Un prophete dans son propre pays (2)

Le Juif, l’homme de gauche, l’isole

« Cher Professeur Leibowitz,

Meme un vieux sage devrait faire attention a ce qu’il dit et ne pas dire des
choses fausses et injurieuses. Il semble que vous entendez seulement
vous-memes et votre groupe de sycophantes Nous avons veille a ce que des
representants de Yesh Gvoul et Annee 21 [des opposants a l’occupation], et
pas seulement des objecteurs de conscience, figurent dans notre liste de
candidats a la Knesset Vous vous attendez a ce que 10 deputes entrent en
action. J’en dirige cinq. Si nous ne le faisons pas, personne ne le fera.
Alors pourquoi insistez-vous pour nous faire perdre courage ? Je suggere que
vous trouviez un autre souffre-douleur malgre votre haine feroce pour Mme
Eichman-Aloni.

Respectueusement,

Shulamit Aloni

16 novembre 1988 ».

(La lettre d’Aloni etait une reponse aux critiques que lui adressait Leibowitz ainsi qu’au parti Meretz pour leur position concernant le refus des soldats de faire leur service militaire dans les territoires occupes).

Beaucoup de gens de gauche ont considere Leibowitz comme un modele, mais
cela ne l’a pas empeche de critiquer aussi ferocement certains dirigeants de
gauche que ses adversaires de droite. D’une maniere generale, les relations
entre Leibowitz et la gauche – ou plus precisement, l’attitude de la gauche
a son egard – peut se resumer a un malheureux malentendu.

David Ohana : « Les gens de gauche qui se sont rallies a lui n’ont pas
compris l’etendue de sa vision theologique et politique. Ils ont pris chez
lui ce qui leur convenait – l’appel au retrait des territoires occupes –
mais le probleme politique ne constituait qu’une partie de sa vision
complete, qui etait fondee entierement sur son refus de l’idolatrie. Il
refusait d’attribuer un caractere sacre a quoi que ce soit en dehors de
Dieu. L’adoration du Mur des lamentations est de l’idolatrie, la
sanctification des territoires est de l’idolatrie et, a certains moments, la
glorification de l’Etat par-dessus toute chose est aussi de l’idolatrie ».

Le judaisme et la foi constituaient l’element central de l’identite de
Leibowitz et, dans les annees 50, il etait encore un partisan enthousiaste
de la theocratie. Il etait loin d’appartenir a la tribu laique de gauche,
bien que la tribu national-religieuse l’ait declare persona non grata.
Cependant Avi Sagi, professeur de philosophie a l’universite Bar-Ilan et
chercheur a l’institut Hartman, lui-meme un ancien eleve de Leibowitz, est
convaincu que l’attitude dominante chez les national-religieux a l’egard de
son maitre a change d’une maniere radicale. Selon Sagi, Leibowitz avait ete
considere comme un heretique et rejete par sa communaute naturelle, mais
celle-ci est petit a petit revenue sur ses positions : « Paradoxalement,
Leibowitz est revenu a la meme situation dans laquelle il se trouvait avant
la Guerre des six jours – un heros du mouvement sioniste religieux et
presque inexistant dans la societe laique. Jusqu’au milieu des annees 50, il
faisait partie integrante du camp des religieux, il etait l’un de leurs
principaux porte-parole. Petit a petit, quand il decouvrit que l’Etat etait
militariste, il est devenu le plus grand critique du camp religieux
sioniste. Il en resulta une crise personnelle profonde et une crise dans son
camp. Maintenant, apres plus de 40 ans, il est en train de revenir dans son
camp. La jeune generation lit ses livres. Je recois des lettres d’eleves de
yeshiva qui etudient ses ouvrages, et des etudiants a l’universite lui
consacrent des theses de doctorat ».

Comment expliquez-vous sa rehabilitation ?

Sagi : « Le camp des religieux est en train de beaucoup changer : le declin
de l’autorite des rabbins, la revolution feministe, la recherche d’une
nouvelle religiosite. Les bourgeois religieux des villes se languissent
d’une religiosite differente, une religiosite qui expliquerait la nature de
leur existence au coeur de la societe israelienne. Les sionistes religieux se
trouvent partout – dans l’armee, dans les medias – et les reponses classiques
ne leur suffisent plus. Leibowitz leur fournit une alternative qui n’est pas
dogmatique, une experience qui est centree sur l’etre humain. La pensee de
Leibowitz nourrit cette revolution. Quiconque cherche une reponse
intellectuelle aux choses qu’il fait dans la pratique trouvera cette reponse
dans les ouvrages de Leibowitz ».

Mais encore, ne diriez-vous pas que d’un point de vue politique, rien n’a
change puisque le camp des national-religieux s’est place encore plus a
droite ?

