[->http://www.haaretz.com/hasen/spages/762930.html]

Ha’aretz, 15 septembre 2006

Trad. : Gérard Eizenberg pour La Paix Maintenant


L’oraison funèbre de David Grossman pour son fils Uri [ [ ]] est un texte fondateur. Israéliens comme non-Israéliens la reliront pendant des années. Les étudiants l’étudieront. Les universitaires l’analyseront.

J’aimerais la comparer à une autre oraison funèbre fondatrice, lue par Moshe Dayan sur la tombe de Roï Rutenberg, le 19 avril 1956. « Ce n’est pas chez les Arabes de Gaza, mais en notre sein, qu’il nous faut chercher le sang de Roï », a dit Dayan à Nahal Oz. « Comment avons-nous pu fermer les yeux et refuser de regarder en face notre destin, et voir, dans toute sa brutalité, le destin de toute une génération? … Le jeune Roï, qui avait quitté Tel-Aviv pour bâtir sa maison aux portes de Gaza, pour nous servir de mur, a été aveuglé par la lumière qui brillait dans son coeur. Et il n’a pas vu l’éclair de l’épée… »

Nous nous rappelons cette oraison funèbre de Dayan pour le courage qu’il y avait à porter un regard direct, dénué de sentimentalisme, sur la guerre entre les Juifs et les Arabes. Dayan n’appelait pas à venger le sang de Roï chez les Arabes, à cause de la conscience qu’il avait du fait qu’il s’agit d’une guerre entre deux côtés légitimes, et que c’est justement cela qui la rend brutale. Nombreux ont été ceux qui ont insisté sur ce point dans les propos de Dayan, et beaucoup a été écrit sur ce sujet. Mais j’aimerais insister sur un autre aspect.

La victime est décrite ici comme un « jeune », non seulement à cause de son jeune âge, mais aussi parce que « la lumière dans son coeur a aveuglé ses yeux. » Cette phrase implique clairement que la victime ne savait pas ce que savait Dayan, et c’est la raison pour laquelle cette oraison funèbre a traversé les années et qu’elle est étudiée avec autant d’attention. La victime ne connaissait pas la nature globale, brutale, complexe aussi bien émotionnnellement que moralement, de cette guerre. Elle était innocente. Son coeur n’était que lumière. Et la lumière l’a aveuglée.

Les versions des victimes

Pour son époque, le texte de Dayan était vrai et incisif. Aujourd’hui, alors que nous pleurons la mort récente de S. Yizhar, le plus grand de nos écrivains de la guerre d’Indépendance, nous devons nous souvenir qu’il a écrit des choses similaires. Dans Les Jours de Ziklog, son chef d’oeuvre sur cette guerre, il décrit minutieusement un petit groupe de soldats qui combattent avec un immense courage. Certains sont tués dans une action destinée à conquérir une lointaine colline du Néguev. Ils n’ont aucune image globale de la guerre. Pour eux aussi, la lumière et les ténèbres dans le coeur sont tout ce qu’ils ont. Ils sont l’innocence au coeur d’un événement qui les dépasse, qu’ils ne comprennent pas et dont ils ne sont pas responsables.

Ils sont bien sûr certains que la guerre est juste. Ils sont bien sûr certains qu’ils doivent se battre. Mais il y a une distance énorme entre la justesse d’une guerre dans sa dimension globale et l’individu qui la fait. Comme la distance qui sépare un point minuscule d’un cercle énorme tracé autour de lui. Cette réduction, cet isolement de l’individu qui combat, sont ce qui fait de lui un symbole. Il ressort précisément parce qu’il est séparé du tout. S’il dégage une innocence juvénile, c’est précisément parce qu’il ne veut pas, ni n’a besoin, de penser à la politique ou à l’idéologie ou à la société au sens large.

Tous les Israéliens connaissent pas coeur les multiples versions de la victime israélienne innocente, jeune, dont « les yeux sont aveuglés par la lumière du coeur.’ Les symboles ont tendance à porter à l’exagération. Bien sûr, toutes les victimes n’étaient pas complètement innocentes. Bien sûr, toutes les victimes n’ignoraient pas les complexités de la guerre. Mais les textes deviennent fondateurs parce qu’ils impriment des symboles dans nos consciences.

David Grossman, lui aussi, s’est souvenu de ce symbole de naïveté quand il a dit que lui et sa femme craignaient que leur fils ne se conduise comme Elifelet, le héros du célèbre poème de Nathan Alterman. Dans ce poème évocateur, Elifelet est encore un adolescent dans toute son innocence, et précisément à cause de cette innocence, il court livrer des munitions à une position coupée de ses arrières, et il se fait tuer. On ne peut oublier les lignes si souvent répétées qui racontent comment Elifelet a fait tout cela « sans pourquoi ni comment, sans où ni comment ni pourquoi, sans où ni d’où, sans quand, sans où ni pourquoi. »

A une époque où régnait le consensus sur la justesse du chemin, à une époque où régnait une confiance idéologique où tout était expliqué, justifié et totalisé, nous n’avions pas à concevoir de distance entre l’être humain isolé et son lourd bagage. Son innocence était la garantie qu’il n’était pas seulement une idéologie ambulante, mais de la chair. Son innocence était aussi une manière de dire que sa mort n’était pas la conséquence évidente d’une certaine voie, ou de circonstances, mais qu’elle contenait en elle-même une dimension importante de liberté, d’une âme qui délibère et qui décide.

