« Comment se fait-il que ces jeunes Juifs américains se sentent citoyens de ce pays plus que moi-même ? » se demande Sayed Kashua. Une fois encore cependant il se définit face au journaliste qui l’interroge comme « un citoyen », ayant résolu au fond de son cœur que « ces accords de paix sans espoir sont la dernière chance [qu’il] accorde à [son] pays de devenir une entité légitime ».

Car c’est bien de cela qu’il s’agit en effet, de la dernière chance d’Israël de devenir “une entité légitime » dans le respect des droits imprescriptibles des êtres humains à la dignité et la liberté, et ceux des peuples à la souveraineté.

Sayed Kashua pardonnera à La Paix Maintenant de partager avec lui cet espoir, pour le salut en effet du sionisme et d’Israël, d’une légitimité par delà la force des armes. Une légitimité fondée sur les valeurs ici citées, qui font partie intégrante du sionisme tel que nous l’entendons.


J’ai désespérément besoin d’accords de paix. Quand je regarde le plus jeune de mes fils, je réalise à quel point j’en ai personnellement besoin. Non content de ne pas prononcer un seul mot d’arabe, il m’appelle “Saïd”, comme un authentique ashkénaze.

D’accord, l’hébreu est la langue dont on use au jardin d’enfants, mais à la maison je veille à lui répondre en arabe. Il s’entête pourtant à ne rien comprendre à cet étrange langage qu’emploie papa Saïd. Et, oui, quand nous allons à Tira, mes parents se prennent une grande claque en entendant le marmot dire des choses en hébreu, et rien n’excite plus mon père que d’entendre son petit-fils l’appeler “Saba” [1] – mais cela me met mal à l’aise. Je n’aime vraiment pas le surnom que mon père lui a donné : “Petit Sion”.

J’ai besoin d’accords de paix pour justifier la langue dans laquelle j’écris. J’ai besoin d’une entente diplomatique pour expliquer le lieu où je travaille, l’adresse à laquelle j’habite, la couleur de ma carte d’identité, de mon passeport. J’ai besoin d’un accord reconnu par les Palestiniens en Cisjordanie et à Gaza afin de n’avoir pas totalement honte d’être un citoyen [2].

« Je suis un citoyen », ai-je coutume de déclarer en introduction quand je m’exprime en public. Même si cela fait mal, même si j’ignore jusqu’à quel point l’État me considère comme tel. Mais je suis un citoyen, et je me comporte, j’écris, je pense en citoyen. Et si un plan sous-tend mes actes, c’est celui d’un citoyen tentant d’amender les us du pays dans lequel il vit. Si seulement vous saviez combien il m’est difficile de continuer à me dire citoyen. Si seulement vous saviez combien cette affirmation peut être embarrassante pour moi, et souvent pour le public devant lequel je parle.

« Je suis un citoyen », ai-je affirmé la semaine passée en ouverture de mon allocution à un groupe de jeunes Juifs américains, qui ne parlaient pas un mot de la langue du pays et dont la plupart visitaient Israël pour la première fois. « Je suis un citoyen », ai-je commencé comme d’habitude, frémissant à la pensée que ces jeunes gens – qui ignorent qu’Eyal Golan leur lance un appel et que Dudu Aharon cherche femme [3] – se sentent à juste titre et contre toute logique plus citoyens du pays qu’ils visitent que moi, bien que la moitié de mon salaire y parte en impôts.

« En tant que citoyen, je critique la politique gouvernementale », ai-je dit lors d’un débat la semaine passée. Et j’aurais voulu rentrer sous terre quand on a présenté l’intervenant assis à mes côtés, un ‘Haredi [4] à longue barbe et l’air serein, comme le conseiller aux Affaires des Craignant-Dieu et des Arabes auprès du ministre de l’Éducation.

Pourtant, malgré le ministère de l’Éducation, les étiquettes, l’hymne national, le drapeau, la “judaïsation de la Galilée”, le Néguev à “rédîmer”, le Fonds national juif et l’Agence juive pour Israël [5] – c’est lorsqu’on en vient à la question de la Cisjordanie et de Gaza que cette déclaration, « Je suis un citoyen », résonne comme un coup de gong. Est-ce que je veux vraiment être un citoyen de cet État ? De celui-là ? Je persiste à refouler le tout, comme s’il ne s’agissait pas d’un seul et même État, du même gouvernement, des mêmes citoyens.

