jordanie en tant que pays n1est peut-etre pas assez forte pour
accepter les conditions de Dayan pour la paix.

Dayan : Qu1ils se trouvent alors un autre pays.

Q : Dans ces conditions, il est difficile d1esperer une paix prochaine.

Dayan : Sans doute.

Avant la Guerre du Kippour en 1973, Dayan defendait la position que, pour ce
qui etait de l1Egypte, il etait preferable de garder Sharm el Sheiikh et la
moitie de la peninsule du Sinai sans traite de paix que d1avoir la paix avec
l1Egypte sans garder Sharm el Sheiikh. Apres la Guerre du Kippour, Dayan
changea de position envers l1Egypte et il etait pret a se retirer du Sinai.
Mais pour ce qui etait de la Cisjordanie il est reste un partisan de
l1annexion en depit de toutes les realites demographiques. D1ailleurs Henry
Kissinger se plaignait de ne jamais recevoir de reponse quand il demandait
aux Israeliens quelles etaient leurs intentions dans cette region.

Le fait est que, en depit des « trois non » de Khartoum, les negociations
directes avec la Jordanie ont commence peu de temps apres la Guerre des Six
Jours, et des 1970 avec le Roi Hussein lui-meme. Pendant que Golda Meir se
lamentait en public, « Si seulement les Arabes s1asseyaient a une table avec
nous comme des etres humains corrects et parlaient ! », ses representants
rencontraient en secret le Roi de Jordanie. Hussein vint a Jerusalem aux
commandes de son helicoptere et Dayan lui fit faire le tour de la ville la
nuit. Le roi etait pret a conclure la paix avec Israel si Israel se retirait
d1une grande partie de la Cisjordanie et de la partie Est de Jerusalem et si
les lieux saints chretiens et musulmans dans la vieille ville etaient rendus
a la Jordanie. Le roi etait dispose a faire des concessions le long de
l1etroite plaine cotiere et au Mur des Lamentations dans la vieille ville de
Jerusalem.

Israel ne voulut rien entendre. Le Grand Jerusalem, comprenant non seulement
la partie Est arabe mais aussi une partie de la Cisjordanie, fut declare
capitale d1Israel « pour l1eternite ». En plus de ce grand Jerusalem, qui
etait colonise intensivement sur des terres confisquees aux Palestiniens,
Israel insistait sur la derniere version (etendue) du Plan Allon. Celui-ci
recommandait l1annexion de toute la vallee du Jourdain, depuis le Lac de
Tiberiade jusqu1a la Mer morte, la zone fortement peuplee entre Jerusalem et
Hebron au Sud, et, au Nord, les versants des montagnes de l1Ouest et du Nord
de la Samarie. Le Roi repondit que des concessions aussi importantes
devaient etre negociees avec l1OLP. On voit maintenant que ce fut une
tragedie qu1un accord n1ait pas pu etre conclu avec les dirigeants
palestiniens de Cisjordanie ou avec la Jordanie a la fin des annees 60 et au
debut des annees 70.

Nous parlons d1une epoque, il y a trente ans, avant que les Palestiniens ne
soient radicalises par une occupation de plus en plus humiliante et par une
expropriation a grande echelle au seul benefice des colons israeliens. Ni le
Hamas ni le Hezbollah n1existaient encore et l1OLP n1avait pas encore ete
reconnue par la communaute internationale. En fait les Israeliens ont
encourage le developpement du Hamas pour faire contrepoids a l1OLP, comme la
CIA a soutenu les extremistes islamistes en Afghanistan. Une entite
palestinienne autonome en paix avec Israel n1aurait pas chasse l1OLP de la
scene mais elle aurait sans doute limite considerablement son influence.
Ou, dans l1autre cas de figure, s1il la paix avait ete conclue avec la
Jordanie, les Palestiniens seraient devenus de nouveau de qu1ils etaient
avant 1967, essentiellement un probleme jordanien.

