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Ha’aretz, 18 juillet 2006

trad : Tal Aronzon pour La Paix Maintenant


Dimanche, de nouveau, la rumeur des bulletins d’information s’échappait de tous les commerces. Des groupes de villageois, uniquement des hommes, s’agglutinaient autour des écrans. Ce matin là, le commandement de l’Intérieur annonçait que la zone menacée s’était élargie. Cette fois, les télés étaient branchées sur la Deuxième chaîne. On entendait la voix de Miri Regev, porte-parole de Tsahal, s’adressant au « front de l’intérieur ». Tant que la guerre ne les menaçait pas directement, les habitants de Fureidis choisissaient une chaîne répondant à leurs attentes identitaires arabes ; maintenant que le danger se rapprochait de leurs portes, ils devenaient des Israéliens dépendants des services de la chaîne israélienne. Seul le commis de l’épicerie, au centre du village, expliquait que peu importait ce qu’on regardait, on ne voyait jamais que la mort sur toutes les chaînes. Au “parlement”, un des cafés de la localité, les hommes débattaient, sur fond de Deuxième chaîne, du sens du mot d’ordre : « Restez vigilants ». Les plaisanteries avaient l’arrière-goût amer de qui se trouve pris dans les remous d’une guerre qui n’est pas la sienne. Après tout, les roquettes de Nasrallah s’adressaient aux « Juifs » mais tombaient aussi sur la tête des Arabes dans les villes mélangées, comme Haïfa et Akko [Saint-Jean d’Acre], et les localités arabes, parmi lesquelles Peqi’in, Majdal Krum et Horfeish [[Comme les villes de Haïfa et Akko, sur la côte, ces bourgs se trouvent en Galilée – région à forte population arabe.]].

La colère contre les Israéliens s’exprime clairement : « On n’entre pas en guerre pour trois soldats enlevés ; pour ça, on entame des négociations », disent-ils ; La colère à l’adresse du Hezbollah est de loin plus implicite, et ils hésitent à en faire part : « Le Hezbollah ignore qu’il y a de nombreux Arabes dans ce pays », dit Ibrahim Hader évasivement. Hussein Meri, bûcheron et pêcheur, prend les rênes du débat : « Ils ne vous le diront pas. Mais, oui, je suis en colère contre Nasrallah. Il ne comprend pas la réalité ici. S’il nous voyait maintenant, Juifs et Arabes à une même table, il ne comprendrait pas. Il ne voit Gaza qu’à travers son propre prisme. J’ai passé la plus grande partie de ma vie parmi les Juifs. Pendant trente ans, j’ai travaillé sur le marché de Hedera. Les Palestiniens me croyaient juif, et les Juifs me voyaient comme un Arabe. Tout est inversé. »

La conversation se fit alors typiquement israélienne, chacun se plaignant du Conseil régional et du commandement de l’Intérieur qui n’avaient pas prévu d’abris ni d’espaces protégés à leur intention, pour conclure que les roquettes ne distinguent pas le vert du rouge – les Arabes des Juifs. De temps à autre, ils mentionnent leur « israélité », évoquant leur vécu de guerres et d’actions terroristes où les Juifs les voient comme l’ennemi alors qu’ils font eux aussi partie des victimes.

A Akko, la problématique identitaire

Le député du Mouvement islamique, Abas Zkour, est furieux. Furieux comme quelqu’un qui assiste à des scènes de guerre, furieux comme un politicien qui propose des alternatives à la guerre, comme un habitant d’Akko, frappée par un certain nombre de roquettes ces derniers jours. Il est furieux aussi en tant que citoyen arabe d’Israël, dont la problématique identitaire s’aiguise dans les situations de ce genre. Sa famille habite un appartement dans un immeuble proche de la mairie – vingt familles juives, et quatre arabes. Les tirs de roquettes n’ont fait qu’accroître leurs sentiments de bon voisinage. « Au plan humain, il y a la conscience d’une totale communauté de destin », dit Zkour. Actuellement, il use de ses bonnes relations avec les représentants du Mouvement Islamique à la mairie pour qu’attention soit portée au plus vite à la question des abris. Pour tous, Arabes et Juifs à la fois. Contrairement aux attentats, les roquettes ont vraiment créé le sentiment d’un destin partagé. « Lors des attentats, il fallait que les Arabes s’excusent tout le temps », dit Zkour, qui note la différence : « Aujourd’hui, la réaction est de solidarité. »

Il n’en reconnaît pas moins que cette situation – où des roquettes dirigées contre les Juifs tombent sur des Arabes – est pour lui difficile. « La vérité, c’est que c’est très dur, soupire-t-il. Les Arabes en Israël sont des victimes à mille points de vue, et cela n’en fait qu’un de plus. Quand je suis allé en Arabie saoudite, il y a eu des gens pour me demander si j’étais un Juif musulman – ils ne pouvaient pas comprendre que je suis un Arabe israélien ; néanmoins, quand j’ai voulu m’adresser en arabe aux ravisseurs de Gilad Shalit depuis la tribune de la Knesset, le député Moshé Sharoni, du parti des Retraités, a explosé : comment est-ce que j’osais parler arabe ! Nous sommes perdants à tous les coups. »