Mais je suis un citoyen pour l’instant, et il me faut espérer des accords de paix entre Israël et l’Autorité palestinienne. C’est un espoir quasi sans espoir, mais tout de même. Moi, qui fêtais il y a vingt ans la signature des accords d’Oslo dans les rues de Jérusalem avec des amis juifs et arabes, suis gêné de mon optimisme, terrifié à l’idée de rêver en vain pour voir finalement ces attentes éclater en morceaux plus morts encore.

Comment espérer avec un tel gouvernement ? Et comment l’espoir est-il possible quand ceux qui soutiennent un accord ne le font pas par conviction que les Palestiniens ont droit à la liberté ? Mais parce qu’ils sont prêts à avaler cette pilule pour notre salut – le salut de l’État d’Israël et celui du sionisme, et afin de conserver à l’État juif son caractère.

Comment peut-on, par ailleurs, prendre pour émissaires ceux-là même qui ont connu des échecs à répétition dans les négociations avec les Israéliens ? Saed Erékat de nouveau.

Est-ce bien sérieux ? Et comment attendre son salut de pourparlers de paix non liés à un complet retrait israélien des territoires occupés ?

« Je suis un citoyen », ai-je déclaré la semaine passée à un journaliste étranger, ayant résolu au fond de mon cœur que ces accords de paix sans espoir sont la dernière chance que j’accorde à mon pays de devenir une entité légitime.

« Êtes-vous optimiste ? » demanda celui qui m’interrogeait. Je pris mon temps et songeai à mon petit garçon, qui ne sait pas encore qu’il est un Arabe. Je le revis souriant à la vue de ses éducateurs en arrivant au jardin d’enfants, et pensai à la joie avec laquelle les autres gamins l’accueillent. Je souris en me rappelant qu’il y a, en fait, un mot arabe qu’il emploie : il dit ”haman” pour “bain”, encore qu’il prononce faux le “h” arabe, comme un “khaf” hébreu. « Je ne veux pas de “khaman” ! » lance mon fils.

« Oui », ai-je menti au journaliste étranger, désolé – pour nous tous, pour les parents, pour les jeunes enfants – des abysses où nous précipitent les porteurs d’impératifs divins. Tout au fond de moi, je souhaitai être un jour en mesure d’expliquer à mes enfants la voie que j’avais choisie, pour moi-même comme pour eux.

« Je suis optimiste », ai-je répondu à mon interlocuteur, murmurant une prière afin qu’advienne le jour où je pourrai prononcer sans honte le nom de l’État dont je suis citoyen.


NOTES

[1] “Grand-père” en hébreu.

[2] Respectivement l’hébreu ; le grand quotidien libéral Ha’Aretz ; Jérusalem-Ouest ; une carte d’identité et un passeport bleus (et non verts) comme tout citoyen israélien.

[3] Deux chanteurs israéliens de style oriental, dont il évoque ici les chansons – jouant quelque peu sur leurs titres. L’appel lancé par Eyal Golan, en effet, s’adresse clairement à une femme (“vé-Ani Koreh Lakh – Et je t’appelle”) qu’il supplie de ne pas le quitter.

[4] “Craignant-Dieu” comme se définissent les multiples groupes ultra-religieux qui peuplent certains quartiers de Jérusalem, à commencer par Méa-Shéarim, ou des localités comme Bnei-Brak près de Tel-Aviv, etc.

[5] Le ministère de l’Éducation, dont nous venons de voir qu’il place allègrement les citoyens arabes du pays et le réseau scolaire qui leur est dédié sous la tutelle d’un conseiller ultra-orthodoxe ; les divers symboles exclusivement juifs du pays ; la politique de peuplement de la Galilée visant à y constituer une majorité juive (et non plus arabe) ; la mise en valeur du Néguev (au détriment des Bédouins que l’on chasse aujourd’hui de leur habitat traditionnel) – un Néguev à “rédimer” à l’exemple du reste du pays, que les pionniers “firent refleurir” à l’aide du Kéren Kayémeth (le Fonds national juif, qui répartit les terres entre les seules mains de Juifs) et de l’Agence juive (qui met en œuvre la loi du Retour).