Le chapô de La Paix Maintenant

«Israël forge de nouvelles relations avec des régimes douteux, voire corrompus», relate le professeur Shlomo Ben-Ami * dans l’article ici cité par le commentateur du Yedioth A’haronoth. Voilà qui pourrait paraître quasi anecdotique, en tout cas guère surprenant, au regard de la déliquescence des critères éthiques officiels en Israël.

Il s’agit, bien entendu de realpolitik… et, dans cet ordre d’idées, d’un renversement d’alliances visant, pour un gouvernement et une partie croissante de la société qui refusent à tout prix d’en finir avec l’occupation, à résister sans mal à des pressions occidentales éventuellement plus rudes avec le temps.

Un parti-pris qui «porte fondamentalement atteinte à notre alliance de longue date avec l’Amérique»… Le réveil, avertit Na’hum Barnéa dépeignant ici une victoire à la Pyrrhus, pourrait être douloureux le jour où certains de ces nouveaux amis n’auront plus besoin d’Israël.

L’article de Na’hum Barnéa

Vous croyiez que l’état de nos relations diplomatiques était sur les genoux ? Pas vraiment, à en croire l’article publié la semaine dernière sur le très respecté site internet Project Syndicate par le professeur Shlomo Ben-Ami, ministre des Affaires étrangères du cabinet Barak et membre éminent du parti travailliste, dont les conclusions avaient de quoi étonner.

«On dit souvent que la persistance de l’occupation est dommageable à la position d’Israël sur la scène internationale», écrit-il. «La vérité, c’est qu’Israël jouit d’une influence mondiale sans précédent dans son histoire.»

Il est exact, note Ben-Ami, que la popularité d’Israël a chuté en Occident, mais l’État s’est trouvé de nouveaux partenaires. Entre 2004 et 2014, les exportations vers l’Asie ont triplé. Les échanges commerciaux avec la Chine, le Japon et l’Inde sont plus développés qu’avec les États-Unis. Aucune des puissances d’Asie n’envisage que ses relations avec Israël soient conditionnées par le processus de paix avec les Palestiniens. Le nouveau gouvernement indien, nationaliste, se montre particulièrement favorable: il renforce la coopération entre les deux pays dans le domaine de la défense, y compris par l’acquisition de technologies militaires.

L’ancien ministre continue de dresser la liste des récents amis d’Israël: la Russie de Poutine, qui prend la peine de coordonner ses actions en Syrie avec Israël; la Turquie d’Erdogan, désespérément en quête d’alliés dans la région et intéressée par le gaz israélien; l’Arabie saoudite, qui entretient des contacts clandestins avec les services de sécurité israéliens pour les mêmes raisons; tout comme l’Égypte de Sissi et les émirats du Golfe; la Grèce et Chypre soignent leurs relations avec Israël pour des raisons qui leur sont propres, à l’instar de certains gouvernements de droite en Europe centrale et orientale.

Voilà pour les bonnes nouvelles. Moins positif cependant aux yeux de Ben-Ami est le fait que les nouveaux partenaires d’Israël ne partagent pas sa vision du monde; de surcroît, l’importance décroissante du conflit israélo-palestinien fait baisser les chances de voir s’infléchir la position du gouvernement israélien et d’aboutir à une solution. Sans un accord, ajoute-t-il, l’oppression des Palestiniens poursuivra son mortel travail d’érosion sur la société israélienne. «Israël, conclut-il, n’a aucune raison de pavoiser.»
 
Ce qu’il ne précise pas, dans cet article du moins, c’est que le changement de statut d’Israël [dans le monde] coïncide avec une profonde mutation de son échelle de valeurs. Israël n’est plus le pays occidental et libéral [1], engagé dans une lutte pour la vie, qu’il était en 1948 et en 1968. Sa force réside dans sa puissance militaire et technologique, ainsi que dans sa stabilité économique et politique. Ses valeurs sont agressives, nationalistes, et comme l’ont illustré de récents sondages, entachées de haine de la démocratie et de racisme. Les Chinois qui vont et viennent de par le monde en quête de savoir-faire, acquérant ou usurpant tout ce sur quoi ils peuvent mettre la main, ne sont pas gênés par ces considérations. Pas plus que les gouvernements russe ou indien. Leur système de valeurs est identique.

