Yediot Aharonot, 14 janvier 2008

Traduction : Gérard Eizenberg pour La Paix Maintenant


Accroche de l’article en couverture : « L’organisation crée par Orit Sitruk, habitante d’une colonie de Cisjordanie, s’est donné pour objectif de faire peur aux policiers qui, selon ses membres, ont exercé de la violence en évacuant des gens de droite. L’un de ces policiers n’avait fait qu’appliquer ce qu’on lui avait enseigné à l’école de police. A l’issue de la plainte déposée contre lui, il a été licencié. Et il n’est pas le seul. Ainsi fonctionne la tactique d’intimidation de l’extrême droite. »

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Le mot-clé de ce reportage est la dissuasion. D’autres utiliseront des termes plus connotés, comme intimidation. Sauf qu’ici, les rôles sont inversés : les policiers et, plus généralement, ceux qui sont chargés de faire respecter la loi, ne sont pas du côté des dissuadeurs, mais des dissuadés, de ceux qui ont peur.

C’est l’histoire d’une organisation déterminée, organisée, disposant de gros moyens et extrêmement motivée, « l’Organisation pour les droits de l’homme en Judée-Samarie », qui agit de manière systématique et planifiée pour intimider ceux qui sont chargés de faire respecter la loi. A sa tête : Orit Sitruk, mère de 11 enfants, du quartier « Avraham Avinou » à Hebron. Résultat de son activité énergique : de nombreux policiers ont peur d’affronter les manifestants de droite et préfèrent faire profil bas quand il s’agit d’évacuer une colonie illégale.

Bien que ce projet soit encore « dans les limbes », expression d’Orit Sitruk, cette organisation a déjà réussi à déposer plus de 40 plaintes au civil contre des policiers pour cause de violence à l’égard de militants de droite. En outre, elle a contribué à rouvrir plus de 30 affaires contre des policiers, closes pour manque de preuves, en réunissant des témoignages dont le ministère de la Justice ne disposait pas.

« Cette organisation fonctionne de manière extrêmement perverse », dit Me Narkiss, avocat de plusieurs policiers dans des procédures engagées contre eux par cette organisation. « Ils ont donné pour instruction aux manifestants de droite de venir aux manifestations sans papiers d’identité, empêchant ainsi la police de déclencher contre eux une procédure au pénal. Ils envoient des photographes de leur bord pour photographier tout affrontement entre des colons ou des militants de droite et la police, puis portent plainte. Ils vont au tribunal assister aux procès des policiers, et s’assurent que le ministère public fait bien son travail pour qu’ils soient condamnés. Ils saisissent la Haute Cour quand les autorités n’agissent pas contre les policiers, comme ils pensent qu’elles devraient le faire. Et, dernière invention : ils exigent des indemnités de la part des policiers, indemnités qu’ils doivent payer de leur poche. Tout cela a un objectif très clair : dissuader et effrayer les policiers, pour que, lors de la prochaine évacuation, les policiers aient peur d’agir contre eux. Ils publient sur leurs sites Internet les noms, les photos et les adresses de policiers qui ont osé les affronter, ce qui provoque peur et harcèlement, y compris pour leurs proches. »

Orit Sitruk ne dément pas, au contraire : elle est fière de l’action de l’organisation qu’elle dirige. « La peur des policiers, c’est la chose la plus réelle », affirme-t-elle avec satisfaction. « C’est le signe le meilleur que la dissuasion marche. » Et elle a un autre objectif : « Quelqu’un qui va manifester et qui est susceptible d’être blessé par des violences policières, je veux qu’il sache qu’il y a quelqu’un qui s’occupera de lui. Je veux qu’il sache que s’il est blessé, il recevra les indemnités qui lui reviennent. »

Le cas de l’officier Eran Naïm

Face à l’extrême détermination d’Orit Sitruk et de son organisation, Me Narkiss constate hésitations et faiblesse du côté de la police : « L’état-major de la police craint les critiques de la presse et de la Knesset, et préfère rejeter la responsabilité sur les subalternes, dont il déclare qu’il s’agit d’une minorité dévoyée, tout cela pour défendre son image. Le policier isolé, contre lequel une plainte a été déposée, reçoit un blâme infligé par la hiérarchie policière officielle. Dans ce genre de cas, c’est une société d’assurances qui paye son avocat, mais si, au bout du compte, le policier est condamné à payer des indemnités au manifestant victime de violence, si le tribunal décide qu’il a été exercé une violence exagérée, le policier devra les payer de sa poche ». “Quand un policier est soupçonné d’avoir exercé une violence anormale », ajoute Me Schwartz, autre avocat des policiers, « la police ne tient pas compte de la présomption d’innocence et se hâte de le suspendre, voire de le licencier. »

