[->http://www.haaretz.com/hasen/spages/627266.html]

Haaretz. 22 septembre 2005

Trad. : Gérard Eizenberg pour La Paix Maintenant


Il y a quelques mois, Maida Othamna invitait Ruthie Weiss chez elle, à Baka al-Garbiyeh, mais Ruthie déclina l’invitation. Cette semaine, les deux femmes se retrouvaient dans la salle des professeurs de l’école où elles enseignent, pour parler de ce qui s’était passé. « J’étais prisonnière de mes préjugés. Toutes ces histoires sur la proximité de Baka al-Sharkiyeh (de l’autre côté de la ligne Verte) me faisaient peur. Rétrospectivement, je me rends compte que j’ai fait erreur. Après tout, Maida est bien venue me rendre visite chez moi à Hadera », dit Ruthie. Maida : « je ne lui en ai pas voulu. La réaction de Ruthie ne venait pas de nulle part. Il y a une réalité, et un univers entier de stéréotypes sur lesquels tout le monde est élevé ».

Les deux femmes enseignent ensemble à l’école primaire « Main dans la Main – un Pont sur le Wadi » [[un « wadi » est une petite vallée formée par un ruisseau ou un torrent (cf. « oued » de la même racine). Un des nombreux mots arabes passés en hébreu]] de Kafr Kara, dans la région de Wadi Ara. L’école est bilingue et accueille des élèves juifs et arabes. Leur conversation touche aux conflits quotidiens de l’école, de la possibilité de parler de tout, et des tentatives de comprendre l’univers de son voisin.

L’école vient d’entamer sa deuxième année d’existence. Il s’agit de la troisième école en Israël où des enfants arabes et juifs étudient ensemble. Les deux autres établissements, plus anciens, se trouvent à Jérusalem et dans le Bloc Seguev, en Galilée. Comme elles, l’école de Kafr Kara opère sous l’égide d’une ONG, « Yad b’Yad » (Main dans la Main), mais contrairement aux deux autres, elle est située dans une ville arabe et a été fondée à la suite d’une initiative locale et non par l’ONG.

L’école de Kafr Kara est le résultat d’une série de rencontres entre parents des communautés arabe et juive de Wadi Ara. Les événements d’octobre 2000 [[en octobre 2000, après le déclenchement de la deuxième Intifada, a eu lieu une manifestation de citoyens arabes israéliens. Cette manifestation a été très durement réprimée par la police, qui a tiré sur la foule, faisant 13 morts. Une commission d’enquête a conclu à un non-lieu par manque de preuves. Cette décision a provoqué un tollé au sein de la communauté arabe d’Israël. Aujourd’hui même (29 septembre 2005), un responsable a annoncé que l’enquête allait reprendre]] ont laissé de profondes cicatrices dans une région qui, dans le passé, a connu des attentats terroristes, des expropriations de terres et des relations exécrables entre les voisins. L’idée était de « se mêler de la situation et d’aller à contre-courant », selon les mots de Mohamed Marzouk, l’un des parents d’élèves concernés. Les parents ont décidé qu’il était important de construire l’école dans une localité arabe.

« Ici, il y a un message », dit Yohanan Eshkhar, le co-proviseur juif (l’autre, arabe, est Nouha Khatib). « Un message de confiance qui veut briser la méfiance. Jamais encore nous n’avons connu une situation où des parents juifs peuvent amener leurs enfants dans une ville arabe. Ce message crève l’abcès du soupçon et de la peur. Déjà, nous constatons que cela a réussi à provoquer un changement dans l’atmosphère générale de la région », dit-il.

