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Ha’aretz, 27 mai 2006

Trad. : Gérard Eizenberg pour La Paix Maintenant


« En fait, c’est comme si nous étions un Etat indépendant », dit Fahri Abou Daib, « comme le Vatican à l’intérieur de l’Italie. Il faut juste qu’on nous accorde l’autonomie ». Ce « nous », c’est le bourg de Silwan, à Jérusalem Est. Dans cette comparaison avec le Vatican, aucune arrogance, juste du cynisme amer. Quand Fahri Abou Daib parle d' »indépendance », il parle de la manière dont la municipalité et les différents ministères laissent le village à l’abandon et l’ignorent. Silwan, avec ses 40.000 habitants, est coincé en travers de leur gorge, politiquement et administrativement.

Cette conversation avait lieu dans le jardin qui entoure la maison de Fares Halas, devant une jolie fontaine construite par le propriétaire. Une sorte de paradis au milieu d’un quartier qui ressemble à une grande décharge publique, et qui est devenu terre de dispute après l’entrée dans le bourg d’un groupe de colons juifs de l’association Elad, dont le but premier est de judaïser la Cité de David, qui fait partie de Silwan. Ainsi, il y a une équation : plus l’endroit est sacré, plus il est négligé. Peut-être les Arabes comprendront-ils le message et partiront-ils…

Pendant longtemps, les deux hommes ont évoqué les problèmes du bourg : les projets de démolition de maisons, le manque criant d’écoles, ce qui signifie qu’il faut envoyer les enfants à l’extérieur de Silwan, l’absence d’infrastructures, qui rend difficile l’acte le plus simple, comme la marche. Ce genre de discussions, on les entend un peu partout, mais dans cette maison à Silwan, il y avait quelque chose de particulier : le ton de défi de gens qui ont décidé de prendre leur destin en main.

Non que ce phénomène soit unique : la fière génération des Arabes de Jérusalem Est commence à former une société civile active. L’association des habitants de Silwan, dont font partie Halas et Abou Daib, n’est qu’un exemple d’un phénomène qui a débuté quand ont convergé un certain nombre de facteurs : la maturation d’une génération qui a grandi après 1967, l’érosion du statut des mokhtars, ou chefs de villages traditionnels, et leur statut juridique particulier (ni Palestiniens, ni Arabes israéliens), sorte d’entité juridique à elle toute seule. Abou Daib donne un exemple : « Nous avons un passeport jordanien, une carte d’identité israélienne, et on nous définit comme Palestiniens. Dans le bourg, il y a des écoles israéliennes, des écoles de l’Autorité palestinienne, d’autres jordaniennes, et même une école des Nations Unies. Chaque enfant a un programme différent. Alors, qui sommes-nous ? »

En regardant depuis Silwan, dans une direction, on aperçoit la Jérusalem juive, toute décorée à l’occasion du Jour de Jérusalem. La date du Jour de Jérusalem, soit dit en passant, est gravée dans leur mémoire bien plus que dans celle de la plupart des Juifs. Car c’est la date à laquelle, année après année, les routes sont fermées aux 40.000 habitants de Silwan. Ce jour-là, on n’envoie pas non plus les enfants à l’école, par crainte du chaos.

Dans l’autre direction, le bourg est face au mur de séparation, qui coupe ses habitants de membres de leur famille et du tissu social palestinien. Le mur, reconnaissent-ils, est parmi les facteurs qui ont accéléré la formation à cet endroit d’une société civile. Leur vie étant dictée et gênée depuis en haut, et tout en attendant que les grandes décisions soient prises concernant le sort de Jérusalem, les habitants de Silwan ont décidé qu’entre-temps, le mieux était tout simplement de continuer à vivre. Halas, 36 ans, entrepreneur en travaux publics, milite au sein de sa communauté et Abou Daib, 44 ans, conseiller fiscal, a mené les manifestations contre les démolitions de maisons dans le bourg. Tous deux représentent cette génération et ce phénomène social. « Nous sommes la génération qui a grandi à l’intérieur d’Israël », disent-ils. « Nous avons une riche expérience, mais nous ne possédons rien ». Ils sont aussi la génération qui est en train de prendre la place des mokhtars.

