Ha’aretz, 16 mars 2007

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Trad. : Gérard Eizenberg pour La Paix Maintenant


Le 14 janvier 2002, au moment où, en pleine trêve, les plus haut échelons militaires et politiques israéliens envoyaient l’armée assassiner Raed Karmi, chef de la branche armée du Fatah à Tul Karem, le Dr Mati Steinberg, alors conseiller pour les affaires palestiniennes au Shin Bet, n’avait pas été associé à cette décision. A ce moment-là, Avi Dichter, son patron direct (aujourd’hui ministre de la sécurité intérieure), n’a pas voulu savoir ce que l’expert de la maison pensait des répercussions politiques que pourrait avoir l’assassinat d’une personnalité palestinienne clé supplémentaire.

« Exactement comme je le craignais », se rappelait Steinberg cette semaine, « l’assassinat de Karmi a provoqué le sabordage de la trêve qui durait depuis le 16 décembre 2001. Non seulement l’assassinat a poussé les gens du Fatah à commettre des attentats suicides et a donné le signal de départ d’une compétition entre eux et le Hamas, à savoir qui tuerait le plus grand nombre de Juifs, mais il a aussi provoqué l’opération Rempart, qui a remisé au placard l’initiative arabe [initiative saoudienne devenue « initiative arabe » après le sommet de la Ligue arabe à Beyrouth, ndt] et annihilé toute chance de remettre la piste diplomatique avec les Palestiniens, pour la première fois, sur le chemin direct de l’initiative de paix arabe. »

Malgré cette tendance de ses supérieurs à ignorer ses recommandations concernant les assassinats ciblés, Steinberg ne renonça pas. Il resta au Shin Bet jusqu’en 2003, en continuant à écrire notes et analyses. Depuis lors, il enseigne à l’université Hébraïque et au Centre interdisciplinaire d’Hertzliya. Dans l’un de ses tiroirs se trouve une analyse écrite à chaud, au moment de l’initiative arabe en mars 2002.

Steinberg y comparait les nouvelles positions de la Ligue arabe à ses résolutions précédentes. Il signalait ce qu’il définit comme « le grand changement » : le souhait de mettre un terme au conflit, d’établir des relations de voisinage normales entre les Etats arabes et Israël et de parvenir à une solution mutuellement agréée de problème des réfugiés. Ayant appris que les Etats arabes avaient commencé à diffuser les principes de cette initiative sur différents forums, Steinberg n’eut plus de doute. il était convaincu d’avoir devant lui un document d’une importance historique. Document qui est remonté jusqu’au cabinet du premier ministre d’alors, Ariel Sharon. « Ils m’ont contacté de la part du secrétariat militaire de Sharon pour clarifier avec moi certains éléments factuels de la résolution de la Ligue arabe. Je leur ai répété les explications que j’avais déjà écrites dans mon analyse, et puis, je n’ai plus jamais entendu parler d’eux. A ma connaissance, il n’y a eu aucune discussion sur le sujet. »

Plusieurs jours plus tard, un quotidien israélien publiait un article du secrétaire du gouvernement d’alors, Gideon Sa’ar (aujourd’hui député Likoud), qui « descendait » la résolution de la Ligue. Pour Steinberg, Sa’ar a lu le document et tenté de nier tout ce qui ressemblait à un changement positif du côté arabe. « Il y avait là un syndrome qui opérait : ‘quand on ne veut pas regarder, on ne verra rien' », dit Steinberg qui pleure les cinq années passées depuis. « Dans une certaine mesure, cela m’a rappelé l’époque où le mufti Haj Amin Al Husseini s’était opposé au Livre Blanc britannique, malgré les immenses avantages politiques que le document lui offrait, et a fait ainsi le jeu de Ben Gourion. »

