[“Le concept de sionisme nous est cher, c’est pourquoi il importe qu’il ne trouve à s’exprimer qu’à sa juste place: dans la différence entre nous et les Juifs de la diaspora”, analyse ici l’écrivain israélien A. B. Yehoshoua, engagé de longue date dans le processus de paix israélo-palestinien et fin connaisseur de la judaïcité de diaspora, particulièrement française.]


Il y eut récemment des exagérations, des égarements, voire un usage dommageable du concept de “sionisme”. C’est un problème majeur tant en Israël qu’en dehors du pays; au sein du camp nationaliste, du camp religieux et du mouvement travailliste; parmi les Juifs de diaspora comme parmi les non Juifs; et surtout parmi les Arabes.

Aussi, pour permettre au débat public de progresser concernant nos authentiques et graves problèmes et pour faire le maximum afin de limiter la diabolisation d’Israël qui se répand graduellement partout dans le monde, en particulier par rapport à ce concept, vais-je essayer de formuler le concept de sionisme avec toute l’objectivité et la logique possibles et d’en user avec la plus grande précision. Et n’allons pas transformer ce concept en une sorte de sauce bonne à accommoder n’importe quel plat pour en relever la saveur ou, à l’inverse, provoquer le dégoût.

Le sionisme, tout d’abord, n’est pas une idéologie. L’idéologie, d’après l’Encyclopédie hébraïque, se définit ainsi: un agencement structuré et systématique d’idées, d’interprétations, de principes et d’injonctions exprimant la vision du monde singulière d’une secte, d’un parti ou d’une classe sociale.

Selon cette définition limpide, le sionisme ne saurait ni ne devrait être pris pour une idéologie. Constituant la plateforme commune d’idéologies sociopolitiques diverses et même contradictoires, le sionisme ne peut être considéré en soi comme une idéologie distincte.

Le sionisme espérait quelque chose et le promettait: fonder un État pour les Juifs. S’il tint sa promesse, ce fut essentiellement du fait catastrophique de l’antisémitisme. Le sionisme aspirait seulement à constituer un cadre politique: qu’adviendrait-il du pays et quelles en seraient les caractéristiques; quel type de régime il connaîtrait et quel serait le dessin de ses frontières; quelles valeurs sociales il adopterait et comment il traiterait ses minorités nationales. D’emblée, toutes ces questions et bien d’autres furent sujettes à des dizaines d’interprétations et d’opinions politiques et sociales parmi les Juifs immigrés en Palestine; et, évidemment, aux évolutions et mutations qui surviennent dans toute société humaine.

Une fois l’État juif – l’État d’Israël en l’occurrence – effectivement fondé, l’esprit du sionisme ne se manifesta plus qu’à travers le principe de la loi du Retour. En d’autres termes, en dehors du fait que l’État d’Israël est régi et administré par l’ensemble des citoyens munis d’une carte d’identité israélienne, de par sa législation il demeure ouvert à tout Juif désireux d’en devenir citoyen.

Pareilles lois existent aujourd’hui dans plusieurs autres pays, dont la Hongrie et l’Allemagne. On peut espérer qu’une loi du retour similaire sera bientôt instaurée au sein de l’État palestinien qui doit être fondé à nos côtés. Et, exactement comme dans l’État palestinien où il ne s’agira pas d’une loi raciste, cette loi n’est, selon la même aune, pas plus raciste en Israël. Quand les nations du monde décidèrent en 1947 de l’établissement d’un État juif, elles ne scindèrent pas une partie de la Palestine à l’usage exclusif des 600 000 Juifs qui y vivaient alors; elles le firent en supposant que cet État aurait à donner asile à tout Juif qui le souhaiterait.

Un Israélien, un Juif, un Palestinien ou qui que ce soit d’autre se définissant comme a-sioniste est un citoyen qui s’oppose à la loi du Retour. Comme n’importe quelle autre opinion politique, cette opposition est légitime. Un anti-sioniste, en revanche, est quelqu’un qui veut détruire l’État d’Israël après coup – et, à l’exception de sectes extrémistes parmi les ultra orthodoxes ou les cercles juifs radicaux en diaspora, peu de Juifs soutiennent ce point de vue.

Tous les débats d’importance et de fond ayant cours en Israël – l’annexion ou la non annexion des Territoires; les relations entre la majorité juive et la minorité palestinienne; les relations entre la religion et l’État; la nature et les principes de l’économie politique et du système d’aide sociale; et même l’interprétation des événements historiques – représentent un type de débats et controverses qui ont existé et existent encore en de nombreux pays. Il s’agit de discussions qui portent en permanence sur la dynamique et les mutations identitaires de chaque nation et pays.

Pas plus que ces discussions n’exigent des autres nations qu’elles ajoutent au cocktail des notions supplémentaires, ces débats entre nous n’ont à inclure le concept de sionisme – injustement devenu à son désavantage une nouvelle arme dans la bataille entre les parties, ce qui rend difficile toute élucidation de la controverse et de son importance.
Le sionisme n’est pas un concept censé remplacer le patriotisme ou l’esprit pionnier. Le patriotisme c’est le patriotisme, et l’esprit pionner est pionnier. Un officier prolongeant la durée de son service militaire ou quelqu’un qui s’installe dans le Néguev n’ont rien de plus sioniste qu’un épicier à Tel-Aviv, mais peut-être sont-ils plus pionnier ou patriote, selon le sens que l’on accorde à ces concepts.

Le concept de sionisme nous est cher, c’est pourquoi il importe qu’il ne trouve à s’exprimer qu’à sa juste place: dans la différence entre nous et les Juifs de la diaspora ou de l’exil. L’usage abusif et vain du terme brouille également le débat éthique entre des Juifs qui ont choisi d’assumer la responsabilité de leur vie sous tous ses aspects au sein d’un territoire déterminé et souverain, pour le meilleur ou pour le pire, et ceux qui vivent mêlés aux autres nations en cultivant leur identité juive de façon partielle, par l’étude, les textes religieux et des activités communautaires limitées.