Zkour aimerait faire de cette complexité un outil, un message à l’usage des deux parties. Il raconte que dans une mosquée d’Akko, seul lieu de rassemblement dans cette ville fantôme, il a prié pour la sécurité des civils de chaque côté. En tant qu’homme politique, il aimerait faire plus. Par exemple, appeler tous ceux qui cherchent une solution pacifique dans le monde à faire pression sur Israël ; et appeler conjointement les musulmans à faire pression sur le Liban. « Tout ce que fait Nasrallah n’est pas forcément juste, tout ce qu’il fait n’est pas forcément erroné », c’est ainsi que Zkour formule sa position. « Quoi qu’il en soit, il nous faut nous demander où nous mène cette guerre inutile ». Ici, le  » nous  » de Zkour signifie : le gouvernement israélien.

À Kiryat Eliezer, un sentiment de proximité

Chez lui, à Kyriat Eliezer [[Quartier mixte judéo-arabe de la ville de Haïfa]], Wadia Abou Nasser, conseiller politique d’ambassades et d’Églises en Israël, est bouleversé, avant tout soucieux de calmer ses trois filles, encore petites. Les roquettes ne sont pas tombées loin de la maison, et le bruit de l’explosion a résonné nettement. Expliquer la situation est pour lui plus compliqué que pour un père juif qui, s’adressant à des fillettes de huit et cinq ans, peut ramener l’analyse aux « méchants Arabes et gentils Juifs. » Le bébé, quant à lui, n’a pas encore besoin d’éclaircissements. Dans le voisinage, où la majorité des habitants sont des immigrants de l’ex-URSS, Abou Nasser représente une minorité au sein d’une minorité. Le pâté de maisons où vit sa famille constitue un microcosme mixte au sein de son quartier. Ensemble, les voisins sont descendus dans l’abri ; ensemble ils ont ri de la poussière qui, plus sûrement que les roquettes, les tuera par asphyxie. Sa femme, Rim, a dessiné une pancarte fléchée pour indiquer à ceux de leurs voisins qui ne parlent pas hébreu où aller en cas de tirs de roquettes. 5″Nul doute que le fait qu’il ne s’agisse pas de ma guerre rend les choses très dures »°, admet Abou Nasser. « C’est notre lot. Du fait de la géographie, depuis 1948 les Arabes vivant en Israël sont eux aussi une cible. Cependant, cette fois-ci, en tant que chrétien, c’est plus facile pour moi. Je ne m’identifie pas au Hezbollah, dont le programme est islamique et non pan arabe. Je me suis déjà trouvé dans des situations plus complexes. A l’heure actuelle, je suis seulement un être humain et un Israélien dont le cœur se brise, qui ne veut pas que son pays soit touché, mais n’accepte pas non plus cette politique arrogante qui cause la destruction du Liban. »

A Jérusalem : être ou ne pas être victimes ?

Le docteur Adel Manaa, sociologue et chercheur à l’institut Van Leer de Jérusalem, n’aime guère l’idée de voir les Arabes israéliens comme des victimes de cette guerre. « L’histoire réelle est celle qui se déroule de l’autre côté », proteste-t-il. « Là-bas, c’est vrai qu’il y a beaucoup de victimes innocentes. » Aussi parle-t-il très peu des roquettes tombées sur Majdal Krum, son village natal et l’endroit où sa mère, son frère et sa grande famille vivent, et a-t-il tant à dire sur ce qu’il voit comme la politique brutale et injuste d’Israël. Il résume la différence entre Juifs et Arabes en Israël en une phrase : « Si une roquette vous atteint, vous êtes effectivement un civil innocent, mais membre également d’une collectivité qui a élu ce gouvernement, lequel poursuit une politique d’occupation et mène une guerre au Liban. Mais des deux côtés il y a des gens qui n’ont voté ni pour le Hezbollah, ni pour ce gouvernement et qui sont atteints par cette politique. Il y a cependant une différence : en Israël, le gouvernement change au moyens d’élections démocratiques, et l’on peut faire porter le blâme sur ceux qui l’ont élu, mais il est impossible de blâmer un sunnite, un Druze ou un chrétien au Liban, qui ne sont sûrement pas liés au Hezbollah et n’ont, en outre, aucun moyen de peser dessus. Comment peut-on comparer le faible tribut payé par les Arabes en Israël au prix terrible acquitté par des civils innocents au Liban ? ». Pendant cette conversation, des roquettes tombèrent sur Kfar Yassif et Abou Snan – où il n’y avait bien entendu pas d’abris puisque, après tout, il semble que les Arabes ne fassent pas partie du tableau.