Peu de temps après, Yasser Arafat annonça qu’il acceptait l’initiative arabe et envoya même Mahmoud Abbas (aujourd’hui président de l’Autorité palestinienne) à Washington informer les Américains de sa décision. Au même moment, les tanks israéliens resserraient leur étau sur la Mouqata (siège du gouvernement palestinien) à Ramallah. « Je me suis bien rendu compte que, sur le plan de la politique intérieure, le gouvernement ne pouvait plus se retenir et ne pas agir, mais il est inacceptable qu’au lendemain de l’acceptation par l’Autorité palestinienne de l’initiative arabe, nous ayons attaqué le QG de Jibril Rajoub. Car quel était le message que nous envoyions à la population palestinienne? Que le pragmatisme ne paie pas. J’ai dit qu’en aucun cas le centre du gouvernement palestinien ne devait être détruit, car l’Iran et le Hamas exploiteraient le chaos et que plus tard, nous aurions un jihad mondial », dit l’ancien conseiller du Shin Bet.

Steinberg rejette l’argument de certains, dont le professeur Shlomo Avineri, pour qui la Ligue arabe tente d’imposer à Israël des conditions préalables. Il a du mal à comprendre comment des gens sérieux peuvent prétendre que quiconque attend d’Israël qu’il se retire des territoires sans avoir au préalable mené des négociations détaillées sur les frontières, les arrangements de sécurité, les lieux saints, etc. Pour lui, l’absence [dans le texte de l’initiative arabe] d’exigence d’évacuer les colonies juives dans les territoires n’est pas l’effet du hasard. Il est clair pour les Arabes que le chemin d’un accord de paix passe par la table des négociations.

Depuis septembre 2001, Steinberg a lu tout ce qui a été écrit en arabe sur l’initiative de paix. Il en conclut que la Ligue arabe ne propose pas un retrait d’abord et une normalisation ensuite, mais la simultanéité des deux. « Et puis, quiconque exige une normalisation comme condition préalable au retrait ne peut pas dénier à l’autre le droit d’exiger un retrait comme condition préalable à la normalisation. »

Ce que propose Mati Steinberg, ce n’est pas que le gouvernement Olmert entame des négociations avec le gouvernement d’Ismaïl Haniyeh sur la base de l’initiative arabe : « L’accord de La Mecque donne pouvoir à Mahmoud Abbas de conduire les négociations. De toute façon, Olmert rencontre Abbas. La question n’est pas avec qui parler, mais de quoi. »

Pour démontrer ce dernier argument, Steinberg ressort une citation d’Ahmed Youssef, conseiller de Haniyeh, qui déclarait au quotidien londonien A Sharq al Awsat qu’il fallait « s’attendre à des changements idéologiques dans la pensée du Hamas, car nous sommes prêts à réagir positivement à l’initiative de paix arabe, à condition qu’Israël s’y tienne lui aussi, ce qui ne s’est pas produit pour le moment. » Pour Steinberg, l’initiative arabe est même plus importante aujourd’hui qu’elle ne l’était il y a cinq ans : « A l’époque, elle concernait essentiellement les Palestiniens, alors qu’aujourd’hui, ce texte concerne tout le Moyen-Orient. Non seulement elle représente une solution au conflit israélo-palestinien, mais elle renforce aussi le centre arabe sunnite. De plus, un soutien régional pourrait aider les Palestiniens à accepter des concessions qu’ils ne seraient pas capables de digérer tout seuls. »

La question du droit au retour

La ministre des affaires étrangères Tzipi Livni exige des dirigeants des 22 Etats arabes, qui doivent se réunir à Riyad à la fin du mois pour confirmer la ratification de l’initiative de la Ligue arabe, qu’ils en éliminent le droit au retour. Or, contrairement aux paramètres Clinton (qui proposaient la réalisation du droit au retour dans les frontières de l’Etat palestinien), cette expression, qui fait peur à Israël, ne figure pas dans le texte de l’initiative arabe. Mais, pour Livni, ce terme problématique se camoufle sous l’expression « sur la base de la résolution 194 [[Cette résolution de l’AG des Nations Unies date du 11 décembre 1948.]] de l’Assemblée générale des Nations Unies », dans le chapitre final de la proposition de la Ligue arabe qui appelle à « une solution juste et mutuellement agréée au problème des réfugiés ».