A ses débuts, la création de l’école s’est heurtée à de nombreuses difficultés. Le ministère de l’Education a dit qu’il s’opposait à cette création « du fait de son caractère unique, ce qu’il a décidé de ne plus autoriser ». Pour Yohanan Eshkhar, « cela n’a fait que souder davantage les parents. Ils ont dit : en dépit de tous les obstacles, tant pis, nous sommes ici et l’école se fera ». Les parents lancèrent une campagne publique, aidés par certains députés, et firent appel aux médias. Finalement, le ministère s’inclina. « Quand il s’est avéré que le combat des parents avait réussi, il y a eu un sentiment d’euphorie », se souvient Yohanan. « Mais en même temps, les gens se sont dit : nous avons pris un gros risque : que savent exactement les enseignants? Que vont-ils enseigner? Que va-t-il arriver? »

Objectif : 800 élèves

La première année, l’école comptait une centaine d’élèves, de la maternelle au CE2. Cette année, qui « n’est plus euphorique, mais pas encore installée dans la routine », l’école a 189 élèves, de la maternelle au CM1. Le nombre de Juifs et d’Arabes dans les classes y est à peu près égal, et ils viennent de tous les villages et les villes de la région : Ara, Arara, Baka al-Garbiyeh, Oumm al-Fahm, Zemer, Kafr Kara, Katzir, Pardes Hanna, Karkour, Givat Ada, Binyamina, Zikhron Yaakov et Givat Nili. 140 candidats ont été refusés par manque de classes et d’enseignants.

Dans les plans de l’école, il est question d’aller jusqu’en terminale, avec 800 élèves. Elle sera hébergée dans le nouveau campus qui doit être construit à Kafr Kana. On procède actuellement à une collecte de fonds. Le fonctionnement de l’école sera assumé financièrement, à peu près à parts égales, par le ministère de l’Education, l’association « Yad b’Yad » et les parents d’élèves.

Les heures de cours sont de 8h à 15h30. « Ce n’est pas le paradis », dit Khaled Mahamid, qui enseigne aux CM1. « Cela représente beaucoup d’heures, et il faut tout le temps tenir compte des deux langues. Beaucoup d’heures de préparation et d’efforts pour un cours. Il y a en plus de nombreuses réunions avec les parents. Mes amis disent que je passe plus de temps à l’école que chez moi ».

Le bilinguisme

Le bilinguisme est intrinsèque à la philosophie de l’école. L’idéal est d’accorder une place égale à l’arabe et à l’hébreu. Les élèves, espère-t-on, deviendront parfaitement bilingues. Mais il est clair pour tout le monde que les conditions ne sont pas celles d’une expérience de laboratoire : les élèves arabes sont exposés à l’hébreu après la classe, ils peuvent se faire aider par leurs parents qui connaissent la langue, ce qui, en général, n’est pas le cas pour les enfants juifs.

La langue convoie également tout un univers d’images et de connotations. Pour l’enfant arabe, l’hébreu est la langue des « forts », dont il a besoin pour progresser. Pour l’enfant juif, l’arabe est la langue d’une culture inférieure. L’école considère le bilinguisme comme un défi. En général, on dit « défi » quand on veut parler de « difficulté ».

Chaque classe a deux professeurs, un Juif et un Arabe. Ils ne se traduisent pas l’un l’autre, mais donnent un cours préparé à l’avance. Par exemple, pendant un cours de mathématiques de CP par Gitit Haydn-Ronen et Souhad Gazmawi, l’élève utilise un manuel rédigé en partie en hébreu et de l’autre en arabe, sans traduction de l’une à l’autre. Souhad renvoie les élèves à un problème du manuel et demande en arabe : « Omar a-t-il préparé assez de fromage pour sa souris? » Certains élèves répondent en hébreu, d’autres en arabe.

Maida Othamna et Ruthie Weiss se décrivent comme des soeurs siamoises. « Cela exige beaucoup d’énergie et de patience. Chaque cours est très difficile à préparer. Il faut que nous coopérions pleinement pour élaborer le plan du cours. Dans le système scolaire traditionnel, le professeur prépare son plan de cours quand il en a envie ».

