« Après trois années au cours desquelles les relations entre les deux pays furent sacrifiées aux exigences de politique intérieure et aux jeux d’ego travestis en fierté nationale, les troubles en Syrie, le programme nucléaire iranien et quelques pressions américaines ont poussé les Premiers ministres israélien et turc à se rabibocher » écrivait dès le 22 mars Barak Ravid dans “Diplomania”, une autre des tribunes du Ha’aretz.

Par-delà le cours des événements, de l’arraisonnement du Mavi Marmara
à l’apparent retour de la realpolitik, c’est à une autre sémiologie des relations israélo-turques que nous invite ici Zvi Bar’el : «Même les meilleures des relations, analyse-t-il, peuvent se voir détruites par de fausses attentes. »


L’une des contributions majeures de la Turquie à la culture israélienne est la formule “tout compris”. Par-delà son usage dans l’univers du tourisme et sa transplantation dans les sphères économique, politique et militaire, la formule a évolué jusqu’à se faire le point du vue israélien sur le monde. De même que tout, pour le touriste israélien en Turquie, est compris, de même la Turquie considérait-elle ainsi ses relations avec Israël jusqu’à la crise de la “flottille pour Gaza”.

Du moment où la Turquie a choisi d’instaurer avec l’État juif une relation de type familial, tout s’y est trouvé inclus : la liberté des échanges, d’énormes achats d’armement, la volonté de vendre de l’eau à Israël, la coopération militaire et celle des services de renseignement, une alliance politique. Le tout enrubanné d’un profond et inexplicable sentiment d’admiration et de chaleureuse empathie, qui n’était pas commandé par l’intérêt.

Dans de telles relations “tout compris”, l’affectif joue un rôle plus important qu’il ne faudrait. Il n’y a pas de place pour une adhésion relative, pas de demi-mesure. Si le Premier ministre Recep Tayyip Erdogan affirme porter le judaïsme et les Juifs en son cœur, il lui faut adopter le sionisme en prime et soutenir sans faille la politique israélienne. Si Israël voit la Turquie comme une nation sœur, les soupçons à l’égard de son caractère islamique lui sont interdits, de même que saboter ses ambitions au Moyen-Orient.

Tout laisse à penser que la formule a commencé à se déliter avec l’accession au pouvoir du parti Justice et Développement en 2002, et la nomination d’Erdogan en tant que Premier ministre en 2003. D’un coup, les puissantes critiques émises à l’encontre de la politique israélienne dans les Territoires par le précédent Premier ministre Bulent Ecevit, qui qualifiait Ariel Sharon de terroriste, furent commodément oubliées ; et l’ancien président Suleyman Demirel, tenu pour un ami proche et qui fut le signataire du traité d’alliance militaire en 1996, accusa Israël d’être celle des deux parties qui sapait le processus de paix.

Nul ne prétendit alors que la Turquie fût antisémite ou anti-israélienne, et certainement pas que ses motivations ressortissent à l’idéologie islamiste. Et Erdogan, quoique se défiant désormais d’Israël, ne porta pas atteinte aux relations israélo-turques avant 2006. Un an plus tôt, il était même venu en visite en Israël, offrant sa médiation entre Jérusalem et les Palestiniens.

Mais Israël s’est persuadé que puisque le concept du “tout compris” était une invention turque, les termes du marché n’engageaient que la Turquie. Israël continua de jauger ses relations avec son voisin à la seule aune des achats de matériel militaire et des liens commerciaux. Tant que ces éléments ne variaient pas, Israël était certain que sa politique en Cisjordanie résistait à la critique, et que toute critique turque provenait d’une inclination islamiste, pro-palestinienne ou pro-iranienne, non des problèmes rencontrés par les Turcs du fait de leurs liens d’amitié avec une nation occupante au moment où ils voulaient conforter leur position au Moyen-Orient.

La politique turque, se disait Israël, se plierait toujours aux desiderata israéliens. C’eût été, sinon, un viol patent du principe du “tout compris”, qu’Israël regardait de toute façon de haut. Israël se montrait si méprisant que lorsque Erdogan offrit au Premier ministre de l’époque, Ehud Olmert, sa médiation entre Israël et le Hamas pour éviter ce qui allait devenir l’opération “Plomb durci”, ce dernier ne prit pas même la peine de le rappeler.

Le fossé entre les attentes des uns et des autres fut ce qui changea l’incident du Mavi Marmara en tremblement de terre. Impossible, sans cela, de comprendre la différence entre les excuses d’Israël à l’Égypte pour la mort d’officiers égyptiens au cours d’un incident de frontière avec des terroristes en août 2011 – et le refus persistent de présenter ses excuses à la Turquie.

Dans les deux cas, les termes d’opération légitime préservaient la notion de pureté des armes. La différence est qu’il n’existe pas de relations “tout compris” entre Israël et l’Égypte, qui était sur le point, en août 2011, de sceller l’échange de prisonniers versus Gilad Shalit. Israël ne tient pas l’Égypte pour acquise, aussi considère-t-il toute atteinte à son honneur ou à ses citoyens comme exigeant réparation immédiate. La Turquie, à l’inverse, est vue comme un État satellite qui aurait subitement perdu la tête. Les excuses du Premier ministre Benjamin Netanyahu reflètent la prise de conscience que celui qui souhaite des relations “tout compris” doit en payer le prix en nature.