L1incapacite d1aboutira un accord semble d’autant plus tragique qu’a l’epoque les colons etaient peu nombreux – moins de 3.000 – et ils n1auraient pas pu opposer leur veto a toute concession comme ils le font aujourd1hui. A l1heure actuelle ils sont 200.000 en Cisjordanie et dans la bande de Gaza, et ils ont presque double en nombre depuis la signature des accords d’Oslo en 1993. En comptant les 200.000 colons dans les territoires anciennement jordaniens a Jerusalem Est, ils sont au total 400.000. Le plan de colonisation continue a se developper meme maintenant. Imaginez l’effet qu’aurait sur les negociations de paix en Irlande du Nord si le gouvernement britannique continuait a envoyer des milliers de protestants ecossais dans la province d1Ulster et a subventionner leur installation sur des terres confisquees aux catholiques irlandais.

En gros, l’occupation etait economiquement rentable. Jusqu’a la premiere
intifada vingt ans plus tard, les frais de l1occupation etaient plus que
couverts par l1impot sur la population palestinienne et par le fait que la
Cisjordanie et Gaza etaient obligees d1acheter les produits manufactures en
Israel et les services israeliens. L1ancien garde des sceaux dans le
gouvernement Rabin, Michael Ben Yair, ecrivit recemment dans Haaretz :

La Guerre des Six Jours nous a ete imposee ; mais le septieme jour de la
guerre, qui a commence le 12 juin 1967, continue encore et c’est nous qui
l’avons voulu ainsi. Nous avons choisi avec enthousiasme de devenir une
societe colonialiste, en ne tenant pas compte des traites internationaux, en
expropriant des terres, en transferant des colons d’Israel vers les territoires occupes, en commettant des vols et en justifiant le tout.

Ce sont des mots tres durs, mais c’est bien dans la logique de la folie tragique que je decris que le meme Ben Yair n’ait pas exprime de telles vues en tant que garde des sceaux, comme il aurait pu le faire neuf ans auparavant.

A l’heure actuelle les colons representent le lobby le plus important d’Israel. Ces dernieres annees ils ont beneficie de subventions genereuses, d’allocation de terres, de logements a loyer modere, d’emplois dans la fonction publique, de degrevements fiscaux et de services sociaux plus genereux que ceux qui sont offerts en Israel meme. Les colonies sont maintenant des sortes de banlieues d’Israel : la plupart des colons font la navette quotidienne pour travailler a Jerusalem ou dans le grand Tel Aviv. A quelques exceptions pres, les colonies n’ont pas contribue a la « securite » d’Israel, comme on l’a parfois pretendu. Au contraire, elles ont contribue a l’insecurite. Elles ont largement etendu les lignes de defense israeliennes. Elles imposent l’obligation ecrasante de proteger des colonies dispersees dans des territoires a forte densite de population palestinienne, ou un nombre toujours croissant de Palestiniens sont rendus de plus en plus furieux par les controles inevitables, les couvre-feu, la violence, ainsi
que les humiliations infligees par des recrues et des reservistes indisciplines ou manquant de sensibilite.

Deux exemples : cela fait des annees qu1un regiment entier de blindes est
bloque pour proteger une petite colonie de fanatiques religieux
nationalistes dans le centre de la ville de Hebron, qui est une ville
musulmane profondement integriste. Ils croient que le Royaume de Dieu est
proche et ils ont occupe illegalement – et au debut malgre les ordres du
gouvernement – quelques maisons a l’abandon et presque en ruines.

Dans la bande de Gaza, certaines colonies bien etablies et prosperes sont a
quelques centaines de metres de vastes camps de refugies, peuples par une
troisieme et quatrieme generation de refugies. En cinq minutes, le visiteur
a l’impression de passer du sud de la Californie au Bangladesh – a travers
des barrieres de barbeles, en passant les miradors, les projecteurs, les
postes de mitrailleuses et les postes de controle : un spectacle bizarre a
vous glacer les sangs.