Mais Uri Grossman, tel que le décrit David Grossman, n’était pas Elifelet. Il était le contraire d’Elifelet. Il se posait toutes les questions, demandait pourquoi, et comment, et où, et combien. Uri Grossman n’était pas un point d’innocence à l’intérieur d’un cercle géant dont il n’avait pas conscience, à part une idée générale et vague de justice. Uri Grossman est né à une époque où, pas à pas, il a dû en arriver à prendre la décision difficile (en particulier pour ceux de sa génération) de demander à suivre les cours pour devenir officier de blindés, et même de combattre dans un tank. Et il a dû alors se clarifier dans sa tête comment cette décision s’accordait avec le fait qu’il était « le gauchiste de son bataillon ». Et il a dû aussi relier ces décisions à celles qu’il prenait à un check point en Cisjordanie lorsqu’un enfant s’y présentait (il le mettait à l’aise en le faisant rire).

« Uri était très israélien », a écrit son père. Mais cette israélianité ne va plus de soi. Elle ne comprend pas son amour pour le théâtre, ni son dégoût des figues, ni son sens particulier de l’humour. Ceux de la génération d’Uri ne vivent pas, et n’ont pas à vivre, un théâtre qui soit entièrement israélien, ou un humour qui soit entièrement israélien. Ils doivent faire leur propre cuisine à partir de l’Israélien et de l’être humain qui sont en eux. Je veux dire que leur personnalité doit se colorer dans un espace qui, du temps des oraisons pour Roï et Elifelet, était totalement blanc. Entre les sphères personnelle et publique, entre le psychologique et l’idéologique, entre le commandant de tank et l’amoureux du théâtre, Uri a jeté un large filet de fils conducteurs, de décisions et de préférences.

Voilà pourquoi l’oraison de David Grossman était si détaillée, voilà pourquoi il a pris tant de soin à dessiner le portrait de toutes ses nuances, ses contradictions et ses dilemmes. Du temps de Dayan, personne n’aurait pensé à parler dans une oraison funèbre des plaisanteries que le défunt aimait raconter. Dans celle de Grossman, il y a des plaisanteries. Du temps d’Alterman, il n’était pas d’usage de mentionner les opinions politiques du défunt. Dans celle de Grossman, il y a des opinions politiques. Du temps de Dayan, une grande force tirait la victime du côté du symbole. Aujourd’hui, une grande force tire la victime du côté de sa biographie.

Une lourde pierre

Uri Grossman est mort jeune, désespérément jeune. Mais il n’est pas mort en « jeune ». Tout ce qu’il n’a pas pu accomplir dans sa courte vie reposera comme une lourde pierre dans le coeur de ses parents et de sa famille. Mais Uri a rempli le vaste cercle du contexte dans lequel il vivait en faisant ce qu’on appelle tout simplement grandir. Voilà pourquoi les oraisons funèbres d’antan peignaient un « jeune » au moment où l’épée apparaissait devant lui, alors que celles d’aujourd’hui évoquent un processus, une biographie, une évolution. Voilà aussi pourquoi l’oraison de David Grossman est longue, qu’elle parle d’Uri à l’âge de neuf ans et demi, quand ses parents conduisaient et parlaient d’un livre, qu’elle parle aussi d’Uri qui a grandi auprès de son grand frère et de sa petite soeur, et enfin d’Uri officier qui devait décider s’il devait oui ou non punir l’un de ses soldats.

L’oraison funèbre de David Grossman est un texte fondateur parce qu’elle dépeint une personne qui n’a pas été tuée dans un climat et une culture du consensus, mais bien dans une culture de la controverse. Non pas dans dans une culture de certitudes idéologiques, mais dans une culture d’idéologies fragmentées, à partir desquelles chacun doit inventer sa propre combinaison. Non pas une culture qui puisse se satisfaire de la jeunesse, mais une culture qui requiert de ses enfants de faire des choix et de prendre des décisions afin de grandir, et parfois aussi de décider de risquer leur vie dans ce même processus qui revient à grandir. Uri Grossman s’est engagé sur le chemin que sa génération doit parcourir, avec grâce, sans ostentation et sans se servir de ce qui n’est pas évident comme excuse pour échapper à ses responsabilités, à son humanité.

L’oraison funèbre de David Grossman est un texte fondateur parce que c’est ainsi que grandissent les jeunes gens et les jeunes files qui, comme Uri, appartiennent à cette génération. Il ne peuvent plus grandir comme Elifelet.