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Conférence au Symposium « Trois voix pour la paix – perspectives philosophiques sur la paix » organisé par le département de philosophie de l’université de Turin – 15 avril 2008

Traduction : Gérard Eizenberg pour La Paix Maintenant


Washington Irving, une célébrité en Andalousie, raconte une anecdote peu connue ayant à voir avec le verset (« ayah ») du Coran à cause duquel l’islam est parfois accusé d’être une « religion guerrière » [[Washington Irving (1783-1859) a travaillé un temps à la légation américaine à Madrid. Il est essentiellement célèbre pour avoir porté l’Alhambra à l’attention du voyageur occidental. Sa Vie de Mahomet ((Ipswich Press, Massachusetts,1989) se réfère (p.178-179) à l’ayah coranique Tawbah:5), annoncée à La Mecque par Ali, neveu du Prophète, alors que celui-ci se trouvait à Médine. Voir aussi les pages 84 et suivantes pour la référence à une hadith – parole rapportée du prophète, ndt – (à l’authenticité douteuse) par laquelle le Prophète aurait déclaré que l’islam était la religion du glaive. Pour une discussion contemporaine sur cette question, voir l’interprétation de Sheikh Qardawi sur IslamOnline.net – S.N..]]
Le Prophète, peu soucieux de se rendre à la réunion annuelle de pèlerins et de commerçants arabes à La Mecque, durant laquelle il est de tradition d’observer un cessez-le-feu entre toutes les tribus en guerre, y délègue Abou Bakr pour s’exprimer en son nom. Mais, au dernier moment, Ali, neveu de Mahomet, apparaît en disant que le Prophète l’a envoyé pour déclarer la dernière révélation, une ayah qui annonce que les musulmans doivent reprendre leur guerre contre la tribu des Kuraish dès que les festivités annuelles auront pris fin. Ayant été à l’origine de la fin de l’état de belligérance avec les Kuraish, cet incident est ainsi interprété comme un point de rupture dans la politique du Prophète. Comme le décrit Irving, jusqu’alors, le Prophète était presque « chrétien » dans ses enseignements. Mais, à partir de ce moment, l’islam devient une force guerrière. Les exégètes du Coran ne sont pas en désaccord entre eux sur la question de savoir si le Coran exhorte les musulmans à se défendre contre des agresseurs. Mais leur désaccord porte la question de savoir si les versets coraniques traitant de conflit et de guerre peuvent être interprétés comme une indication que le Coran exhorte les musulmans à prendre l’initiative d’une guerre contre des non-musulmans. Les versets Kuraishi se distinguent particulièrement, parce qu’il s’est agi d’une exhortation explicite faite à des musulmans à un acte guerrier. De ce fait, ils constituent une clé de voûte dans l’argumentation qui présente l’islam comme étant en faveur d’un « prosélytisme forcé ». A l’appui de cette thèse, les critiques de l’islam comme ses radicaux citent également parfois une parole censée avoir été prononcée par le Prophète où, en opposant sa religion à celle de Moïse et de Jésus, il aurait dit que l’islam était la religion du glaive. Mais les experts musulmans n’acceptent pas tous l’authenticité de cette citation. La question de savoir si l’islam est bien une religion du glaive, textuellement parlant, ne fait donc pas l’objet d’un consensus chez les érudits musulmans. Cela dit, j’espère qu’il est assez clair que, nonobstant le texte, les tenants d’une religion donnée (communauté de croyants) peuvent, au nom de cette religion, être soit des praticiens de la violence, soit des pacifistes, compte tenu de toutes sortes de facteurs externes. Saint-François d’Assise se distingue par sa propension au dialogue et à la négociation précisément à cause de la violence des Croisades qui constituaient son contexte historique et politique. La forme de son christianisme, bien qu’en accord avec les enseignements du Christ, constituait l’exception et non la règle. En ce temps-là, la règle chrétienne était le glaive, et ce n’était pas une exception. On peut trouver des exemples similaires dans d’autres religions comme le judaïsme, l’islam, le bouddhisme et même l’hindouisme, ainsi que dans différentes idéologies, dont les idéologies nationales. Naturellement, même les fanatiques religieux magnifieront les vertus de la paix, mais cette paix en laquelle ils nous encouragent à croire se trouve dans l’au-delà et non dans ce monde-ci. Quant à ce monde, justement, depuis Platon, que ce soit dans le domaine de la religion ou de la philosophie, les intellectuels opérant dans un milieu particulier caractérisé par un conflit ont, plus souvent qu’à l’inverse, reflété dans leurs écrits politiques l’humeur de leur milieu, par exemple en étudiant la meilleure manière de faire la guerre, ou bien se sont tus. Il n’est pas fréquent, de trouver dans les archives du passé, et jusqu’au 20e siècle, des philosophes qui furent objecteurs de conscience, comme Bertrand Russell, ou qui s’élevèrent contre une guerre menée par leur pays, comme Noam Chomsky. Ce n’est que très récemment que la théorie de la non-violence en tant qu’attitude face à un conflit et la philosophie de la paix en tant qu’expression d’amour et d’harmonie universels sont devenues à la mode. Dans le passé, les bardes et les poètes (et cela vaut aussi pour les mondes arabe et musulman) chantaient plus souvent les louanges de preux chevaliers que ceux de paysans pacifiques.