Les Palestiniens sont aussi furieux de voir leurs oliveraies arrachees ou
brulees par les colons tandis que leurs robinets d’eau sont secs et leurs
reserves traditionnelles de terres et leurs maigres ressources en eau sont
confisquees pour que les colons voisins prennent leurs aises dans leur
piscine et consomment cinq fois plus d’eau que le Palestinien moyen. Selon
l’organisation israelienne des droits de l’homme, B’tselem, les colonies
elles-memes n’occupent que 20% de la Cisjordanie, mais grace a un reseau de
soi-disant conseils regionaux elles controlent la politique de developpement
et de l’environnement pour approximativement 40% de la Cisjordanie.

Il n’est pas difficile d’imaginer ce que signifie le lobby des colons dans un pays dont la majorite parlementaire est notoirement etroite. 70% des electeurs israeliens se declarent favorables au retrait de certaines colonies, mais 400.000 colons et leurs partisans integristes et d’extreme-droite en Israel meme controlent maintenant au moins la moitie du vote national. Ils representent un danger constant de guerre civile si leurs interets ne sont pas entierement respectes. Ils sont groupes autour d’un noyau de nationalistes fanatiques et d1integristes religieux qui croient savoir exactement ce que Dieu et Abraham se sont dit pendant l’Age du bronze.

Les colons ne sont plus des intrus et des squatters comme autrefois. Nombre
d1entre eux sont devenus des colons pour des raisons purement pragmatiques –
des logements moins chers dans un endroit qu1ils esperaient plus agreable et
facilement accessible d1Israel. Pendant pres de vingt-cinq ans tous les
gouvernements israeliens ont felicite les colons comme des patriotes, des
bons citoyens et des bons sionistes. En Cisjordanie, le plan de colonisation
represente depuis longtemps la pierre angulaire de l1identite nationale
israelienne et sioniste. A l1heure actuelle il y a une deuxieme generation
de colons, qui ne voient guere de difference entre eux et les autres
Israeliens qui habitent Tel Aviv ou Tiberiade. De plus, depuis le debut de
la deuxieme intifada et les attentats suicides, ils ne defendent pas
seulement une idee, ils defendent leur « foyer ».

Il en resulte que maintenant, des deux cotes, les extremistes dominent. Que
ce soit en Israel ou en Palestine ils opposent leur veto a tout progres vers
la paix. Les desastres se suivent journellement et l1on n1en voit pas la
fin. Le Hamas semble avoir usurpe le mouvement national palestinien comme
les groupes religieux extremistes semblent avoir usurpe la cause nationale
juive. La situation est d1autant plus tragique que trente ans apres les
premieres propositions de paix de Hussein en 1970, le gouvernement Barak
approuvait provisoirement un plan de paix similaire. A Camp David – qui a
sans doute ete la conference de paix la plus mal preparee de l1Histoire –
c1est Clinton et non pas Barak lui-meme qui a communique aux Palestiniens
plusieurs « bases pour la negociation », qui conduirait a la creation d1un
Etat palestinien ou les Israeliens continueraient a occuper environ 9% du
territoire de la Cisjordanie ; comme l1ont ecrit Robert Malley et Hussein
Agha dans les pages du [New York Review of Books], Arafat fut incapable « de
dire oui aux idees des Americains ou de presenter [sa] propre
contre-proposition d1une maniere claire et specifique. »

Apres d1autres reunions secretes entre Israeliens et Palestiniens pendant
l1automne, Clinton communiqua a Arafat, le 23 decembre 2000, ce qu1il
appelait les « parametres » d1un meilleur plan, que le gouvernement
israelien avait accepte ; Arafat prit dix jours pour repondre a Clinton et
quand il repondit finalement, c1etait pour exprimer a la fois de l1interet
et des reserves a l1egard des nouvelles propositions. Les negociateurs [mais
pas les parties principales] se reunirent de nouveau a Taba, en Egypte,
entre le 21 et le 27 janvier 2001 et declarerent que « les deux cotes n1ont
jamais ete aussi pres d1un accord et par consequent nous sommes tous d1avis
que la breche qui reste pourrait etre combleeS » C1etait trop tard : Clinton
n1etait plus president et les elections israeliennes etaient imminentes.
Comme tous les autres observateurs, Arafat etait conscient du fait que Barak
allait perdre.