« Nous n’avons plus peur »

Les mokhtars ont été le produit de deux guerres, 1948 et 1967, expliquent-ils. « Pour eux, la peur s’est mélangée à la politique. Nous, nous n’avons plus peur. Et puis, les mokhtars ne savent pas comment s’adresser au Contrôleur de l’Etat (sorte de médiateur, ndt). Nous, nous avons appris. Nous sommes même allés à la Knesset. Nous sommes la génération du milieu, celle d’après l’Intifada, qui a appris que la violence ne nous rapporte pas nos droits, mais aussi que l’abandon mène à l’extrémisme. Le rôle de protection de la jeune génération nous incombe désormais ».

Le membre le plus célèbre de l’association des habitants est le nouveau ministre des affaires de Jérusalem, du Hamas, Khaled Abou Arafa. Mais les habitants ne l’emmènent pas aux réunions avec le pouvoir israélien, car le pouvoir israélien ne parle pas au Hamas. « De la part d’Israël, c’est tout à fait stupide de les isoler de cette manière », dit Abou Daib qui s’exprime rarement sur les sujets politiques, « mais nous prenons soin de respecter la loi ». Avec demi-sourire, il ajoute que les gens comme lui constituent le plus gros obstacle pour les autorités israéliennes. Israël sait traiter la violence, mais que va-t-il faire face à des gens qui exigent leurs droits au nom de lois qu’ils ont apprises par cœur ?

La liste des numéros de téléphone d’hommes politiques, d’avocats, de personnalités et de journalistes israéliens et étrangers, soigneusement classés dans le carnet de Halas, représente pour les autorités un défi au moins aussi important que des armes. A l’aide de ces numéros de téléphone et d’un réseau de relations, ils ont déjà réussi à rencontrer Condoleezza Rice, être interviewés sur toutes les chaînes de télévision et à rencontrer de hauts responsables de municipalités et de ministères. Et surtout, le problème de Silwan est aujourd’hui sur la carte de la communauté internationale. Parallèlement, ils ont empêché des démolitions de maisons, saisi la Haute cour de Justice, récolté des dons, réparé des trottoirs, ramassé les ordures qui étaient devenues un problème sanitaire majeur, mis sur pied un programme de santé infantile et appris aux habitants comment mener un entretien avec un avocat. Et ils viennent d’inaugurer une sorte de centre communautaire (le Centre Boustan), source de fierté à Silwan.

Lundi dernier se tenait la première activité. Les femmes de Silwan venaient rencontrer Khulood Badawi, coordinateur des actions de l’ACRI (Association for Civil Rights in Israel) à Jérusalem Est. Les femmes font partie intégrante de cette société civile qui se développe rapidement. Le sujet à l’ordre du jour : la planification et la construction du point de vue des femmes. Cette activité est organisée en commun avec l’association « Bimkom ». Il est important de noter que deux ONG israéliennes, l’ACRI et Bimkom, ont su gagner la confiance d’habitants soupçonneux, là où l’Israélien est plutôt perçu comme le colon cupide ou comme quelqu’un qui vient s’emparer d’une maison. Les habitants ont été trompés tant de fois que toute ONG qui vient travailler avec eux passe « 10 examens », comme ils le disent.

La voie de la non-violence

La motivation des femmes est élevée. Le mur de séparation, disent-elles, l’a décuplée. Hatima Qatin, éducatrice spécialisée, dit que le mur les a ramenées à l’intérieur du quartier, et que l’énergie qu’elles dépensaient de l’autre côté du mur est aujourd’hui investie à Silwan.