Il y a un peu plus d’un an, quand Livni tentait de rallier les gens à la cause du plan de désengagement [de Gaza], elle s’enorgueillissait d’une lettre du président américain Bush à Ariel Sharon sur la question des réfugiés, dans laquelle il s’engageait à ce que, lorsque le problème des réfugiés serait abordé lors de futures négociations, les Etats-Unis soutiendraient la réalisation du droit au retour uniquement dans l’Etat palestinien qui serait créé dans les territoires, et non sur le territoire de l’Etat d’Israël. A l’époque, cette lettre fut considérée comme une réussite majeure pour Sharon. Ce positionnement des Etats-Unis aux côtés d’Israël sur cette question rend purement académique le débat sur l’interprétation de la résolution 194.

Le professeur Ruth Lapidot, qui a été pendant de nombreuses années le conseiller juridique du ministère des affaires étrangères, ne comprend pas pourquoi les politiques israéliens font si grand cas du droit au retour. Dans une analyse qu’elle a publiée en 2003 pour le Jerusalem Institute for Israel Studies, elle affirme que l’argument arabe selon lequel la résolution 194 leur accorde le droit au retour n’a aucun fondement. Elle explique que l’option du retour des Palestiniens qui souhaitaient retourner dans leurs foyers dépendait de leur désir de vivre en paix avec leurs voisins. Cette option, note-t-elle, n’est plus applicable depuis le début de la deuxième Intifada en septembre 2000.

Ruth Lapidot approuve l’interprétation du professeur Geoffrey R. Watson, ancien membre du staff juridique du Département d’Etat américain, de la phrase, dans la résolution 194, qui stipule que « les réfugiés qui souhaitent retourner chez eux et vivre en paix avec leurs voisins devraient (« should ») être autorisés à le faire le plus rapidement possible. » Les deux experts s’accordent pour dire que le mot « should » (contrairement au mot « shall », par exemple) fait de cette option une simple recommandation.

Dans son livre « The Oslo Accords : International Law and the Israeli-Palestinian Peace Agreements » (Oxford University Press), Watson note d’ailleurs que même la délégation palestinienne à l’Assemblée générale affirmait alors que cette expression, « should be permitted » (devraient être autorisés) ne revenait pas à une reconnaissance du droit au retour. De plus, il s’agit d’une résolution de l’Assemblée générale qui n’est, contrairement à celles du Conseil de sécurité, ni opérative ni contraignante.

Mais les plus grandes critiques à l’égard de la version de Livni, selon laquelle l’initiative de paix arabe garantit le droit au retour, se trouvent chez les leaders du Hamas et d’Al-Qaïda. Dans une réaction officielle à la décision de la Ligue arabe à Beyrouth, le Hamas déclarait :« Il faut condamner énergiquement ce transfert de la question du droit au retour à la table des négociations et cette demande que son application soit réalisée par un accord mutuel avec Israël. » Il y a six mois, Moussa Abou Marzouk, adjoint de Khaled Mesh’al, expliquait à l’occasion d’une interview que l’une des principales raisons pour lesquelles le Hamas avait décidé de rejeter les initiatives diplomatiques qui avaient vu le jour ces dernières années, dont l’initiative arabe, était « qu’une solution qui ne comprend pas le droit au retour de tous les réfugiés et la récupération de leurs bien est intenable. » Il affirmait que la décision de la Ligue arabe sonnait le glas de ce droit sacré.

Le Dr Mati Steinberg dit que son interprétation de l’initiative arabe est exactement la même que celle du Hamas. « La différence entre nous », dit ce spécialiste du Moyen-Orient, « est qu’une modification qu’ils considèrent comme un retrait par rapport aux positions traditionnelles sur le droit au retour et sur le conflit en général, constitue pour moi une occasion unique de se débarrasser de l’obstacle du droit au retour pour en finir complètement avec le conflit. »