Dans ce contexte, il peut se révéler utile d’opposer Gandhi à [Rabindranâth] Tagore et, ce faisant, comprendre un peu plus profondément ce que pourrait être une philosophie de la paix. Alors que Gandhi, semble-t-il, a adopté la non-violence comme forme de lutte, il était malgré tout animé de motivations nationalistes, et ne pensait pas qu’il fût moralement mauvais de mourir pour son pays. Sur une échelle morale, mourir pour son pays peut se situer un cran au-dessus du fait de tuer pour son pays, mais cela entraîne malgré tout d’être prêt à sacrifier une vie humaine pour une cause. Pour sa part, Tagore, éducateur, poète et philosophe, évitait même cela. Aucune cause ne peut justifier qu’on interrompe une vie, aurait-il dit. De fait, la conception holistique de Tagore sur la vie lui a permis de transcender son propre particularisme et, ainsi, de contempler l’harmonie symphonique de l’univers dont il faisait partie. Il est compréhensible que, vus de ces hauteurs, les combats mortels pour des causes idéologiques ou nationales peuvent paraître bien petits. Les nationalismes, les religions, les idéologies, les cultures, les langues, les époques et les lieux en arrivent à ne ressembler à rien d’autre qu’à des coquilles dans lesquelles réside la même âme du monde entier. Dans le même esprit ou presque, dans une ode aux enfants, Mark Twain se lamente devant le conflit militaire américano-japonais de la fin du 19e siècle, en résumant le désespoir de l’humaniste par le constat que le monde se divise désormais en boîtes : nos mères et les leurs ; nos enfants et les leurs ; nos douleurs et nos larmes, et les leurs. Imaginez que vous soyez profondément émus à la vue d’un enfant qui pleure, ou que votre cœur se soulève de joie à la vue du même enfant éclatant de rire. C’est précisément cette capacité, peut-être, à l égard de son frère humain, en faisant abstraction de toute notion de couleur, de race, de religion ou de nationalité, qui se rapproche le plus d’une perspective philosophique de la paix. Mais cette perspective suppose une transcendance fondamentale, une capacité à se libérer de sa coquille personnelle.

Ce qui nous conduit à la philosophie musulmane ! Ou, plus précisément, à cette philosophie qui était pratiquée dans la culture musulmane. Ici, je dois avouer que j’ai eu beaucoup de mal à préparer cette conférence. Car, après tout, combien de Kant peut-il y avoir, qui puissent se vanter d’avoir écrit un traité sur la paix ? Mais ce qui paraissait pire encore était que je n’arrivais pas à penser à un philosophe de culture musulmane qui eût écrit sur la guerre. Au début, j’ai pensé que cela aurait pu m’être d’une certaine aide, car alors, j’aurais pu au moins en déduire a contrario que cet auteur avait pu réfléchir à la paix. Pas de chance. Mais, finalement, en lisant les pages et en feuilletant les livres de divers philosophes qui me sont familiers, il m’est apparu que l’impasse dans laquelle je me trouvais était simplement le résultat de ma quête même : le fait de formuler à moi-même la question comme je l’avais fait, c’est-à-dire comme j’aurais pu la formuler à un philosophe israélien ou arabe, obstruait totalement la question ou me conduisait à commettre une erreur fatale. Il y aurait eu du sens à poser cette question d’un Martin Buber, confronté comme il l’a été au pétrin des futures relations entre Juifs et Arabes, ou d’une Hanna Arendt, qui avait à démêler les horreurs de la Shoah. Mais comment importer un Avicenne, un al-Farabi ou un Ibn Tufayl, pour citer quelques exemples, dans ce genre d’interrogation ? La leur, semble-t-il, consistait en des quêtes totalement abstraites, intellectuelles ou romanesques.