Le commissaire Eran Naïm, 37 ans, de Kiryat Ono, était un officier actif et motivé. « A une époque, j’ai fait la guerre aux casinos clandestins de Kiryat Ono », raconte-t-il, « et ma famille était constamment menacée par les propriétaires, mais cela ne m’a pas dissuadé, c’était mon travail. J’ai tout donné à la police. » Jusqu’en mai 2005. Il a alors été envoyé évacuer des manifestants à Ramat Gan, qui luttaient contre le désengagement. Lui et ses hommes ont usé de la force pour dégager les manifestants de l’axe principal de la ville. Entre autres, il a attrapé un manifestant par le nez et lui a tiré la tête en arrière, ce qui a causé un saignement de nez. Des photographes envoyés par l’Organisation pour les droits de l’homme en Judée-Samarie ont photographié l’incident. Les photos furent envoyées à l’état-major de la police et une plainte fut déposée contre Naïm. Il demanda une assistance juridique de l’Etat, qui lui fut refusée. Il lui fut dit qu’il ne la méritait pas. « Si j’avais été soupçonné de corruption, comme dans le cas d’autres policiers, j’aurais bénéficié de la part de l’Etat de centaines de milliers de shekels pour m’aider à me défendre », dit Eran Naïm, « mais dans mon cas, alors que je n’ai fait que faire mon devoir comme je l’entendais, on a décidé de ne pas m’accorder d’aide judiciaire. »

Par l’intermédiaire de son défenseur, Me Lior Epstein, Naïm a avoué au tribunal avoir tiré le manifestant par le nez, en affirmant que c’était la conduite généralement adoptée par la police face à un manifestant qu’on évacue et qui s’oppose à son arrestation. « Dans le cadre de la formation suivie par chaque policier, on m’a enseigné que l’un des points faibles du corps d’un suspect qui s’oppose à son arrestation était le nez, et que c’était ainsi qu’il fallait procéder. Je n’ai jamais nié l’avoir tiré par le nez pendant 4 secondes. Tout le débat juridique a tourné autour de la question de savoir s’il s’agissait ou non de force excessive. Le tribunal a convoqué le directeur de l’école de police, qui a déclaré que cette technique n’était pas enseignée dans le cadre de manifestations. Selon lui, un policier ne peut tirer par le nez que s’il est en danger de mort. J’étais dans la salle, et je n’arrivais pas à croire aux mensonges que j’entendais, à ces tentatives de se dégager de toute responsabilité. J’ai explosé, crié. Parce que, en cas de danger de mort, un policier est armé, quand même. Dans la salle, il y avait un avocat de premier plan, payé par l’organisation d’Orit Sitruk. Il était dans l’assistance, derrière le procureur, et il surveillait son travail. Quand ce procureur ne se montrait pas aussi énergique que l’aurait souhaité l’organisation, il lui faisait passer des petits papiers. » Ce procureur a démenti cette dernière déclaration : « Il n’a pas supervisé mon travail, il se trouvait dans la salle, à côté d’Orit Sitruk, et tout ce que j’ai entendu de lui, c’est ‘tiens bon’. »

Le juge Hanan Efrati a décidé de condamner le commissaire Naïm pour agression, mais de l’innocenter pour une accusation plus grave, celle d’agression terroriste. Condamné à six mois de travaux d’intérêt général et limogé de la police, Naïm dit : « La police laisse tomber ses hommes. Ils m’ont jeté aux chiens. Et quand Amona a été évacuée, les colons ont distribué des tracts aux policiers, avec une photo de moi en uniforme et le texte ‘Ce policier a été limogé. Ne soyez pas le suivant sur la liste’. »

Orit Sitruk dément que son organisation ait été derrière ce tract : « Je ne connais pas cet appel. J’agis proprement et légalement, entre autres pour prouver au secteur dont je viens qu’il n’est pas nécessaire de brûler des voitures, ni de violences physiques ou verbales. On peut agir dans le cadre strict de la loi. » Mais Eran Naïm n’est pas sensible à ces subtilités : « A 37 ans, je me retrouve dehors, avec une femme, trois enfants et un casier judiciaire qui me ferme mille portes. Je ne peux même pas avoir un permis pour faire le taxi, ni même travailler pour une société de gardiennage. »

