Oulpana encore, dont l’arrêté d’évacuation pris par la Cour suprême après une course d’obstacles judiciaires a finalement été entériné par le Premier ministre Benjamin Netanyahu. Force est exceptionnellement restée à la loi israélienne qui proscrit de spolier les particuliers … Au mépris, cependant, des lois internationales régissant les rapports d’occupant à occupé : les biens fonciers publics ne jouissent eux dans les Territoires d’aucune protection.

En contrepartie de ce très relatif respect de la légalité, le Premier ministre a imposé le prix fort : dix nouvelles habitations contre chacune des six maisons “délocalisées” sur la colline voisine, « afin de punir Shalom Akhshav » d’avoir mené aux côtés des Palestiniens cette lutte. Comme on voit, l’avenir des Territoires, celui de la solution à deux États et, en dernier ressort, celui des deux peuples sont là encore otages d’un jeu à hauts risques.

Analysant à la lumière de l’exégèse, des règles et de la pratique traditionnelles la stratégie jusqu’ici victorieuse des colons, le rabbin Donniel Hartman propose une relecture du principe de la “muqtsa”, pivot du conditionnement de ses concitoyens à une politique d’annexion rampante.


Cela fait maintenant des semaines que nos Premier ministre, gouvernement, système judiciaire et media perdent un temps exhorbitant en discussions autour de l’avenir de six constructions baptisées Oulpana Hill, à Beith-El. La Cour suprême, après que la question soit passée des années durant de tribunal en tribunal, statua qu’il fallait les expulser, du fait de leur érection sur des propriétés privées, en violation tout à la fois du droit international et de la politique israélienne elle-même en matière de colonisation en Judée et en Samarie – laquelle ne tient pour légales que les implantations sur des terres de droit public. Comme il l’a fait depuis son entrée en fonctions, le Premier ministre Netanyahu, appuyé en cela par un certain nombre de ministres, refusa de céder aux stratégies et pressions populistes ; soutenant la Cour suprême et l’autorité de la loi, il donna pour instructions de démolir ces maisons et de mettre en échec tout projet de loi visant à contourner la décision de la Cour.

Indépendamment du résultat, une chose est claire : aujourd’hui, le mouvement colon, ses chefs et ses partisans ont gagné la bataille. La question est de savoir s’ils ont aussi gagné la guerre. L’une des tactiques de pointe associées à la loi juive est le principe de la “Muqtsa”, littéralement la mise à l’écart, un principe qui forme l’individu à éviter jusqu’au contact de ce dont il ne doit pas faire usage [1]. Ce principe ressortit à une stratégie halakhique [2] plus large de construction de remparts autour de la Torah, afin de s’assurer que l’éventualité de la violer n’effleure personne. La barrière autour de la barrière autour de la barrière constitue une tactique de type comportementaliste, qui formate les conduites au niveau inconscient, rendant certaines actions ou violations inconcevables.

Se fondant sur cette stratégie judaïque qui guide de nombreux aspects de leurs vie et éducation religieuses, les chefs du mouvement colon enseignent lentement mais sûrement aux responsables politiques et à la société israélienne que l’évacuation des implantations est muqtsa. Six maisons ont paralysé la vie politique et le fonctionnement du pays pendant des semaines… on n’ose imaginer ce qui pourrait se passer quand l’évacuation de toutes les implantations extérieures aux blocs formés par le Goush Etzion, Jérusalem, Maaleh Adumim et Ariel [3] viendra sur le tapis. Mais c’est exactement de cela qu’il s’agit. Les chefs du mouvement colon veulent nous conditionner à ne pas même l’imaginer. Ils nous font entrer dans la tête que ce sera impossible.

En décidant de démanteler ces six maisons, d’en faire un copié-collé sur une colline voisine, et pour chacune de celles qu’on déplaçait d’en construire dix autres, le Premier ministre Netanyahu est tombé dans le piège de la muqtsa tendu à son intention par les dirigeants des colons et, soyons honnête, par certains aspects d’une idéologie largement répandue dans la société israélienne. Ce ne sont pas les six maisons au sein de Beith-El qui constituent le vrai problème, mais Beith-El elle-même et d’autres implantations de même type à l’extérieur des quatre grands blocs.

