Ha’aretz, 22 janvier 2009

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Traduction : Gérard Eizenberg pour La Paix Maintenant


Il ne fait aucun doute que la tragédie du Dr Ezzeldin Abou al-Aish, qui a raconté aux téléspectateurs israéliens en en hébreu parfait qu’il avait perdu trois filles et une nièce tuées par un obus de char israélien pendant les combats à Gaza, a réussi à percer la couche de plomb durci qui bouchait les oreilles du public israélien depuis le début des opérations militaires. Soudain, la tuerie était devenue tangible, proche, choquante et menaçante.

La malchance d’Abou al-Aish est d’être « l’un des nôtres » pas moins que « l’un des leurs ». Bon médecin, cultivé, on lui a offert un poste dans un hôpital canadien après qu’il eut travaillé et conduit une recherche dans les hôpitaux israéliens de Soroka et de Sheba. De plus, et peut-être plus important encore, il parle hébreu et sait manier les codes qui gouvernent la forme de pensée et le comportement des Israéliens. Lors d’une conférence de presse où il a plaidé pour la fin de la guerre de Gaza (et de la guerre en général), il a, de manière inconsciente, fait appel à un mélange de dévouement familial et d’aspiration à une vie pacifique, moule occidental des Lumières qui constitue l’image qu’Israël a de lui-même.

Malheureusement pour Abou al-Aish, ses efforts n’ont servi à rien. Alors que versaient une larme de nombreux téléspectateurs qui avaient suivi précédemment ce qui leur était présenté comme de glorieux succès militaires, une femme nommée Levana Stern, apparemment autorisée à parler abusivement grâce à son statut de mère de trois soldats, a interrompu la conférence de presse en hurlant : « Je ressens ta peine, je suis complètement avec toi, mais qui sait ce qui se passait chez toi ? »

Des gens qui se trouvaient à côté d’elle, enhardis par cet emportement, ont alors protesté contre l’audace de l’hôpital, où se tenait la conférence de presse, pour avoir offert une tribune à un Palestinien alors que des soldats israéliens combattaient encore à Gaza. Une femme l’a même traité de « espèce d’ordure ». Désespéré, Abou al-Aish grommelait : « Ils ne veulent pas entendre l’autre côté. »

Beaucoup d’encre a été versée pour des recherches universitaires sur la voix de l’autre dans une société post-coloniale, beaucoup de colloques et d’articles sont parvenus à la conclusion que la société israélienne avait depuis longtemps dépassé le stade du melting pot et était aujourd’hui une société multiculturelle où la voix de l’autre avait toute sa place. Aujourd’hui, Abou al-Aish a, par inadvertance, révélé combien cela était faux. Les habitants de Gaza n’ont aucune existence dans la conscience israélienne. Ils ne méritent pas même le statut « d’autre ». Mais, du fait que ce médecin de Gaza travaille en Israël et connaît tant d’Israéliens, il a eu une chance que n’ont pas eue des milliers d’autres : celle de parler en prime time (sauf que, pour cela, il a fallu attendre que le sang de ses filles Bisan, Mayer et Aya ait coulé dans sa maison).

Abou al-Aish n’est pas le seul. Ces dernières années, il a été répété régulièrement que les habitants de Sderot étaient des irresponsables pour être restés sur place avec leurs enfants (« Pourquoi ne les évacuent-ils pas ? », demandaient les gens). De nombreux journalistes, eux aussi, partageaient le sentiment infondé que quiconque aurait pu quitter Sderot l’avait fait depuis longtemps, et que n’y demeuraient que les déshérités qui n’avaient nulle part ailleurs où aller.

C’est vrai, les habitants de la périphérie d’Israël ne sont pas un autre « haï » comme le sont les Palestiniens, mais eux non plus n’ont ni visage ni voix. Aujourd’hui, les habitants de Sderot sont devenus les enfants chéris au nom de qui la guerre a été menée, mais pour cela, ils paieront cher. Certains opposants à la guerre les considèrent comme des gens d’extrême droite dont les plaintes ont été exagérées, disant qu’aucun enfant israélien n’a été tué par une roquette pendant cette guerre, alors que des centaines ont été tués à Gaza. Et certains des partisans de la guerre refusent de comprendre que la souffrance continuelle des habitants du Sud les a mis en colère, frustrés, remplis de haine, mais que les liens d’amitié historiques qu’ils entretenaient avec les Gazaouis et le désir mutuel de normalisation sont tout aussi authentiques. Lesdits partisans de la guerre n’ont eu que dédain pour la demande venue de milliers d’habitants du Sud emmenés par le groupe de Sderot « Une autre voix », qui exhortait le gouvernement à tout tenter pour parvenir à un accord plutôt que de faire la guerre [voir [ ]].

La logique perverse qui prévaut aujourd’hui, à droite comme à gauche, dit que quiconque n’a pas fui Sderot pour le Canada est, au mieux, un imbécile paupérisé, et au pire, un partisan du Hamas. Quiconque n’a pas déménagé de Sderot vers les quartiers chics de Tel Aviv est un électeur du Likoud irresponsable et ignorant, qui l’a bien cherché. Voilà comment les soi-disant « autres » sont utilisés pour définir un consensus israélien, un consensus opaque et empli de haine qui refuse une réalité complexe au profit d’un retranchement effrayé et plus intense encore qu’auparavant.