Le cas de Dudu Edri

Orit Sitruk dirige son organisation depuis sa cuisine, à Hebron. Son financement est assuré par des donateurs, israéliens et étrangers. « Nous avons essayé d’agir contre la violence des policiers par des moyens conventionnels, comme des plaintes au service enquêtes de la police, mais nous avons désespéré de ces moyens. Les moyens judiciaires dont dispose ce service ne sont pas suffisants. Même si ces fonctionnaires font preuve de bonne volonté, ils n’ont pas la formation adéquate, ni les moyens financiers pour affronter la violence policière. Nous avons donc décidé de choisir d’autres moyens, dont certains pour aider les enquêteurs de la police à réunir des témoignages contre les policiers (photographes et vidéastes que nous envoyons sur le terrain, ou un laboratoire d’identification criminelle que nous avons créé). Lors de la grande évacuation d’Amona, il y a eu des milliers de policiers. La moitié d’entre eux au moins ne portait pas de badge à leur nom, comme ils y sont obligés. Le département enquêtes n’a pas réussi à les identifier. Dans notre laboratoire, nous avons développé une technique particulière pour identifier les policiers à l’aide d’indices infimes mais précis : couleur de la chemise, angle de portage d’un sac, type de montre, etc. Nous avons fait travailler nos enquêteurs à nous, qui ont passé des milliers d’heures à examiner des milliers de photos, et ça marche. Nous sommes capables d’identifier une grande partie des policiers responsables de violences à Amona. »

Ainsi, par exemple, le laboratoire d’Orit Sitruk a identifié Dudu Edri, de la police montée, soupçonné d’avoir battu deux manifestants et d’en écraser un autre sous les sabots de son cheval. Une action en justice a été ouverte contre Edri, à tous les niveaux : enquête criminelle, procès au pénal, poursuite pour dommages et intérêts et saisine de la Haute Cour. Edri a été écarté de toute action liée à une dispersion de manifestants, et muté dans un commissariat de Jérusalem.

Dans certains cas, lorsque des affaires ont été closes par manque de preuves, l’organisation d’Orit Sitruk a poursuivi l’enquête, découvert des indices et les ont transférés à la police, qui a rouvert les affaires. « Un policier enquêteur m’appelle et me supplie de lui fournir des preuves contre un policier », raconte-t-elle. « On enquête, on trouve l’information et on la passe. Nous employons également des avocats qui aident les procureurs du service enquêtes de la police, et qui sont présents aux audiences des procès contre les policiers accusés de violences contre la droite. »

Me Moshé Saada qui a traité toutes les plaintes dans le cadre d’évacuations de colons au sein du département enquêtes de la police, confirme qu’il existe bien une collaboration entre ses services et l’organisation pour les droits de l’homme en Judée-Samarie : « Après l’évacuation d’Amona, nous avions prévu une vague de plaintes contre les policiers, et nous avons monté une équipe spéciale d’enquêteurs, mais les plaignants ne sont pas venus nous voir. Voilà pourquoi nous avons fait appel à cette organisation, nous avons négocié avec Orit Sitruk, et eux ont convaincu les plaignants de porter plainte contre les policiers. »

Le cas du policier M.

Outre la collaboration avec les services d’enquêtes de la police, l’organisation d’Orit Sitruk a développé d’autres techniques dans sa guerre contre les policiers. Elle précise : « Il y a la piste des dommages et intérêts. Nous déposons des plaintes financières dans les cas où des dommages ont été causés aux manifestants, et presque dans chaque cas, il y a eu dommage. A ce jour, nous avons déposé plus de 40 plaintes contre des policiers. »

La semaine dernière, une plainte de ce type a été déposée devant le tribunal de Jérusalem contre le sergent Amir Pars. D’après cette plainte, Pars aurait poussé de façon violente un manifestant, Menahem Lev, lors de l’évacuation d’Amona d’il y a deux ans. Une plainte avait déjà été déposée contre lui auprès du département enquêtes de la police, mais elle n’avait pas abouti. Ce n’est qu’après le travail effectué par le laboratoire de Sitruk, qui a examiné des centaines de photos et de vidéos, que le dossier a été rouvert.

Autre plainte du même genre, contre le policier M. Yishaï Grinbaum, 21 ans, de la colonie de Kiryat Arba, qui manifestait contre l’évacuation d’Amona, prétend que lors des incidents, alors qu’il se trouvait à l’intérieur d’une maison, un policier l’a frappé à la tête avec sa matraque, et qu’il s’est trouvé mal, allant jusqu’à craindre pour sa vie. Il aurait également eu un bras fracturé. Ses avocats affirment que cela a provoqué une invalidité orthopédique de 15%. Dans les conclusions de la défense, il est confirmé que ce policier a bien fait usage exagéré de la force contre le manifestant, qui a été blessé aux jambes et aux bras. Le procureur affirme que le policier est allé au-delà de ses compétences et qu’il n’avait pas reçu « d’ordres venus d’en haut ». Le policier, seul face au manifestant lors de son procès, a remis à la cour un « avis à tiers » dans lequel il rend l’Etat responsable et affirme avoir agi selon les ordres. Selon lui, l’usage de matraques s’est effectué sur ordre, et l’Etat, qui l’a envoyé agir comme il l’a fait, l’a abandonné. « La hiérarchie de la police a échoué au sens où elle lui a donné des ordres, pour les démentir ultérieurement », déclare son avocat. « Ce policier est victime à la fois du manifestant Grinbaum et de la police. »