En tant que société, nous continuons à fonctionner comme des autruches politiques qui en sont venues, la tête fermement enfouie dans le sol, à confondre la réalité avec ce qu’elles voient depuis cet endroit. Certes, une solution politique avec le peuple palestinien ne pointe pas encore à l’horizon ; le besoin ne presse donc pas d’user d’influence pour débattre dès aujourd’hui de l’avenir de telle ou telle implantation spécifique. Cependant, en tant que peuple qui s’est toujours targué de clairvoyance, de sagesse et d’aspirations élevées, nous devons cesser de nous payer de l’idée qu’une définition maximaliste des frontières de l’État d’Israël et le droit des Juifs à s’installer dans cet espace sont soutenables à long terme. Un jour viendra, si Dieu veut, où une proposition de paix significative sera sur la table ; et la question se posera de savoir si nous la voyons comme muqtsa ou comme une chance de réaliser les valeurs les plus profondes du judaïsme.

Point n’est besoin, pour préparer ce jour, de démanteler dès à présent des implantations. Ce dont nous avons besoin, cependant, c’est de commencer à abattre les remparts autour des remparts autour des remparts ; c’est d’agir avec détermination quand nous devons supprimer une implantation ou un avant-poste hors la loi selon les critères israéliens ; c’est de commencer à trouver cela imaginable, comme un tiqoun [4], la réparation de décennies de négligences de la part de la société israélienne – qui s’est laissée aller à penser que notre politique de colonisation serait sans conséquences ; c’est d’entreprendre une intervention comportementaliste [5] visant à aider les colons hors des blocs d’implantations à se faire à la précarité de leur avenir, avec la certitude que la société israélienne tout entière sera là pour veiller à la préservation de leurs intérêts légitimes quand leur déménagement s’inscrira inéluctablement dans le réel.

L’un des dangers qu’entraîne l’érection d’une barrière autour d’une barrière autour d’une barrière n’est pas seulement l’impossibilité d’aller où que ce soit, c’est de ne plus savoir où l’on est, sans parler d’où l’on veut aller. Le but de la politique de la muqtsa menée par les dirigeants du mouvement colon était précisément de parvenir à pareille anesthésie. En tant que société, nous avons besoin de réaffirmer quelle est notre place et, plus important encore, la direction dans laquelle nous allons.

NOTES

[1] Principe qui n’est pas sans rappeler le système du “tabou” qu’ethnologues (et père de la psychanalyse) nous ont rendu familier… Mais le choix fait par l’auteur d’analyser les implications de ce concept tel que défini par la tradition juive s’impose ici. Nous conserverons donc le terme hébraïque dans la version française que nous donnons de ce texte.

[2] La “Halakha”, le droit juif traditionnel, constitue le corpus des règles édictées au fil des siècles.

[3] À savoir les grands blocs en lisière de la Ligne verte qui pourraient demeurer israéliens dans le cadre d’un échange territorial équitable et mutuellement consenti entre Israël et la Palestine.

[4] Le Tiqun Ôlam, litt. “la Réparation du monde”, est la locution employée par la tradition mystique juive, la Kabbale, pour évoquer l’indispensable tâche de perfectionnement de l’univers réservée aux humains afin de permettre l’avènement des temps messianiques ; mais elle désigne également, dans la tradition rabbinique et les courants progressistes actuels, les efforts en vue de promouvoir la justice sociale – tant les notions de perfection et de justice sont liées dans la pensée juive.

[5] Nous aurions pu écrire ici, pour “a behavioral intervention”, “une action éducative”. Mais nous avons préféré un équivalent plus littéral, la doctrine et la pratique comportementales chères aux Américains pouvant s’entendre aussi bien en termes de thérapie que d’éducation.