Où l’on voit que la condescendance fait excellent ménage avec les bonnes intentions dont l’enfer est, comme l’on sait, pavé.

C’est ainsi que Sayed Kashua, lui-même objet consentant du racisme inconscient des belles âmes, se surprend un beau jour à développer les mêmes réflexes envers moins ashkénaze que lui encore…


D’accord, je suis raciste. Vendredi dernier, j’ai compris que j’étais tout à fois idiot et raciste. C’est arrivé à un goûter sur l’herbe où nous étions conviés à fêter l’anniversaire d’un camarade de classe de notre fils. « Je suis tellement heureuse que vous ayez pu venir », nous dit la mère du héros du jour, tout sourire ; et, gratifiant les cheveux de mon fils d’une caresse qui l’agaça, elle proclama : « C’est un enfant formidable, nous sommes tellement heureux qu’il vienne chez nous voir Tomer. N’est-ce pas, mon joli ? »

Sans même un hochement de tête, mon fils fila aussitôt jouer avec ses camarades de classe. « Il est tellement poli, poursuivit-elle, c’est quelque chose ! » Je dois dire qu’entendre tous ces éloges m’emplit d’orgueil ; j’ai toujours apprécié les louanges des ashkénazes, surtout celles qui concernent mes enfants. Il est agréable d’apprendre qu’ils se montrent aimables et bien élevés chez leurs amis, et cette femme continuait à complimenter mon fils à m’en faire rougir.

De nouveaux parents arrivaient, dont certains que je connaissais de l’école et qui pour la plupart déposaient leurs enfants, faisaient un signe de main et repartaient ; et d’autres, apparemment membres ou amis de la famille, avec ou sans progéniture, qui s’asseyaient parmi les adultes tandis que les gamins s’amusaient entre eux sur l’aire de jeux.

« Bon, dis-je à la mère de Tomer. Alors, dans deux heures à peu près ? »

« Plus ou moins, répondit-elle. Vous êtes cordialement invité et bien plus que cela… Beaucoup de gens ici seront ravis de faire votre connaissance. »

« Merci, rétorquai-je en rougissant à nouveau, presque comme mon fils, mais je dois encore passer à la boucherie et à l’épicerie. »

« Dommage, fit-elle, mais je comprends. Après tout, nous sommes vendredi, n’est-ce pas ? » Elle rit.

J’étais sur le point de m’esquiver, quand Amir, le meilleur ami de mon fils à l’école, arriva à l’anniversaire avec ses parents. Amir était déjà venu quelquefois à la maison, et j’adore positivement ce gosse. « Comment ça va, Amir ? » demandai-je au charmant gamin en lui caressant la tête.

« Bien », fit-il en courant vers le coin de ses camarades de classe, où mon fils l’accueillit en bondissant de joie. Une fois de plus je me sentis fier de mon petit garçon, qui tient Amir pour son meilleur ami ; et conscient de l’élever comme il faut – la preuve, Amir est éthiopien.

« Shalom », m’entendis-je prononcer avec un large sourire à l’adresse des parents d’Amir, que je n’avais jamais rencontrés jusque là. Je me présentai et mentionnai le nom de mon fils. Ils opinèrent, ayant probablement entendu dire par Amir que mon fils est son meilleur ami.

« Ils sont très, très proches », énonçai-je doucement en détachant les syllabes, usant presque de la langue des signes. J’étais incapable de me contrôler, ni d’effacer ce sourire de ma face imbécile. « Ex-trê-me-ment proches. »

« Oui », dit la mère d’Amir, tandis que je me penchais instinctivement vers elle, mettant ma main en cornet à mon oreille pour être sûr de comprendre l’hébreu parfait qui coulait de sa bouche.

« Enchanté, mon nom est Sayed », dis-je avec ce même sourire qui commençait maintenant à me tirer les lèvres, et je leur serrai la main. J’affûtais mes sens pour pouvoir saisir chacune des inflexions de leurs noms. Ce serait terrible de mal les entendre et de les prononcer de travers, au risque de les blesser. « Ra’hel », dit la mère, et… « Yossi », enchaîna le père. Mais, même ainsi, il me fallut du temps pour intégrer l’information. Ils devaient être arrivés parmi les premiers, me dis-je, l’ancienneté et tout le reste – des Israéliens comme nous, comment expliquer autrement qu’Amir soit si aimable ?