Autre procès, terminé celui-là : celui de Rami Obadia, commandant de prison. Le 30 mai 2006, alors que se déroulaient dans tout le pays des manifestations contre le désengagement et l’évacuation de Gaza, deux manifestants mineurs sont arrivés dans la prison, arrêtés au cours d’une manifestation. Les deux mineurs ont prétendu au tribunal que le commandant de la prison les avait frappés, parce qu’ils s’étaient montrés insolents. Le juge déclara irrecevable la plainte de l’un des mineurs, mais reçut la plainte de l’autre, selon laquelle l’officier l’aurait tiré par la manche, puis remis debout, giflé, et frappé à coups de pied dans les testicules. Obadia fut condamné à verser à l’adolescent 15.000 shekels, plus 2.000 shekels de dépens. L’organisation pour les droits de l’homme en Judée-Samarie se hâta de saisir le juge d’application des peines, et à sa demande, le commandant de la prison fut arrêté pour non-paiement des indemnités en temps et en heure.

L’histoire du commandant en chef de la police de la région du Lakhish (nord du Néguev) à l’époque du désengagement est elle aussi riche d’enseignements sur la façon dont l’organisation d’Orit Sitruk pourchasse les policiers qui ont osé frapper des manifestants contre le désengagement. Le 14 juillet 2005, à 2h du matin, au plus haut de la lutte contre le désengagement, les partisans du désengagement bloquèrent la route près de Kissoufim, qui devait servir de point de ralliement des manifestants. La police ordonna alors au convoi anti-désengagement de faire demi-tour. L’organisation pour les droits de l’homme en Judée-Samarie déposa une plainte contre le commandant de région, car l’un des chauffeurs du convoi avait reçu une tape sur le front. Un jury disciplinaire lui infligea un blâme. A la question de savoir s’il comptait faire appel, il répondit : « Je pense que le juge s’est trompé, mais depuis, je reçois tant de plaintes contre moi, d’articles en service commandé, et puis ce procès… Je n’en peux plus. » Mais l’organisation pour les droits de l’homme en Judée-Samarie était déterminée à ne pas lâcher prise. Elle se hâta de déposer une plainte financière contre l’officier, puis quand elle se rendit compte que l’Etat payait les honoraires de son avocat, l’avocat de l’organisation demanda à l’Etat de ne plus le faire, l’officier ayant été condamné par un jury disciplinaire. Cette semaine, le procès est en cours.

L’histoire de l’adjudant A.

L’adjudant A. est l’un des policiers mis à pied à la suite d’une plainte déposée par l’organisation pour les droits de l’homme en Judée-Samarie, pour agression contre un manifestant en détention. « J’ai toujours été considéré comme un policier modèle, y compris par l’état-major de la police. Jusqu’à cette plainte déposée contre moi. En général, quand un citoyen gifle un autre citoyen, l’affaire est classée. On ne fait pas des procès sur ce genre de petites choses. Mais là, c’était une affaire politique. L’organisation pour les droits de l’homme en Judée-Samarie a saisi la Haute Cour contre le ministre de la sécurité intérieure à mon sujet. Moi, j’étais une patate chaude, ils ont voulu se débarrasser de moi. Personne ne pense au fait que j’ai 34 ans, que je suis père de 3 enfants, et que je n’ai pas d’autre métier. On m’a mis à pied, avec 75% de mon salaire. Dans la police, beaucoup d’autres policiers ont été condamnés pour des affaires bien plus graves, comme agression avec circonstances aggravantes, sans être mis à pied. Mais là, c’est une affaire politique, ça fonctionne autrement. » Me Saada, avocat du département enquêtes de la police, réfute : « Il a eu ce qu’il méritait. L’organisation pour les droits de l’homme en Judée-Samarie nous a demandé de faire appel du jugement. Nous avons estimé que cela suffisait. »

Eran Naïm, policier limogé : « Le résultat de tout cela, c’est une révolution dans le statut du policier. Quand je suis entré dans la police, il y avait une crainte du policier, il y avait du respect, le policier ressentait comme un honneur le fait de s’occuper d’une affaire. Aujourd’hui, on ne compte plus. A quoi va ressembler la police quand on nous demandera d’évacuer une colonie ? A une police efficace et motivée ? Ou à une police qui fait profil bas ? »

La porte-parole de la police dégage en touche : « Les policiers ont toute notre confiance et sont défendus comme il se doit. Les cas que vous citez sont exceptionnels. Si un policier est reconnu innocent, il sera rétabli dans ses droits. »