« La difference c’est que Leibowitz n’est plus parmi nous. Durant sa vie,
l’apport de Leibowitz etait sa presence elle-meme plus encore que les
arguments qu’il presentait. Sa force et son energie extraordinaire venaient
de son charisme. En fin de compte sa doctrine en matiere politique etait
assez superficielle, elle n’avait rien de tres particulier. Beaucoup
d’autres avant lui et partout dans le monde ont dit la meme chose sur le
refus de servir. Ce qui le rendait unique c’est qu’il etait un intellectuel
engage, quelqu’un qui jouissait d’une tour d’ivoire universitaire mais qui
se battait dans l’arene de la vie et etait pret a payer le prix pour ses
positions – une sorte de John Wayne de l’universite. Mais en fin de compte,
il ne faut pas etre Yeshayahou Leibowitz pour dire qu’il est immoral qu’un
peuple en domine un autre. Par consequent, une fois qu’il n’est plus des
notres, il devient moins genant et ses provocations s’estompent ».

Comment preferait-il rester dans notre memoire – en tant que militant
politique ou que grand penseur ?

« Je ne peux pas parler a sa place. Je me souviens que lorsque nous
travaillions a un livre qui lui etait consacre, je lui ai demande : « Shaya,
explique-moi comment se fait-il qu’a l’egard de ceux qui te sont les plus
proches – le public religieux – tu es le plus assassin des critiques, alors
que pour le public de gauche, avec lequel tu ne peux pas meme boire un verre
d’eau, tu es un heros ? » Il se tut soudain. Il me regarda sans rien dire
pendant quelques minutes. J’avais devant moi un homme triste. C’etait pour
lui une grande tragedie que d’etre coupe de son public ».

Le drapeau rouge, le traitre, le reformateur social

Tout le monde n’est pas de l’avis de Sagi sur le rapprochement de Leibowitz
et de la communaute religieuse sioniste. « Sagi voit ce qu’il veut voir »,
note un rabbin dans le camp religieux sioniste. « Ce qu’il decrit s’applique
a lui-meme et a une centaine de gens dans le meme groupe, mais cela ne
represente pas tout le public religieux ».

Michael Shashar emet egalement des doutes : « La majorite du public
national-religieux est messianique En ce qui concerne la pensee politique,
la plupart d’entre eux n’ont que faire de Leibowitz, et encore moins dans le
domaine religieux. Par exemple, dans les annees 50 il a publie des articles
dans Hatzofeh [le journal du Parti national religieux], alors que ce serait
inconcevable a l’heure actuelle ».

Gonen Ginat, redacteur en chef de Hatzofeh – est-ce vrai ?

« Pour des raisons que l’on comprendra, il m’est assez difficile ces
jours-ci de publier des articles de Leibowitz En tout cas, je suis
convaincu que dans cent ans personne ne se souviendra plus de Yeshayahou
Leibowitz, alors que dans les yeshivas il y aura toujours des cours sur les
ecrits de sa soeur Nehama [une specialiste renommee de la Bible]. Elle le
depasse en tout, mais a part une poignee d’orthodoxes endurcis, personne ne
la connait. Quant a Leibowitz, j’ajouterai que lorsque je suis alle voir mon
fils dans son ecole de preparation militaire, j’ai vu des livres de
Leibowitz, un commentaire sur Pirkei Avot [L’Ethique des Peres]. Personne
n’avait honte de le lire. Vous ne devez pas etre d’accord avec ses idees
politiques pour lire ses ouvrages religieux. Lorsque le rabbin de ma colonie
fait un cours sur Maimonide, il utilise de nombreux exemples tires de
Leibowitz, et il est aussi de droite que possible ».

Pour beaucoup de rabbins du parti religieux sioniste Yeshayahou Leibowitz
est encore un drapeau rouge. Il n’y a pas longtemps, par exemple, Rabbi
Shmuel Eliahu, le grand rabbin de Safed, lanca un decret religieux
interdisant la lecture de Leibowitz.

Si Avi Sagi a des raisons d’etre optimiste, c’est a cause du groupe derriere
le site Internet qui porte le nom de Leibowitz ( [->http://www.leibowitz.co.il]

 seulement en hebreu). Ce site a ete cree il y a deux ans par Yehiav Nagar,
un informaticien de 27 ans, qui explique : « Pour les gens qui connaissent
Leibowitz par ses prestations a la television, c’etait un homme haissable.
Mais quand j’ai decouvert ses ecrits, j’ai tout d’un coup trouve une pensee
profonde et une comprehension. En tant que jeune religieux, je n’ai personne
dans mon entourage naturel qui parler de lui. La plupart des religieux lui sont tres hostiles, la premiere chose que l’on entend c’est « heretique. La meilleure chose qui arriva apres sa mort c’est qu’il provoque moins d »antagonisme. Les gens commencent a lire ses ouvrages et alors ils changent d’attitude. L’Internet est un bon moyen pour communiquer avec des gens auxquels vous n’avez normalement pas acces ».

