Ha’aretz, 7 février 2008

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Traduction : Gérard Eizenberg pour La Paix Maintenant


Quelque chose a mal tourné. Je n’arrive pas à mettre exactement le doigt dessus, mais j’ai l’absolue certitude que quelque chose ne va pas. Je me sens plus stressé et plus hésitant que jamais. Maintenant, assis devant mon ordinateur pour écrire après avoir remis toujours au lendemain, je suis pris d’angoisse et du sentiment oppressant que je dois faire attention et bien peser mes mots.

« Quel est votre public cible ? » est la question qu’on me pose toujours. Là-dessous, il y a l’hypothèse que le public cible influencerait mon style d’écriture. Mais est-ce vrai ? Un écrivain pense-t-il vraiment à son public, à le définir, se le représenter, et alors seulement, s’adresser à lui en conséquence ? D’ailleurs, comment fait-on pour définir un public ? Je n’ai pas fait l’armée, et n’ai jamais eu ni cibles ni objectifs. Ou bien, en ce qui me concerne, les gens qui posent cette question ne font-ils qu’en poser une autre, moins politiquement correcte : « Alors, vous écrivez pour les Arabes ou pour les Juifs ? »

Alors, pour qui écris-je ? Le fait que l’hébreu et moi nous soyons mutuellement choisis atteste-t-il automatiquement un certain public cible ?

Qu’écrit-on pour les Juifs ? Suis-je censé être le département des relations publiques chargé des affaires de la minorité arabe d’Israël, ou bien me montrer agressif et menaçant, faire honte à mon public cible et modifier sa façon de penser ? Et qu’écrit-on pour les Arabes ? Des condoléances, des mots qui renforceront leur sentiment d’être des victimes, ou des promesses d’un avenir radieux ?

Quoi qu’il en soit, je me retrouve ces derniers temps à devoir terminer des tâches trop lourdes, dont je ne suis pas persuadé qu’elles ont quelque chose à voir avec l’écriture. Déjà, cela dépasse le sentiment de persécution que j’éprouve depuis toujours. C’est un fait : ils sont après moi. En ce moment même, alors que j’essaie de choisir soigneusement mes mots, je tente en même temps de faire plaisir aux deux types à lunettes noires qui me surveillent par la fenêtre, et aux deux autres types armés de revolvers qui croient que je ne les ai pas remarqués, cachés derrière la porte de mon studio.

Où passe exactement la frontière entre l’écriture et l’opinion politique ? Où est exactement la frontière entre la Palestine et Israël ? Où finit exactement le Palestinien et où commence l’Israélien ?

Excusez-moi une seconde, j’ai un appel. Je dois le prendre, c’est un numéro de l’étranger avec plein de zéros. « L’étranger », cela éveille l’espoir, là-bas, loin des frontières floues, il doit y avoir un refuge prometteur pour la liberté de pensée.

« Bonjour. Monsieur Kashua ? »* demande la voix lointaine.

« Lui-même », réponds-je, empli de joie. La France. J’adore la France. Ils accordent immédiatement le droit de séjour aux artistes, ils ne font aucune difficulté. Je me suis renseigné.

« Bonjour ». La voix passe à un anglais à fort accent français. « Je voulais vous demander si vous veniez au Salon du Livre de Paris cette année ? »

« Bien sûr », répondis-je joyeusement.  » J’ai été invité pour des lectures et des interviews. C’est pour moi une magnifique occasion de me faire mieux connaître en France, et je voudrais vraiment remercier mon éditeur en France, et le ministère français de la culture… » Je me lançai dans un discours, interrompu par une autre question.

« Saviez-vous que plusieurs écrivains boycottent le salon parce qu’Israël fait partie des pays invités ? »

« Non, je ne savais pas. » Je commençai à transpirer.

« Oui », dit le journaliste français. « Et je voulais vous demander : que pensez-vous du boycott ? »

« Le boycott est très bien. Pourvu qu’il y ait encore plus de boycotts de l’entité sioniste. En fait, je pense qu’on devrait enfermer tous les écrivains israéliens dans un hôtel, les mettre sous couvre-feu, boucler leurs œuvres… Mettez-les dans la pire aile de l’hôtel le plus miteux de Paris, empêchez-les de sortir de leur chambre. Et puis, coupez-leur l’électricité. Comme ça, ils auront une petite idée de ce qui se passe à Gaza. »

« Mais vous venez, non ? C’est ce que vous avez dit. »

« Sûrement pas. Je ne savais pas qu’il y avait un boycott. J’adore le boycott. Demandez à mes enfants. Je fonce dans ces cas-là. Si vous me dites qu’il y a un boycott, je m’associe immédiatement, peu importe sur quoi est le boycott, et si c’est un boycott littéraire, raison de plus. »

« Je vois, » dit le Français. « Donc, vous ne pensez pas qu’un événement comme celui-là pourrait représenter une bonne tribune pour parler des problèmes du Moyen-Orient, et que ces rencontres pourraient contribuer à promouvoir la coopération dans la région ? »

« Si, si, vous avez absolument raison », dis-je avec un parfait accent français. « Surtout les auteurs et les écrivains des deux peuples, qui peuvent avoir une influence sur leurs citoyens et lecteurs, chez eux. Le dialogue entre écrivains vaut mieux que le dialogue entre politiciens. Bien sûr, là, j’essaie d’être optimiste, mais ces rencontres sont importantes, absolument. »

« Attendez, je ne suis pas certain de comprendre. » Je pouvais entendre le Français se gratter la tête. « Alors, vous venez ? »

« Bien sûr. »

« Mais vous me disiez il y a une minute que le boycott des écrivains était important ? »

« Oui. Boycotter ces tarés qui ne font que souffler sur les braises du racisme et du nationalisme dans leur pays. Le Salon du Livre en France est une occasion en or pour les intellectuels éclairés de montrer leur mépris pour l’apartheid israélien. »

« Merci, monsieur. »*

« De rien. »

* En français dans le texte.