Or, c’est précisément au moment où je parvenais à cette conclusion que j’ai vu la lumière. Et voici où réside le lien entre la thèse que je vais développer et les références à l’humanisme d’un Mark Twain ou à l’universalisme d’un Tagore qui seront maintenant perçues, je l’espère, comme étayant ma thèse. Car, comme je vais maintenant tenter de démontrer, c’était précisément du fait que mes philosophes ont su aborder la vie et l’univers qui les entourait en s’extrayant de leurs coquilles particularistes que je peux défendre l’idée qu’ils représentaient d’authentiques voix humanistes de paix. Prenons l’allégorie d’Avicenne, Epître aux Oiseaux : il ne s’agit pas de musulmans et de non-musulmans, ni d’Arabes et de Perses, ni de sunnites et de chiites, ni de rien de tout cela. Il s’agit plutôt des complexités de l’humain vues par Avicenne, ou de la quête de l’âme qui veut se défaire de son enveloppe mortelle pour trouver un état d’immortalité et de bonheur intellectuels. C’est cette capacité d’Avicenne, alors qu’il décrit les affres de l’être humain, à s’abstraire de la nation et de la religion, du temps et de l’espace, de la langue et de la culture, qui en fait, de manière transcendantale, une voix de paix humaniste.

Alfarabi, célèbre auteur politique de la même tradition, abstrait explicitement, dans ses divers écrits sur la cité idéale, sa République du contexte religieux particulier dans lequel il vit. Platon lui-même n’avait pas eu à présenter à ses lecteurs contemporains un modèle de communauté complètement différent de celui d’Athènes. Mais Alfarabi, pour respecter son message politique, a dû le faire : sa cité idéale n’était pas nécessairement une communauté musulmane comme celle où il vivait, ni d’ailleurs une communauté régie par un prophète. La sienne était une communauté non spécifique, dont le ciment n’était pas les liens du sang ni les appartenances tribales, mais des mécanismes laïques et des structures permettant à l’être humain de se réaliser en tant que personne plutôt qu’en tant que Turc ou musulman. Je veux dire que ces philosophes se considéraient d’abord comme des êtres humains, et plutôt que de se laisser enrôler d’un côté ou de l’autre des schismes sans fin qui envahissaient leur vie réelle, ils se sont d’abord élevés au-dessus de ces schismes et de ces appartenances, puis ils ont considéré que leur vraie difficulté avait à voir, non avec les combats mortels entre les différentes factions et identités qui les entouraient, mais avec la quête par l’être humain du savoir et du bonheur. En cela, ils ont incarné, à mes yeux, une véritable philosophie de la paix.

Ibn Tufayl, dans son allégorie politique Hayy Bin Yaqzan, est peut-être celui qui exprime ce message sous la forme la plus radicale : Salaman et Absal grandissent ensemble dans une communauté religieuse, et tous deux se sentent enfermés par les croyances de cette communauté. Pour fuir sa mélancolie intellectuelle, Absal se rend seul sur une île voisine, où il espère entamer une méditation solitaire sur la difficulté de l’humain. Là, il rencontre un sage, d’un genre rousseauiste, « à l’état de nature ». Par le savoir que lui transmet cet homme, Absal en arrive à considérer les croyances religieuses de sa communauté dans leur perspective appropriée. Ayant le sentiment qu’ainsi, sa mélancolie intellectuelle a été guérie, il invite son nouvel ami à l’accompagner dans sa ville. Là, peut-être sera-t-il capable de guider ses compatriotes sur le chemin de la vérité. Le sage « à l’état de nature » accepte. A leur arrivée, Absal découvre que Salaman, son ami d’enfance, est entre temps devenu le maître politique de la ville. Clairement, la voie choisie par Salaman pour guérir de leur mélancolie adolescente commune était le contraire absolu de celle d’Absal : non une méditation solitaire, mais une immersion totale dans la vie de la cité. Chacun à sa manière, l’un par la pratique, l’autre par la connaissance théorique, avait surmonté sa mélancolie. Mais maintenant, ils étaient à des kilomètres l’un de l’autre. L’histoire exprime cette distance insurmontable qui les sépare en montrant comment la communauté, d’abord joyeuse et hospitalière envers Absal et son compagnon, leur devient progressivement hostile et intolérante à l’égard de ce qu’ils ont à dire. Le message de l’allégorie est clair : la société ne peut pas tolérer les porteurs de vérité et de sagesse, et ceux-ci ne peuvent poursuivre leur quête en son sein. Dans l’histoire, le compagnon d’Absal demande l’autorisation de retourner sur son île solitaire, et Absal décide que lui non plus n’a pas sa place parmi les hommes. Il décide lui aussi de partir.

