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The Christian Science Monitor, 6 septembre 2006

Trad. : Common Grounds revue et corrigée par La Paix Maintenant


Le Caire – La vie de Naguib Mahfouz, lauréat égyptien du Prix Nobel décédé la semaine dernière, incarne par de nombreuses façons la montée et la chute d’une génération d’intellectuels arabes qui ont atteint la majorité pendant l’indépendance, imprégnés de valeurs socialistes et nationalistes qui, pensaient-ils, mèneraient leurs nations à la prospérité et à la souveraineté.

Musulman croyant, Naguib Mahfouz, comme beaucoup de ses compagnons, s’était engagé pour la séparation entre l’Eglise et l’Etat, incarnée par le slogan de l’ère de l’indépendance, « la religion est pour Dieu, la nation est pour tous. »

« Il exprimait l’instruction et la tolérance qui rejettent l’extrémisme », a dit le président égyptien Hosni Moubarak après la mort de Mahfouz le 30 août. « Il était une lumière de culture qui a apporté au monde la littérature arabe ».

Plus que tout, l’homme considéré par certains comme le père du roman arabe adorait le Caire. Il quittait rarement sa ville natale et ses œuvres les plus célèbres se déroulent dans les allées et les ruelles du Caire musulman, portraits de la ville et de ceux qui y habitent.

Mais dans la deuxième moitié de sa longue vie, les rêves laïques de sa jeunesse et l’espoir que les Egyptiens seraient délivrés de la pauvreté par l’indépendance se sont évanouis sous le poids d’un islam politisé en hausse et l’incapacité de l’Etat laïque à apporter la justice sociale.

Rien ne pouvait davantage prouver plus brutalement que la société avait changé que l’attaque dont il a été victime en 1994 par un militant islamiste, attaque qui a failli lui coûter la vie. Il avait toujours maintenu des opinions controversées ici, dont notamment son soutien au traité de paix entre l’Egypte et Israël. Mais c’était un personnage discret, largement ignoré du gouvernement et du public.

Puis, en 1988, son labeur tranquille a été interrompu lorsque le
Prix Nobel lui a été décerné. L’année suivante, l’ayatollah Khomeiny d’Iran a ordonné l’assassinat de Salman Rushdie pour le crime présumé de blasphème. Le cheikh égyptien aveugle Omar Abdel Rahman, emprisonné par la suite aux Etats-Unis pour l’attentat en 1993 contre le World Trade Center, a emboîté le pas de Khomeiny et a appelé à l’assassinat de Mahfouz dans un entretien en 1989.

Abdel Rahman a affirmé que si Mahfouz avait été assassiné pour son livre allégorique « Les Enfants de la Médina » (1959), où un père appauvri du Caire représente Dieu et ses fils représentent Jésus, Mahomet et d’autres prophètes, Salman Rushdie n’aurait jamais osé écrire « Les Versets Sataniques », bien que le livre de Mahfouz ait été interdit à travers le monde arabe.

Le 14 octobre 1994, alors que Mahfouz quittait sa maison avec un ami pour assister au diwân légendaire hebdomadaire avec d’autres écrivains et intellectuels dans un café au bord du Nil, un homme l’a poignardé au cou. A son procès, l’agresseur, exécuté par la suite, a dit qu’il s’était inspiré des commentaires de Rahman.

« Il était la cible la plus facile en Egypte », dit Raymond Stock, traducteur et écrivain américain qui rédige actuellement une biographie de Mahfouz. « Pour les islamistes, il symbolisait l’incroyance et le soutien à Israël – tout ce qu’ils détestent qu gouvernement. Ils ne pouvaient pas attaquer les dirigeants ; ils se sont donc attaqués à lui ».

Mais Mahfouz, qui avait travaillé comme censeur du gouvernement dans sa jeunesse, pouvait parfois être contradictoire. Il soutenait le traité de paix avec Israël, mais il défendait également les kamikazes palestiniens dans leur lutte contre l’Etat hébreu.

Martyr de la liberté d’expression pour certains après avoir été poignardé, il a volontairement accepté avec les autorités islamiques de l’Université d’Al-Azhar de différer la parution de son livre « Les Enfants de la Médina », même après que le gouvernement eut retiré son interdiction après la tentative d’assassinat contre lui. Suite à cette décision, « certains de ses amis les plus proches l’ont accusé de trahir ses camarades écrivains », dit M. Stock.

Mais ce fut une décision très appréciée des islamistes. Les Frères musulmans égyptiens ont publié un communiqué qui pleurait son décès et chantait ses louanges en tant que croyant. « Beaucoup des choses qu’il a écrites étaient mauvaises, mais son accord amiable avec Al-Azhar de ne pas publier cette œuvre blasphématoire était le signe qu’il avait compris son erreur », dit Abd al-Munim Abu al-Futuh, membre du conseil
d’orientation des Frères musulmans.

L’attaque a rendu Mahfouz, alors âgé de 83 ans, incapable de tenir un stylo des années durant, bien qu’elle n’ait pas réussi à altérer sa soif de contact avec les autres, amis et écrivains. Jusqu’aux derniers mois de sa vie, il tenait toujours ses salons hebdomadaires, sa présence ironique et effacée était le ciment qui rassemblait un nombre sans cesse décroissant d’intellectuels égyptiens.

« Il était l’ami le plus grêle et la personne la plus forte qu’on puisse imaginer », dit Stock.

A la fin de sa vie, dit Stock, M. Mahfouz soutenait Moubarak, allant jusqu’à manifester publiquement son appui à sa candidature lors des dernières élections. En retour, le gouvernement l’accueillit comme un personnage populaire, espérant pouvoir tirer profit de sa gloire. Ce fut un tournant radical dans ses opinions par rapport au prédécesseur de Moubarak, Anouar Sadate, assassiné par des islamistes à cause de son accord de paix avec Israël.

Mahfouz était hostile à Sadate pour sa politique d’infitah, « porte ouverte », qui avait réduit le rôle de l’Etat dans l’économie égyptienne et dans les services sociaux et avait ouvert la porte aux investissements étrangers et privés. Pour lui, cette politique était trahison du socialisme dont l’Egypte avait besoin et un carburant pour l’islam militant.

Dans sa nouvelle « Le Jour de l’Assassinat du Leader », centrée sur une famille pauvre peu avant l’assassinat de Sadate, il tient la chronique des épreuves et de la désillusion engendrées par les échecs économiques du gouvernement, et il décrit comment tant d’Egyptiens et d’Arabes ont été abandonnés avec le sentiment d’être à la dérive dans une ère moderne.

Mais alors qu’il était toujours critique de la politique économique de
Moubarak, il pensait que le chef actuel de l’Egypte constituait la
meilleure voie possible. « Je pense qu’il avait l’esprit très pratique », dit Stock. « Il pensait que Moubarak prenait le meilleur de Sadate comme fondement, sans sa folie des grandeurs. Pendant sa présidence, l’Egypte ne s’est pas effondrée malgré toutes les difficultés, et Moubarak ne s’est pas lancé dans des aventures étrangères. »

Néanmoins, l’écrivain n’a jamais abandonné ses idées socialistes ni ses liens avec le peuple des rues du Caire, alors que les bars et les cafés de sa jeunesse étaient rendus au commerce touristique ou avaient complètement disparu.