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Ha’aretz, 21 juillet 2003

Trad. : Gérard Eizenberg pour La Paix Maintenant


Pourquoi nier ou se cacher derrière son petit doigt ? Après tout, il est clair pour tout le monde que le présent round guerrier ne nous aurait pas été « imposé » (comprendre : ne nous aurait pas rendus dingues), au moins à ce moment précis, sans une série d’échecs militaires qui ont permis l’enlèvement des soldats et les succès du Hezbollah et du Hamas. Et, puisque règnent en Israël une certaine absurdité et quelque chose qui a à voir avec une inversion des rôles, difficiles à expliquer autrement que par la prédominance chez nous de la pensée militaire ; et puisque le fait de s’en prendre à des soldats est considéré expressément comme plus grave que les frappes continues sur nos civils, et même comme une raison de faire la guerre, nous pouvons maintenant appliquer l’aveu fait par Avi Dichter (quand il était chef du Shin Bet) à bien plus qu’à des attentats terroristes : « il faut l’admettre : nous n’avons pas été capables d’apporter la sécurité à la nation ». D’accord, oublions la nation, « le front de l’intérieur est fort et a démontré sa capacité de résilience » (il a le choix ?). Mais qui va protéger nos soldats ? C’est-à-dire, nos enfants ?

La distance s’élargit entre nos attentes irréalistes à l’égard de notre armée, en tant qu’incarnation rédemptrice d’une sorte de deus ex machina qui donnerait (pour peu qu’elle obtienne les crédits nécessaires) une justification à toutes les difficultés de notre vie, et les performances de ladite armée sur le terrain. Elle paraît de moins en moins capable d’apporter même le minimum : soutenir rapidement et efficacement une bonne politique gouvernementale, et non désarçonner continuellement les gouvernements par une succession d’accrocs, de bavures et d’évaluations erronées, provoquant peurs excessives et espoirs tout aussi excessifs.

En cela, nous ne pouvons pas blâmer les membres dévoués des forces de sécurité, qui font leur possible : c’est la nature de la situation que de mordre et non d’embrasser. La faute réside dans les attentes excessives placées dans l’armée par les politiques, et à leur suite, par le « peuple ». Depuis six ans, on a « laissé Tsahal gagner », et notre sécurité va de mal en pis. Mais il n’y a pas d’autre sauveur en vue, comme une solution diplomatique.

Le vrai, le grand traumatisme d’Israël, celui que chaque guerre est censée soigner, ce n’est pas le « mauvais » traumatisme de la guerre de Kippour, mais bien le « bon » traumatisme de la guerre des Six jours, celle qui a porté aux nues le statut de Tsahal, jusqu’à lui accorder une dimension quasi mystique, et qui en a fait quelque chose de plus grand que la somme des parties qui la composent, même aux yeux de ses officiers (« Tsahal est en train de leur briser les os », disait le chef d’état-major au gouvernement pendant la guerre de Kippour).

Et ainsi, en dépit de tous les coups que nous avons essuyés depuis lors, ce sentiment unique d’euphorie demeure un objet de nostalgie, une expérience perdue que nous tentons de faire revivre encore et toujours, pour être à chaque fois déçus par le choc de la réalité qui, contrairement au slogan de la guerre des Six jours, n’est ni « forte », ni rapide », ni « élégante ». Ou, de toute manière, elle ne justifie en aucun cas l’arrogance, ni un quelconque espoir de miracle.

La dissonance cognitive entre l’image qu’elle a d’elle-même et la réalité est apparue, par exemple, quand le commandant de l’armée de l’air, lors d’un de ses points presse cette semaine, a pris soin d’appeler continuellement le Hezbollah et Hassan Nasrallah « la bande de terroristes » et « le chef de gang », avec une emphase quasi puérile, comme s’il pouvait, par le moyen de simples mots, exterminer des rats et prouver en même temps que le Hezbollah et Nasrallah n’étaient pas du niveau d’une force aérienne aussi noble et aussi sublime. Mais en même temps, il a projeté des films montrant le bombardement de bâtiments du Hezbollah avec l’orgueil d’un vainqueur, comme si le Hezbollah était un Etat qui dispose d’une vaste infrastructure, au moins comme l’Egypte lors de la guerre des Six jours. Et, comme pendant ces six jours perdus, quand nous étions David face à Goliath, il n’a pas non plus oublié de clamer, comme les autres, que « notre force principale réside dans notre esprit », comme si « notre force principale » ne résidait pas dans les avions, les armes et les bombes, et dans tout le savoir-faire dont nous sommes armés jusqu’aux dents.

Au centre de cette dissonance, avec un casting qui jusqu’il y a peu aurait paru hallucinatoire, nous avons, pour la première fois, un triumvirat ostensiblement civil : le premier ministre Ehoud Olmert, le ministre de la défense Amir Peretz et la ministre des affaires étrangères Tzipi Livni. Ironie de la situation : c’est la guerre, ou plus exactement une guerre déclenchée par nous qui met à l’épreuve la pensée civile et le calendrier politique de ces trois dirigeants relativement jeunes, venus des sphères municipales, juridiques et syndicales.

Leadership post-charismatique qui a le projet de mener ce pays au moins à la normalité et aux frontières du possible : une réalité post-messianique et post-hystérique dans un pays qui reconnaisse à la fois les limites de la force et les lois de la nature. Paradoxalement, et précisément à cause de leur insistance emphatique sur un succès politique qui suivrait l’action militaire, le fait même qu’ils se soient embarqués audacieusement dans une opération militaire repoussée et réprimée par leurs prédécesseurs, comme dans une opération inévitable destinée à ôter un abcès, pourrait (peut-être) indiquer, pour changer, une forme de pensée différente, plus concrète, moins illusoire, moins soumise à l’inertie et à l’apathie. Contrairement à leurs prédécesseurs, militaires, vont-ils réussir à parvenir, aidés d’une forme de pensée « civile », à un horizon plus large que celui de la colline d’en face ?