Ici, notre philosophe modèle n’est donc ni celui qui cherche à dépeindre la société, ni donc celui qui souhaite la changer. Le centre de son attention est plutôt l’âme de l’individu. Dans l’une de ses épîtres allégoriques, Avicenne, qui a vécu avant Ibn Tufayl, dit ceci à ses lecteurs : « Si vous appreniez jamais une histoire sur Salaman et Absal, alors sachez que Salaman est tout sauf un exemple pour vous, et qu’Absal est un exemple de sagesse. » Dans son Epître aux Oiseaux, Avicenne compare l’âme à un oiseau emprisonné dans le corps humain et qui veut s’en libérer pour partir à la recherche de la connaissance. Il est clair que l’oiseau d’Avicenne, Absal, n’est pas retenu par des contingences comme la religion, la culture, la langue, ni même par l’espace ou le temps, toutes associées à une communauté spécifique et, par là, soumises aux vicissitudes de l’homme. Absal est plutôt l’être humain en quête de la sagesse absolue. Dans une autre de ses épîtres allégoriques, qui porte le même titre que celle d’Ibn Tufayl, le philosophe à l’état de nature d’Avicenne raconte à ses disciples que, bien qu’il vienne de Jérusalem (Bayt el-Maqdes), sa « profession » est « visiteur du monde ». Le philosophe modèle d’Avicenne est donc un « citoyen du monde », un chercheur de « Lumières » et de vérité, plus proche des autres âmes en recherche que d’une culture particulière, d’une religion ou d’un lieu géographique.

Je terminerai cette brève présentation en revenant à Alfarabi qui était bien plus politique qu’Avicenne et Ibn Tufayl après lui. Contrairement à Avicenne, Alfarabi accordait plus d’importance à l’intellect qu’à l’âme, et il pensait que c’était par l’intellect que l’être humain pouvait prétendre à la perfection du savoir et donc de l’existence. Mais même pour lui, dirais-je, la quête est laïque. Si, pour Avicenne, les vrais compagnons du philosophe sont des âmes qui se ressemblent et non des voisins ou des compatriotes, pour Alfarabi, ce sont des intellects qui se ressemblent et qui subsistent librement dans l’espace et dans le temps. En résumé, tous ces philosophes, qui cherchaient à se débarrasser de leurs contingences et se considéraient comme les voix de l’humanité plutôt que comme les voix des coquilles où il se trouvait qu’ils vivaient, incarnaient de véritables voix de la paix, ou bien étaient eux-mêmes des philosophes de la paix. Je tiens à dire qu’ils ressemblaient beaucoup à Tagore, ou à ces autres voix de par le monde, poètes, philosophes qui, en observant leur moi intérieur puis le monde autour d’eux, ne voient pas de différence suffisante pour tuer un autre être humain.

Pour conclure, j’aimerais dire que, dans mon esprit, une philosophie de la paix – et peut-être même la philosophie tout court – serait vraiment cela : faire un signe à ce cœur, ou intellect, ou âme, qui bat à l’intérieur de la coquille humaine, l’encourager à se libérer de ses particularismes, non tant pour les renier ou y renoncer, que ce soit son sexe, sa religion, sa nation ou sa culture, mais pour l’aider à les reconnaître comme telles afin de ne pas les laisser soumettre ou submerger l’humanité sous-jacente qui nous unit tous : une alerte rouge devrait clignoter au fond de nous au moment même où nous passe à travers l’esprit que le sentiment d’être juif, chrétien ou musulman – israélien, palestinien européen – prend le dessus sur notre sentiment d’être humain.