Cette double identité (jérusalémite et palestinienne) rend aussi les choses difficiles pour les femmes. Qifah Shaabana, qui dirige un centre médical à Silwan, raconte que l’une de ses filles fréquente une école palestinienne du quartier, et que l’autre fréquente une école israélienne. Les programmes sont différents, les congés aussi. Il est impossible de planifier les activités familiales. Mais une fois qu’on finit l’école, la question de l’identité se fait plus aiguë : faut-il choisir d’aller à la Université Hébraïque ou à une université palestinienne ? « Il y a toujours un dilemme autour de la question de l’endroit auquel nous appartenons », résume-t-elle.

La fille cadette d’Abed Shaloudi, 35 ans, proposa un jour une idée pour résoudre ce problème d’identité. Un soir, alors que son père rentrait ensanglanté d’une « rencontre » avec les colons juifs dans le quartier, elle sortit un couteau de cuisine et suggéra : « allons égorger des Juifs ». Shaloudi lui prit le couteau des mains et expliqua, mais par-dessus tout, il sentit qu’il avait échoué dans sa tentative d’échapper au piège quand on marche sur le fil entre résistance et violence.

L’histoire de cet homme charismatique pourrait nourrir un livre. A 16 ans, il est arrêté au cours de la 1ère Intifada, après avoir provoqué des troubles dans le quartier. A l’époque, il prenait cela comme un jeu. A sa sortie de prison, il trouva une Intifada bien plus organisée et sophistiquée. Le commandement uni le recruta dans unité chargée d’interroger les collaborateurs. Après la mort de l’un de ces hommes au cours d’un interrogatoire particulièrement « musclé », il fut condamné à 9 ans de prison pour meurtre.

Après sa libération, un ami d’enfance lui proposa de rejoindre la Force 17, la garde présidentielle. Ils patrouillaient un peu à Abou Dis, en jouant aux flics. Et puis, la Feuille de route est apparue. Certains dirigeants de l’Autorité palestinienne le convièrent à une réunion et l’informèrent qu’il doit suivre un stage de police à Jéricho. On lui permit même de jeter un coup d’œil à la Feuille de route. Il sentait important. Il rasa sa barbe et se mit en route.

« Le but était de servir la communauté, de faire le joint entre la résistance légitime et la résistance armée ; nous ne voulions pas dépendre de quiconque venu de Ramallah ou de Gaza. Nous pensions que nous serions nos propres policiers. » Sous les ordres de l’Autorité palestinienne, il entreprit ouvertement son stage. Si ouvertement que lorsqu’il fut soumis à un interrogatoire par le Shin Bet, son interrogateur lui montra la liste complète de ses mouvements, accompagnée de photos prises lors de son stage. Après les changements politiques intervenus depuis, après la deuxième Intifada, la Force 17 fut considérée comme une organisation terroriste dans laquelle Sharoudi fut accusé de s’être enrôlé. Depuis lors, son procès migre de tribunal en tribunal. On lui a promis que « Mohammed Dahlan parlerait à Shaul Mofaz », et que des amis israéliens viendraient témoigner en sa faveur. Mais il semble qu’encore une fois, il ira en prison.

Abed Shaloudi est en colère. Contre tout le monde. « L’occupation, c’est l’occupation, mais dans cette histoire, l’Autorité palestinienne m’a trompé », accuse-t-il. A travers sa colère perce une immense tristesse sur une vie où tout est allé de travers. Entre-temps, il est devenu une personnalité clé de la communauté à Silwan, avec les organisateurs des manifestations contre les démolitions de maisons. On lui attribue en général le mérite d’avoir su éviter que la manifestation n’ait pas dégénéré en violences.

« C’était mon rêve », dit-il. « J’ai trouvé un moyen de faire la nique à l’occupation sans aller en prison. J’ai compris que les seuls à bénéficier de notre violence sont les occupants et les colons. Et il semble que la voie non-violente les effraie davantage ».