Nous ne pouvons qu1emettre des hypotheses sur les raisons d1Arafat de ne pas
accepter clairement au moins les premices d1un accord. Peut-etre pensait-il
qu1il obtiendrait de meilleures conditions sous l1administration Bush. Ou
bien il aura perdu tout espoir de retablir par la voie diplomatique le
pouvoir palestinien en Cisjordanie et a Gaza. Selon Robert Malley, qui etait
present aux negociations de Camp David, les negociateurs palestiniens
etaient divises et se faisaient concurrence. Il semblerait qu1Arafat
lui-meme ait perdu le controle de certaines de ses factions internes. Il a
peut-etre cru que, de meme que la violence du Hezbollah avait reussi a
chasser les Israeliens du Sud du Liban, de meme la violence pourrait obliger
les Israeliens a se retirer de la Cisjordanie et de Gaza. Il se peut meme
que la strategie d1Arafat a ce stade, ou meme avant, ait ete de tenir
jusqu1a ce qu1il obtienne une sorte de Grande Palestine – tout comme de
puissants Israeliens projetaient depuis longtemps la creation d1un Grand
Israel qui s1etendrait de la Mediterranee au Jourdain. Sharon dit depuis
longtemps qu1il est en faveur d1un Etat palestinien a l1Est du Jourdain,
c1est-a-dire dans l1actuelle Jordanie.

Je ne pretends pas savoir ce qui fait reagir Arafat. Lui et ses hommes ont
certainement sous-estime – d1une maniere grossiere – la puissance d1Israel,
sa resistance, sa volonte, et son soutien international. Il est possible –
mais ce n1est pas sur – qu1Arafat ait decide deja en 1993 d1exploiter les
accords d1Oslo pour d1abord consolider une base de pouvoir en Cisjordanie et
d1ensuite essayer de l1elargir pour inclure une Grande Palestine en prenant
des territoires d1Israel meme. C1est ce que disent les durs en Israel et ils
ont peut-etre raison. Mais ils ont peut-etre tort : ces sept dernieres
annees les Palestiniens ont investi 3 milliards de dollars dans une nouvelle
infrastructure touristique en Cisjordanie et ils ne l1auraient sans doute
pas fait s1ils avaient toujours eu l1intention de se lancer dans une guerre
totale. Un tel investissement n1avait de sens que pour un Etat palestinien
tel que Arafat disait souvent le vouloir et dont Sharon est decide
d1empecher l1existence.

J1ai eu un entretien avec Arafat en 1993 dans son quartier general a Tunis,
pendant que se tenaient les negociations secretes d1Oslo. Il n1a fait aucune
allusion a ces negociations, mais un de ses collaborateurs l1a fait. Arafat
s1est longuement plaint de Rabin. A un certain moment je lui ai demande : «
Que voulez-vous que Rabin fasse ? » Il repondit : « Il n1est pas un De
Gaulle. Qu1il soit au moins un De Klerk. » De quoi inquieter les Israeliens.
Sous De Gaulle, tous les Francais sont partis d1Algerie. Sous De Klerk, les
Blancs ont pu rester dans une Grande Afrique du Sud sous la domination de la
majorite noire. Arafat refusa d1expliquer sa remarque. Il est possible que
ce fut simplement une forme de rhetorique. Quand Arafat ne pouvait pas
l1entendre, un de ses assistants dit plus tard avec une certaine ironie : «
Apres tout, le vieux n1est pas De Gaulle non plus. »

La droite israelienne a peut-etre raison quand elle affirme, comme elle le
fait maintenant, que nul compromis viable n1est possible avec les
Palestiniens, mais dans ce cas c1est une raison de plus pour regretter
l1extension des lignes de defenses israeliennes, qui n1ont pas de sens d1un
point de vue strategique car elles incluent une multitude de colonies
israeliennes dispersees, souvent isolees, loin a l1interieur d1un territoire
palestinien densement peuple. Au lieu de reduire les frictions, elles les
augmentent. Presque 200 colonies en Cisjordanie et dans la bande de Gaza et
plus de 200.000 colons dans Jerusalem-Est representent un probleme irritant
qui peut etre explosif et qui peut defaire tout compromis historique
possible. C1eut ete tellement plus facile si Israel s1etait maintenu plus ou
moins sur les lignes de demarcation de 1967 (a partir desquelles, apres
tout, Israel a vaincu trois pays arabes en six jours).