« Votre fils est formidable », leur dis-je, et ils se rengorgèrent. « Il est tellement poli, ajoutai-je, nous sommes tellement heureux que lui et notre fils soient bons amis. »

« Oui », dit sa mère, Ra’hel. Peut-être avait-elle hébraïsé son nom par souci de commodité, en fin de compte. « Il parle tout le temps de lui. – Tout le temps », repris-je en écho, sans comprendre pourquoi diable j’éprouvais le besoin de louer la politesse d’Amir. Après tout, Tomer, qui vient aussi à la maison, n’est pas moins poli et courtois, et je n’avais pas cru nécessaire de féliciter la mère ashkénaze des bonnes manières de son fils. Hé là ! Est-ce qu’Amir serait sujet chez nous à examen ? Je ne m’attendais pas à ce qu’un enfant noir fût poli ? Ils l’ont senti ? Fuck, je les ai sûrement blessés, me dis-je en mon for intérieur. Qu’ai-je fait ? Maintenant, ils vont sûrement me prendre pour un raciste tapi derrière les compliments qu’il adresse à leur fils. Mais ce n’est pas ça – le gamin est vraiment charmant, et je l’aime beaucoup, même s’il est éthiopien. Fuck ! Pourquoi ce “même” ? Qu’est-ce qui m’arrive, par tous les diables ? Je me mis à transpirer.

« Alors, vous restez ? » demandai-je aux parents d’Amir, résolu à parler à ma rapide cadence habituelle. Mais je n’y arrivais pas, et les syllabes s’écoulaient lentes et emphatiques.

« Oui, répliqua Yossi. Nous allons rester. Nous avons apporté un peu de quoi manger. Vous êtes le bienvenu. »

« Merci, avec plaisir, dis-je. C’est vraiment aimable à vous, merci. »

Au diable le boucher en passe de fermer. Je pourrai toujours acheter des légumes dans un village arabe et ils auront sûrement de la viande aussi. Pas moyen de refuser leur invitation, ils iraient en prendre ombrage, je ne connais pas vraiment leurs codes.

Je restai une bonne heure, perplexe, face aux parents d’Amir qui souriaient et plaisantaient dans leur langue. Je ris avec eux, espérant qu’ils ne se moquaient pas de moi… « Je vous en prie », dit Rachel en me tendant une assiette chargée d’une sorte de nourriture.

« Merci, dis-je en la prenant. Qu’est-ce que c’est ? »

« Des borekas [1] aux pommes de terre », répondit Yossi. Nous les avons achetés en chemin. »

« Délicieux », dis-je, éprouvant le besoin de faire un compliment à Rachel, comme si elle avait peiné sur les friands quatre longues heures au fond d’une grotte isolée.

« Qu’est-ce que vous faites dans la vie ? » demanda Yossi.

« Moi ? repris-je. Je suis journaliste, oui, journaliste. »

« Très bien, dit-il, et Rachel opina. Et alors que tout homme d’une autre couleur [2] lui eût aussitôt demandé en retour ce qu’il faisait, je me contentai de me taire, incapable de poser la question. Je ne voulais pas les embarrasser. J’étais absolument certain qu’ils faisaient un de ces “boulots noirs” [3] qui sont leur lot.

J’aurais voulu que la terre m’engloutisse, et je compris que je n’avais plus qu’à me lever et partir. « Je m’excuse vraiment, vraiment », dis-je – et je joignis sans savoir pourquoi les mains sur ma poitrine en m’inclinant devant eux comme s’ils venaient d’Asie du Sud-Est, grands dieux ! « Il me revient que ma femme m’a demandé de passer à la boucherie. »

« Bien sûr » firent-ils tous deux avec un sourire poli.

« Quoi, vous partez ? » cria la mère du héros de la fête en se lançant à ma poursuite. Je voulais vous faire rencontrer Lizzie, ma cousine de Raanana. Lizzie, je te présente Sayed Kashua. »

« Enchanté », dis-je.

« Sayed, fit-elle en détachant les syllabes, ab-so-lu-ment enchantée. »

« Tu ne sais pas qui c’est ? » demanda notre hôtesse un peu déçue. «C’est Sayed Kashua. »

« Non », rétorqua Lizzie à qui mon nom ne rappelait rien.

« Bon, dit notre hôtesse. Lizzie est médecin, il faut croire qu’ils n’ont de temps pour rien. »

« Vous êtes médecin ? » questionnai-je, impressionné.

« Oui », répondit-elle sans me demander ce que je faisais dans la vie.

« Il est écrivain », dit la maîtresse de maison à la cousine médecin. « Son fils est formidable, tellement poli, nous sommes tellement fiers qu’il soit l’ami de Tomer. »


NOTES

[1] Extrêmement populaires en Israël, les borekas – que l’on achète au coin de la rue comme ici les crêpes – sont des feuilletés fourrés aux pommes de terre, aux épinards ou au fromage, voire à la viande, comparables à nos friands. Traditionnellement triangulaires, ils viennent de se voir imposer des formes distinctes selon leur farce pour éviter toute confusion entre viande, laitages et aliments “neutres”.

[2] “D’un autre acabit” ou “d’un autre tabac”, pourrions-nous dire – n’était le jeu de mots de l’auteur.

[3] L’un des “sales boulots”, des “tâches obscures” – en hébreu “âvodah sh’horah” : litt. “boulot noir” (et non “au noir”).