Ha’aretz, 20 juin 2008

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Traduction : Gérard Eizenberg pour La Paix Maintenant


Même le mot hébreu soigneusement choisi pour désigner la situation nouvelle (regi’a, accalmie) atteste l’état clinique dans laquelle à la fois Israël et le Hamas se retrouvent aujourd’hui. Pas d' »accord provisoire », de « cessez-le-feu » ni de « trêve », termes qu’il est de coutume d’employer entre des armées et des Etats pris dans un conflit ordinaire, mais « accalmie », qui renvoie aux images de cinéma où l’on voit des malades mentaux enragés conduits à l’hôpital psychiatrique. Dans le nid du coucou, quelqu’un a perdu les pédales, a pris un électrochoc ou un tranquillisant et dort maintenant calmement dans sa cellule capitonnée.

Alors que s’intensifiaient les efforts pour ramener le calme, ils ne faisaient que révéler encore plus clairement la folie de la bagarre, où l’un des côtés ne tire que parce qu’il le peut et l’autre ne tire que parce qu’il ne peut pas ne pas tirer, où la souffrance d’un côté est compensée par la satisfaction de voir la souffrance infligée à l’autre. « Victoire » ? Aucun des deux ne saurait dire en quoi elle consisterait.

Pendant des années, Israël, par une attitude qu’on pourrait qualifier de « snobisme sécuritaire », a tenté de se dissocier avec dégoût des organisations terroristes et de leur logique (pour nous) de dingues. Mais, insensiblement, Israël a été happé par cette même sorte de mentalité. Le Hamas et Israël (surtout Israël) parlent de «victoire», non en termes diplomatiques mais machistes. Le vainqueur est celui qui tue le plus, ou qui tue le dernier. Il n’est pas étonnant que, jusqu’au dernier moment, les deux côtés étaient encore engagés dans une bataille qui déterminerait «qui aurait] le dernier mot» (cf. notre [dernier article ), c’est-à-dire qui se débrouillerait pour frapper l’autre plus fort avant de s’effondrer chacun, épuisés, l’un sans paix et l’autre sans Etat.

Pour de nombreuses raisons, logiques et empiriques, les adversaires de cette accalmie ont raison, en particulier quand on tire les leçons du désengagement de Gaza, du renforcement militaire du Hezbollah et de l’oubli volontaire par Israël des mouvements de missiles le long du canal de Suez après la Guerre d’usure [[La « Guerre d’usure » entre Israël et l’Egypte (bombardements réciproques le long du canal de Suez entre 1968 et 1970) est considérée et répertoriée, au moins en Israël, comme une guerre à part entière (ndt).]]. Et pourtant, au-delà de la question pratique consistant à savoir qui (y compris Youval Steinitz lui-même) suivrait le député Steinitz [[Youval Steinitz (Likoud), ancien président de l’influente commission des affaires étrangères et de la défense de la Knesset, est le représentant par excellence de la droite israélienne dure et va-t’en-guerre (ndt).]] et ses copains, qui appellent Israël à « pénétrer dans Gaza », « frapper un coup mortel » et « vaincre le terrorisme », alors qu’eux-mêmes avouent ne pas savoir exactement évaluer ni le coût ni les conséquences de ce qu’ils proposent, nous devons avouer qu’en général, Israël n’agit que quand il n’a pas le choix, ou quand la situation est devenue réellement très grave. Qu’y pouvons-nous ? C’est une faiblesse, si l’on peut dire.

De fait, une guerre d’usure tous azimuts est encore en cours entre Israël et ses ennemis. Et, dans cette guerre, Israël, de par sa nature démocratique et son souci pour la vie de ses citoyens, succombe toujours le premier. Ni les postures martiales ni l’évocation de « dissuasion » en « ayant le dernier mot » ne peuvent dissimuler ce fait. Mais n’est-ce pas en réalité la preuve d’une certaine santé mentale ? Car il faut être véritablement fanatique et fou, comme le Hamas, comme Al-Qaida, pour ne pas sentir l’usure de la guerre, justement, et peut-être ne faut-il pas avoir honte de cette faiblesse qui est la nôtre. Laissons le Hamas avoir le «dernier mot» et déclarons sa victoire dans la boue et l’huile à fusils de Gaza. Israël vivra et prospérera, comme il l’a toujours fait pendant les éclaircies entre deux nuages de guerre.

Ces jours-ci, on dénonce la « faiblesse » et « l’indécision » de nos dirigeants (exactement comme était critiqué leur «esprit de décision» au début de la guerre du Liban), et la dernière mode est de lancer la meute sur Ehoud Barak : de demander ce qui est arrivé à sa fameuse résolution à la hache ; de moquer ses « hésitations », ses « bégaiements » et les « messages peu clairs » qu’il délivre aujourd’hui. Mais, dans la logique complexe et imprévisible du Moyen-Orient, il se peut que cette hésitation et cette prudence constituent la forme de santé mentale aujourd’hui nécessaire, ou possible, chez ceux qui se sentent encore un peu responsabiles de notre sort. Peut-être l’homme a-t-il appris de ses erreurs et de celles des autres. Sans nous laisser emporter par l’enthousiasme (dans la maison de fous du Moyen-Orient, après tout, qui est lucide et modéré le matin peut piquer une crise le soir), il faut reconnaître que cette humilité momentanée a comme un parfum de grâce.

C’est vrai, la logique froide dit d’aller écraser l’ennemi en temps voulu. Mais, comme pour le tango, il faut être deux pour pratiquer la logique. Au Moyen-Orient, il a été prouvé plus d’une fois que la plus logique des décisions pouvait mener à la plus cruelle des surprises.