Au lieu de quoi le gouvernement de Sharon essaie maintenant de construire un
mur le long des ces lignes de demarcation et d1innombrables murs autour de
chaque colonie et de chaque ville palestinienne, et ce surtout pour des
raisons de politique interieure. Tous les deux jours il envoie ses tanks et
ses helicopteres de combat patrouiller les routes qui menent a chaque
colonie. Et malgre tout Israel subit de lourdes pertes, il appelle ses
reservistes et il met en place d1enormes troupes a Jerusalem pour empecher
les kamikazes d1atteindre les quartiers juifs de la ville. Trop souvent ces
mesures de securite ont echoue – et c1est sans doute inevitable parce qu1a
Jerusalem les quartiers residentiels et commerciaux palestiniens et
israeliens sont imbriques, les kamikazes semblent echapper aux controles les
plus stricts, et les represailles ne les decouragent pas.

Aussi bien en Israel qu1en Palestine, le centre s’est effondre. La solution
souvent mentionnee d1un « etat binational » n1est sans doute plus realiste
puisque toute confiance a disparu de part et d1autre. Les extremistes du
Grand Israel et les extremistes de la Grande Palestine opposent tous les
deux leur veto a tout progres. J1utilise expres et amerement les termes «
Grand Israel » et « Grande Palestine ». Nous savons quel mal a ete commis
ailleurs au non de « Grands » projets : « Grande Serbie », « Grande Bulgarie
», « Grande Croatie Oustachi » et « Grande Grece ».

Israel risque maintenant de maintenir son controle sur des millions de
Palestiniens impatients. Nous ignorons pour combien de temps. Il est
possible que la « solution » recherchee pendant si longtemps soit retardee
d1une autre generation ou meme plus. Que veut dire Ariel Sharon quand il
declare vouloir demanteler ce qu1il appelle « l1infrastructure » de la
terreur ? La veritable « infrastructure » n1est pas dans quelques garages ou
ateliers ou sont fabriquees des ceintures bourrees d1explosifs et de clous
et ou sont construits des mortiers artisanaux. La veritable infrastructure
est plus dangereuse : elle consiste a la fois dans le fait que de plus en
plus de jeunes hommes et femmes enrages sont prets a se faire exploser et
dans une culture religieuse et politique dans vingt-et-un pays arabes qui
eleve les kamikazes au rang de martyrs. Cette « infrastructure » est
diffuse. Elle n1a sans doute pas de centre. L1aviation la plus puissante ne
peut pas la vaincre. En Afghanistan, les Americains ont vaincu les Talibans
mais pas Al-Qaida qui continue a exister.

La rivalite entre Netanyahou et Sharon pour la direction du Likoud pousse
les deux hommes encore plus a droite. Sharon declare qu1il ne demantelera
aucune colonie. Pour les deux hommes ceci peut-etre une position de
marchandage ou pas. Mais pour survivre politiquement, tous deux dependent
des extremistes de droite et des religieux integristes. En consommant
l1unique monnaie d1echange qu1Israel avait a offrir aux Palestiniens contre
la paix – c1est a dire la terre en Palestine – je crains que le plan de
colonisation etendue ne soit la perte d1Israel. Il risque de conduire a deux
issues qui sont egalement horribles : un nettoyage ethnique complet ou la
violence permanente, avec la terreur, les kamikazes, et peut-etre la guerre
totale