Ruthie Weiss, qui a enseigné pendant 30 ans dans le système traditionnel, décrit son travail ici comme un cadeau : « les enfants sont dans des petites classes, de 28 élèves chacune. Notre travail avec l’élève peut être très personnalisé ». Ruthie ne connaît pas l’arabe, mais est en train de l’étudier dans le cadre de cours donnés aux enseignants de l’école. Les cours d’hébreu n’existent pas, car ils sont inutiles. Pour Ruthie, « il ne devrait pas en être ainsi. Pourquoi Maida devrait-elle connaître l’hébreu alors que moi, je ne parle pas sa langue? Je crois en l’idée de cette école, et j’aurai des résultats. Dans 10 ou 20 ans, ces enfants seront les dirigeants de demain ».

Respect mutuel

Eshkhar, qui dirige l’école avec son collègue Khatib, dit : « il faut travailler ensemble, penser ensemble, décider ensemble, créer un système de management en commun. Tout doit reposer sur une confiance absolue, et quand ça marche, c’est extraordinaire. Même chose pour les professeurs : il faut développer une méthode de travail en équipe qui sera aussi un modèle pour les élèves. C’est un travail dur, et sans récompense pour toutes les heures supplémentaires. Mais il y a de la lumière dans leurs yeux ».

Pour certains cours, les élèves sont répartis en deux groupes, en fonction de leur identité. C’est le cas pour les cours de langue, ainsi que pour ceux de Torah et de Coran. Les jours de fête nationale (Jour de l’Indépendance, Jour de la Nakba), les classes sont également séparées, puis se retrouvent pour une réunion commune.

Les jours de fête nationale, qui peuvent extrêmement sensibles pour l’école, ont exigé beaucoup de réflexion. Les enseignants ont consacré plusieurs week-ends à un travail en commun, où ils ont réfléchi sur leur propre identité et sur l’identité de l’autre. Les parents, eux aussi, participent à des ateliers où ils apprennent à se connaître. « Ils commencent à comprendre qu’il y a des choses que nous n’avons jamais apprises, des choses qu’on ne nous a jamais dites, des choses que nous ignorions sur cet autre côté qui vit ici avec nous », dit Eshkhar.

A côté de la douleur que ressentent les Juifs lors du Jour du Souvenir, on souligne la douleur des Palestiniens le Jour de la Nakba : douleur d’être déraciné, d’être réfugié. « L’élève juif vit ce que tous les élèves vivent en Israël dans le système scolaire ordinaire, mais i est aussi confronté à la tristesse des Palestiniens », dit Eshkhar. « Quand il vit cela étant jeune, sans le bagage des adultes, il y a une chance d’élever l’enfant différemment, avec de l’empathie pour ce qui est arrivé, à nous et aux autres ».

Khaled Mahmid, enseignant, dit que dans sa classe, il a assisté à un certain nombre d’échanges très durs. « Des enfants ont dit, ‘vous nous avez volé notre terre’, et d’autres choses de ce genre. Au bout du compte, chacun donne son opinion. Ils apprennent à respecter l’opinion de l’autre, même quand des choses très dures sont dites ».

Tamar Abou-Moch est juive et mariée à un Arabe. Elle a deux enfants scolarisés ici. « Cette école semble avoir été créée pour nous, parents bi-nationaux. Je ne crois qu’à des projets de cette échelle, pas à des classes après l’école ou a des rencontres, mais à des projets de grande ampleur. C’est une goutte d’eau dans la mer, mais elle crée des ondes positives dans la région. Il faut se souvenir qu’il y a des Juifs qui ont peur d’entrer dans Kafr Kara pour y acheter une pita. Il y a en Israël une énorme ignorance vis-à-vis des Arabes. Ce genre d’école peut changer cela, dans une certaine mesure. Vous vous rendez compte, il y a des parents qui viennent à des réunions de parents à 20h. Avant, ils n’auraient pas osé venir à une heure pareille. Tout d’un coup, ils se rendent compte de l’ignorance dans laquelle ils vivaient ».