Un groupe de 15 a 20 admirateurs de Leibowitz s »est forme autour de Nagar,
la plupart des religieux. Ils sont devenus un groupe assez lie, organisant
meme des shabbat d’etude ensemble au kibboutz Ein Tzourim. Le site Internet
presente des articles, des informations sur des livres et sur des evenements
concernant Leibowitz, et aussi une tribune pour un vif echange d’idees. Des
internautes de l’exterieur se joignent parfois a la discussion et on les
reconnait immediatement. Nagar explique : « Vous pouvez voir tout de suite
lequel des participants a lu ses textes et sait de quoi ils traitent, et
lequel connait Leibowitz seulement pour ses declarations politiques ».
D’habitude les discussions relevent de la « situation » – ces jours-ci, le
sujet est la guerre prochaine contre l1Irak.

Il y a sur le site un appel assez drole pour que l’Etat d »Israel reconnaisse
Leibowitz comme prophete, bien qu »en realite les disciples et la famille de
Leibowitz ne plaisantent pas sur l’attitude de l’Etat a son egard. Les
dirigeants continuent a le considerer comme un anatheme. Autant que l »on
sache, pas un seul projet ne porte son nom. L’episode de sa nomination
pour le prix Israel et de son refus a la suite des protestations vehementes
du public est typique de l’attitude generale a son egard, meme apres sa
mort. Il a ete propose de donner son nom a une rue a Haifa et a Jerusalem,
mais la proposition a ete rejetee.

« Aussi longtemps que Olmert et les Harredim controlent Jerusalem, il n’y a
aucune chance pour que cela arrive », dit Mira Ofran, la fille de Leibowitz,
en se referant au maire Likoud, Ehud Olmert, qui vient de demissionner, et
la communaute ultra-orthodoxe – dont vient le maire faisant fonction qui
remplace Olmert. La municipalite de Haifa a demande a Michael Shashar une
recommandation concernant Leibowitz, mais il recut quelques mois plus tard
une lettre expliquant que : « Bien que la majorite des membres du conseil
municipal reconnaissent sa contribution et son influence dans de nombreux
domaines, une majorite parmi ceux qui ont vote n »ont pas approuve l’idee de
donner son nom a une rue a cause de ses declarations polemiques ». Amram
Mitzna etait le maire a l’epoque.

Ce sont les membres de sa famille – et ils sont nombreux – qui poussent
vigoureusement a la commemoration de Leibowitz. Yeshayahou et Gerta
Leibowitz eurent six enfants, dont deux moururent jeunes de maladie. Les
quatre autres suivirent les traces de leurs parents (Gerta avait un doctorat
en mathematiques) et devinrent des universitaires : Elia Leibowitz est
professeur en astrophysique, Mira Ofran a un doctorat en physique, Yossi
Yovell a un doctorat en chimie et Yiska Leibowitz est avocat, procureur de
la region sud. Certains des petits-enfants sont eux-memes devenus celebres,
notamment Yoram Yovell, psychiatre et auteur d’un livre populaire, «
Transports de l’esprit » (en hebreu), et l’avocat Shamai Leibowitz, qui
defend le militant palestinien Marwan Barghouuti et qui a provoque une
reaction violente quand il a compare son client a Moise.

Mira Ofran, qui est l’un des editeurs du livre sur la correspondance de
Leibowitz paru apres sa mort, note que beaucoup de lettres restent encore
inedites, mais il n’a pas de projet pour un autre livre sur sa
correspondance dans un avenir proche. Pour le moment, l’effort de
documentation se concentre surtout sur le grand nombre d’enregistrements
existants. « Si vous prenez le temps d’ecouter tous les enregistrements,
vous n’aurez toujours pas fini au bout d’un an et demi, dit-elle. Il a donne
des cours dans tous les coins du pays et les gens l’ont enregistre. Quand
les gens allaient le voir pour des conversations en prive, ils apportaient
un magnetophone – des dizaines de personnes, peut-etre plus, m’ont deja dit
qu’ils ont des enregistrements. Il y aussi les enregistrements de la lecon
hebdomadaire qu’il donnait a la synagogue Yeshurun sur le Guide des Egarés, et un cours qu’il a fait sur la philosophie de la biologie n’a pas encore ete edite ».

Elle ajoute : « Leibowitz n’aimait pas quand les gens disaient qu’il etait un
mythe. Mais s’il etait une chose, c’etait un pourfendeur de mythes. Il a
fait de la destruction des mythes un but moral important, ce n’etait pas
seulement un amusement en societe ou un moyen de facher les gens – les
mythes peuvent etre dangereux, ils contiennent un element irrationnel, nocif».

« Il est devenu un reformateur social, il a montre ou etaient les defauts et
les faiblesses, et ainsi il est devenu une force de changement. Il est
arrive a ce statut a cause du contenu de ce qu’il disait, de son style
abrupt, de son ton sans equivoque, denue de tout commentaire ou de regrets.
Il a garde cet esprit jusqu’au dernier jour. Il travaillait par electrochocs
: d’abord les gens refusaient ce qu’il disait, puis ils s’habituerent et
finalement ses idees penetrerent. Aujourd’hui nous voudrions une
personnalite comme lui, qui pourrait nous sortir de notre stagnation
conceptuelle ».

Trad. Marie-Helene le Divelec