3. La plus grande tragedie d1Israel a ete la deterioration de la qualite de
ses dirigeants au fil des ans. L1une des raisons en a ete un systeme
electoral defectueux, qui a empeche l1election de nettes majorites.
L1instabilite politique s1est accru avec les tentatives recentes pour
bricoler la constitution. En moins de dix ans un Premier ministre a ete
assassine par un fanatique d1extreme-droite et trois Premiers ministres
n1ont pas pu finir leur mandat. Le gouvernement continue de dependre de
coalitions incommodes qui donnent un poids disproportionne aux religieux et
autres factions et groupes de pression. Cette instabilite constante a
encourage le gaspillage, la xenophobie et la demagogie. La faillite morale
du Parti travailliste a rendu la suprematie du Likoud inevitable avec ses
allies religieux, nationalistes et semi-fascistes.

Il reste a voir si dans les quelques semaines qui menent aux elections le
nouveau dirigeant travailliste, Amram Mitzna, reussira a renverser la
tendance. C1est improbable. Mais en promettant de reprendre sans condition
les pourparlers de paix avec les Palestiniens ainsi que de se retirer de
Gaza et de certaines parmi les colonies les plus eloignees en Cisjordanie,
Mitzna a au moins presente aux electeurs une alternative a Sharon plus
claire que cela n1a ete le cas jusqu1ici. Il doit faire face a la tache
enorme de reeduquer un electorat terrorise que les evenements recents ont
pousse a soutenir des mesures tres dures contre les Palestiniens. Il doit
aussi essayer de reconstruire un parti reduit en miettes par un opportunisme
ehonte et les luttes intestines entre differents groupes d1interet.

On pourrait dire aussi bien que les possibilites de paix qui ont ete
manquees auraient pu epargner beaucoup de sang inutile que dire qu1une telle
« paix » aurait ete illusoire, un bref cessez-le-feu avec un adversaire
decide a supprimer une intrusion, tout comme dans le cas de l1Etat des
Croises qui a ete completement detruit apres une serie de cessez-le-feu et
d1armistices. Dans cette ligne d1idee, la guerre sainte continuerait a
jamais. Je ne dis pas que c1est faux ; mais les traites de paix avec
l1Egypte et la Jordanie, qui ont tenu a travers des moments tres difficiles,
laissent a penser que seul un compromis entre Israeliens et Palestiniens
peut mettre fin a un conflit israelo-arabe etendu.

Nous connaissons depuis des annees la nature et les details de ce compromis
: la partition d1un pays pour lequel deux mouvements nationalistes se sont
heurtes depuis presque un siecle. La diplomatie de bazar des dix dernieres
annees a mene a l1oppose des resultats escomptes. Le processus de paix
d1Oslo soi-disant progressif a conduit a des abus de part et d1autre ; le
fait qu1il laissait les problemes les plus difficiles pour la fin encouragea
les deux parties a tricher. Quand la force echouait, il y avait une tendance
a croire qu1il fallait simplement utiliser plus de force, ce qui a mene a
une autre impasse, comme nous l1avons vu. La recherche de frontieres sures a
ete poussee trop loin – meme quand elle n1impliquait pas la domination d1un
peuple par un autre. Une frontiere n1est jugee absolument sure que si elle
est jugee absolument peu sure par l1autre cote, ce qui rend la guerre
inevitable.

A part le fait qu1il etait grossierement injuste, le vaste plan de
colonisation apres 1967 etait a la fois voue a l1echec et un desastre
politique. « We1ve fed the heart on fantasies,/the heart1s grown brutal on
the fare » [Nous avons nourri le c|ur de fantasmes/ le c|ur est devenu
brutal a ce regime], comme l1a ecrit Willian B. Yeats il y a presque un
siecle a propos d1une impasse semblable en Irlande. Le plan de colonisation
a mene a moins plutot que davantage de securite. Il peut meme mener a des
resultats encore beaucoup plus terribles que ce que nous voyons maintenant,
et cette pensee me fait trembler.

21 novembre 2002

Traduction de Marie-Helene le Divelec