C’est grâce au gouvernement américain et à l’Iran que la position d’Israël s’est renforcée dans la région. Les États-Unis ont créé un vide en se retirant. Les régimes sunnites se tournent vers Israël dans l’espoir de regarnir leurs rangs: tant que les Iraniens rêvent de détruire Israël, ils peuvent compter sur ces hérétiques de sionistes, enfants de la mort – ce ne sont pas eux qui iront les trahir.

Mais rien ne dure éternellement. Le régime des Blancs en Afrique du Sud a joui longtemps du statut de place-forte occidentale en Afrique face aux tentatives de subversion soviétiques. Quand l’Urss s’est effondrée, le régime a perdu son point d’ancrage. Lorsque la guerre entre sunnites et chiites sera terminée, nos amis saoudiens s’évanouiront. Pour eux, Israël n’est qu’un parapluie par ciel couvert.
 
Parallèlement, nous perdons le soutien tous azimuts de l’opinion publique américaine et de son appareil politique. Les évangélistes resteront de notre côté, de même qu’une petite minorité de Juifs orthodoxes non-h’aredim [2], ainsi que quelques milliardaires juifs. Le camp libéral aux États-Unis, y compris une masse de jeunes Juifs, n’est pas enchanté par ce qui se voit et s’entend à propos d’Israël. Ils s’en détournent. La même chose est vraie en Europe occidentale. L’espace libre est comblé par la propagande du BDS [3]. 
 
Rien d’étonnant à ce que l’administration américaine n’affiche guère d’enthousiasme face aux requêtes israéliennes d’augmentation des aides. «Si vous êtes si proches des Chinois, des Indiens, des Russes et des Saoudiens, pourquoi devrions-nous ajouter des milliards supplémentaires à l’appui de votre défense?» demandent-ils. «Nous avons déjà suffisamment donné. Maintenant, à vous de contribuer.»

Un jour viendra peut-être où nous nous demanderons si nous n’avons pas vendu notre droit d’aînesse pour un plat de lentilles. D’ici là, nous continuerons à entretenir de tendres liaisons avec les régimes les plus douteux et les plus corrompus du monde. C’est ce qu’on appelle une victoire à l’israélienne.

NOTES

[1] “Libéral” est ici pris au sens politique des idéaux démocratiques, comme dans les pays anglo-saxons, et non au sens économique que le terme a généralement en France. L’ultra-libéralisme en matière d’économie va au contraire bon train depuis l’accession au pouvoir de Bibi Nétanyahou, écrasant comme ici sinon plus les classes défavorisées et moyennes, tandis que les valeurs démocratiques s’affaissent.

[2] Le mouvement qui prône les sanctions et le boycott indifférencié des produits israéliens de quelque côté de la ligne verte qu’ils proviennent.

[3] Le monde des “craignants-Dieu” qui ne reconnaissent pour loi que celle de la Torah (écrite et orale) et certes pas celles des hommes – telles les Lois fondamentales d’Israël, État dont ils réfutent pour la plupart l’existence même.

* Né à Tanger en 1943 et arrivé en Israël à l’âge de onze ans, diplômé en histoire contemporaine de l’université de Tel-Aviv et du collège d’Oxford où il obtint son PhD, Shlomo Ben-Ami a également étudié la littérature arabe classique et maîtrise tant l’anglais que l’hébreu ; tant le français que l’espagnol. Historien de l’Israël et du Moyen-Orient modernes, comme de l’Espagne entre république et franquisme, il était tout désigné pour devenir en 1986 le premier ambassadeur d’Israël en ce pays. Mais ce fin diplomate qui mena des commissions de négociation, devenu une fois de retour au pays député du parti travailliste, fut aussi et entre autres fonctions le ministre des Affaires étrangères du cabinet d’Ehud Barak (2000-2001) et tenta de faire aboutir les pourparlers avec les Palestiniens – comme il le raconta lors d’une rencontre avec les Amis de Shalom Akhshav (LPM avant la lettre).